mercredi 30 août 2023

Nous serons deux pleureuses ! Encore un poème précis de Desbordes-Valmore pointé en référence !

Le précédent article montrait à quel point la première des "Ariettes oubliées" suivait de près le poème "C'est moi !" de Marceline Desbordes-Valmore. La première des "Ariettes oubliées" a été publiée le 18 mai 1872 dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, tandis que Rimbaud est revenu à Paris vers le 7 mai 1872.
Pour des raisons de cheminement de manuscrits datés, il est assez légitime de penser que Rimbaud a composé en avril et au début du mois de mai, en exil et fraîchement de retour à Paris, les poèmes "Comédie de la Soif", "Bonne pensée du matin", "Larme" et "La Rivière de Cassis". Et Verlaine a dû faire découvrir son poème daté de mai 1872 (qui sera la première des neuf "Ariettes oubliées" des Romances sans paroles) avant sa publication le 18 mai. Le poème a peut-être été composé en présence de Rimbaud, mais peu importe. Rimbaud a encore composé trois des quatre "Fêtes de la patience" en mai 1872 : "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Or, la quatrième "Âge d'or" est datée de juin, ce qui dans l'optique d'une composition continue de l'ensemble conforte l'idée que les trois premières "Fêtes de la patience" furent les toutes dernières du mois de mai. Les manuscrits de "Bonne pensée du matin", "Larme", "La Rivière de Cassis" et "Les Déserts de l'amour" se sont retrouvés dans l'ensemble détenu par Forain avec des poèmes en vers première manière, tandis que les quatre "Fêtes de la patience" dans leurs versions manuscrites les plus anciennes et les plus soignées ont circulé entre les mains de Jean Richepin. Or, sur une version moins soignée de "Bannières de mai" et sans doute un peu plus tardive du coup en fait de transcription, version dont le titre varie en "Patience d'un été" Rimbaud a reporté un vers du poème "C'est moi !" : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
La signification est limpide et claire. Rimbaud avait poussé Verlaine à lire toutes les poésies de Marceline Desbordes-Valmore et à la prendre au sérieux, comme il a offert et donc fait découvrir des poésies charmantes de Favart. Le poème publié le 18 mai par Verlaine est donc une réponse à Rimbaud, puisque le poème va comporter une épigraphe de Favart et être la démarcation d'une romance de Desbordes-Valmore, le poème "C'est moi" publié en 1830, sachant que la romance de Desbordes-Valmore est assimilée à une ariette. Et soit Rimbaud a identifié la source d'inspiration, soit Verlaine lui en a fait part, mais il est clair que Rimbaud cite ce vers en réaction au poème publié le 18 mai. Rimbaud cite un vers qu'il trouve beau et qui vaut sans doute prolongement, et du coup l'idée de "vie absente" est à creuser dans le cas de "Bannières de mai" comme dans le cas de "Chanson de la plus haute Tour". Mais, dans la section "Ariettes oubliées" des Romances sans paroles publié en 1874, Verlaine n'a pas daté au cas par cas les neuf compositions, il s'est contenté d'une datation globale des neufs poèmes : "Mai-Juin 1872", ce qui coïncide soit dit en passant avec le chevauchement sur mai et juin des quatre "Fêtes de la patience". Marceline Desbordes-Valmore est de toute évidence derrière trois des premières "Ariettes oubliées" : la première "C'est l'extase langoureuse..." inspirée du poème "C'est moi", la deuxième "Je devine, à travers un murmure,..." sur laquelle je n'ai encore rien dit, mais j'y reviendrai, et la quatrième : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." de laquelle je vais parler dans un instant. Et selon toute vraisemblance, ces trois compositions datent plutôt du mois de mai. Il faut s'empresser d'ajouter que trois autres des "Ariettes oubliées" entrent en résonance avec la poésie valmorienne : la troisième "Il pleure dans mon coeur..." pour son thème, la septième qui s'inspire d'un poème très connu de Musset, mais qui du coup implique des échos avec des poèmes précis de la poétesse douaisienne, ce sur quoi j'aurai encore à revenir, et puis la neuvième avec son épigraphe tirée de Cyrano de Bergerac et sa mort par noyade fantasmée.
Ni Steve Murphy, ni Arnaud Bernadet, ni Olivier Bivort, qui tous trois ont édité le recueil des Romances sans paroles, ni Elleonore Zimmermann qui a analysé les "magies de Verlaine" en un ouvrage de ce titre, n'ont identifié l'influence de Desbordes-Valmore ailleurs qu'en la quatrième ariette. Et c'est pareil pour Fongaro et bien d'autres critiques. L'identification de l'influence de la poétesse douaisienne s'en tient à une remarque de filiation formelle, le recours au vers de onze syllabes avec la césure après la cinquième syllabe, et cela se renforce d'un consensus sur la thématique de l'abandon à la tristesse, avec éventuellement l'idée que ce sont deux "pleureuses", et encore je dois vérifier si ce mot est mentionné comme valmorien par un commentaire du poème de Verlaine.
Cette quatrième ariette fait l'objet de rapprochements importants avec Rimbaud qui est identifié en tant que la deuxième pleureuse à laquelle s'adresse le poème et Rimbaud semble avoir fait écho et réponse à ce poème dans un passage d'Une saison en enfer où la "Vierge folle" s'imagine en couple libre de se promener dans le paradis de la tristesse.
Mais la relation à la poétesse douaisienne devient quelque chose de subreptice et d'anodin à cette aune. Il y a plusieurs poèmes où Marceline emploie le mot "pleureuse", il n'y en a pas tant que ça, mais il y en a un petit nombre. Toutefois, un poème en particulier doit attirer l'attention, le premier poème du dernier recueil publié par Marceline de son vivant, la pièce liminaire du recueil Bouquets et prières.
Voici une citation d'une bonne partie du poème, je vous conseille d'enchaîner avec la lecture du poème suivant "Jours d'été"...
                      A celles qui pleurent

Vous surtout que je plains si vous n'êtes chéries ;
Vous surtout qui souffrez, je vous prends pour mes soeurs :
C'est à vous qu'elles vont, mes lentes rêveries,
Et de mes pleurs chantés les amères douceurs.

Prisonnière en ce livre une âme est contenue :
Ouvrez, lisez : comptez les jours que j'ai soufferts ;
Pleureuses de ce monde où je passe inconnue,
Rêvez sur cette cendre et trempez-y vos fers.

[...]

Si vous n'avez le temps d'écrire aussi vos larmes,
Laissez-les de vos yeux descendre sur ces vers ;
[....]

Pour livrer sa pensée au vent de la parole,
S'il faut avoir perdu quelque peu sa raison,
Qui donne son secret est plus tendre que folle :
Méprise-t-on l'oiseau qui répand sa chanson ?
La suite, prochainement bien sûr !

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