vendredi 25 août 2023

Mai 1872 : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Du côté de Verlaine...

Rimbaud a été éloigné de la capitale des premiers jours de mars aux premiers jours de mai 1872 en gros. Une lettre que Verlaine a voulu envoyer à Rimbaud par l'intermédiaire de Delahaye nous est parvenue et Verlaine y remercie Rimbaud de lui avoir envié une "Ariette oubliée" de Favart, texte et musique. La première des "Ariettes oubliées" écrite en mai 1872 comportera une épigraphe tirée d'une ariette de Favart : "Le vent dans la plaine / Suspend son haleine." Signalons que quelques vers plus loin dans le texte de Favart apparaît le nom "ormeaux", nom d'arbre, de jeune orme, qui figure dans le poème daté de mai 1872 de Rimbaud intitulé "Larme". Avec la mention "colocase", le poème "Larme" invite à aller voir du côté de Victor Hugo et des Orientales sinon directement du côté du texte des Bucoliques de Virgile cité dans la préface du recueil romantique, et avec la mention "Oise", nous sommes invités à ne pas négliger l'idée d'une influence latente de Banville. Mais, "ormeaux" introduit l'idée d'une influence de Favart confortée chronologiquement par l'envoi à Verlaine d'une ariette et par l'épigraphe d'une première "ariette" composée par Verlaine en mai 1872. Hugo, Banville et Favart sont trois des grands candidats en tant que sources d'inspiration au poème "Larme" de Rimbaud. Mais, le poème "Larme" est en vers de onze syllabes. Il faudrait passer en revue tous les traités de versification parus au dix-neuvième siècle, Quicherat, etc., pour repérer les modèles célébrés comme auteurs de poèmes en vers de onze syllabes. Il va de soi que le petit traité de Banville a une importance dans le débat, puisque le poète en vue parmi les parnassiens fait une revue des différentes mesures.
Curieusement, dans son traité, Banville a donné un extrait de poème en vers de onze syllabes non référencé et visiblement personnel. Ce traité était tout récent au début de l'année 1872. C'est précisément en mai 1872, au vu des poèmes datés du recueil Romances sans paroles, que Verlaine s'est mis à composer des poèmes en vers de neuf syllabes, soit avec une césure après la troisième syllabe, soit avec une césure après la quatrième syllabe, et des vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Pour les vers de neuf syllabes, Verlaine ne respecte aucun des deux modèles de Banville, lequel s'est d'ailleurs trompé dans la découpe des vers de neuf syllabes d'Eugène Scribe. Pour le vers de onze syllabes, il a suivi le modèle prôné par Banville, mais aussi celui suivi par Marceline Desbordes-Valmore dans deux poèmes de son recueil Poésies inédites. Le modèle remonte à Ronsard auteur d'odes saphiques, bien qu'il ne soit cité ni par Verlaine, ni par Banville à un quelconque moment.
Dans ses Poètes maudits, Verlaine a consacré une notice à Desbordes-Valmore et il a souligné que c'était Rimbaud qui l'avait forcé à prêter attention à la poétesse, et Verlaine souligne alors que la poétesse avait usé de mesures inhabituelles en poésies, il s'agissait du vers de onze syllabes dans deux poèmes de la section "Famille" : "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste". Et dans le lot de poèmes cités par Verlaine dans sa notice, les poèmes du recueil posthume prédominent nettement alors même que de son vivant Desbordes-Valmore a publié plusieurs recueils. Précisons que en écrivant sa notice des Poètes maudits Verlaine n'anticipe pas que les érudits du vingtième siècle exhiberont auprès du grand public les leçons des manuscrits et notamment la transcription par Rimbaud d'un vers de Desbordes-Valmore au dos d'un poème personnel composé en mai 1872 "Patience d'un été", version alternative du poème "Bannières de mai". Nous avons donc une preuve a posteriori de l'intérêt de Rimbaud pour Desbordes-Valmore. Il faut ajouter que Rimbaud est au centre du projet des Poètes maudits et que même s'il ne faut pas donner à cela un tour systématique il n'est pas interdit de penser qu'en écrivant une notice sur Desbordes-Valmore Verlaine prépare le terrain aux lecteurs pour qu'ils puissent mieux appréhender les fameux poèmes de 1872 quand Rimbaud vire de bord et fait dans l'exprès trop simple.
Soulignons que le premier poème en vers de onze syllabes de Rimbaud connu est daté de mai 1872, "Larme", auquel associer le poème sur plusieurs mesures "La Rivière de Cassis", et que le premier poème en vers de onze syllabes de Verlaine connu est la quatrième des "Ariettes oubliées", "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." où, au-delà de la lecture du traité de Banville, la référence aux vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore est rendu indiscutable par la mention "pleureuses" à la rime, le mot "pleureuse" étant employé à quelques reprises en ses poèmes par l'autrice de recueils tristes dont l'un porte simplement le titre Pleurs. Cela se joue le même mois, il est donc évident que "Larme" fait aussi référence aux vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore quand bien même il n'en reprend pas la césure, et le traité de Banville doit lui aussi être pris en considération dans l'affaire.
Mais, il existe une énigme, Rimbaud a pu dater de mai 1872 des poèmes commencés en avril ou carrément finis en avril. On sait qu'il se permet ce genre de flottement comme l'attestent nettement les deux versions manuscrites connues du poème "Sensation", daté tantôt de mars, tantôt de mai 1870. Il y a trop de poèmes datés de mai 1872 par Rimbaud. La "Comédie de la soif" a pu être composée en grande partie en avril et terminée en mai. Toutefois, à la limite, peu importe pour l'instant que "Larme", "La Rivière de Cassis" ou "Bonne pensée du matin" aient été composés avant le retour à Paris ou un peu après. Dès le début du mois de mai, Verlaine a fait paraître dans La Renaissance littéraire et artistique une première "ariette oubliée", ce qui veut dire que la composition s'est essentiellement faite en l'absence de Rimbaud, mais à l'évidence sous l'influence de leur correspondance mutuelle inconnue dont la lettre citée plus haut offre un trop sommaire aperçu.
Et c'est là que ça devient intéressant. Rimbaud a forcé Verlaine à lire tout Desbordes-Valmore, mais la lettre citée plus haut nous révèlke que Rimbaud a aussi fait découvrir les textes de Favart à Verlaine. Verlaine a sans doute été moins réticent, mais Desbordes-Valmore était une actrice qui pouvait jouer des pièces de Favart, une actrice qui a joué au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, tout comme Favart, et le poème "Juillet" parle du "Kiosque de la Folle par affection" et donc de Favart. On a une raison intime de Rimbaud et Verlaine de célébrer les théâtres du parc royal de Bruxelles, Vauxhall et théâtre de la Monnaie, en juillet 1872, puisque cela se joue précisément au moment où il compose des poésies inspirées de Favart et Desbordes-Valmore.
Rimbaud a écrit le vers de la poétesse au dos de son poème "Patience d'un été" l'une des quatre "Fêtes de la patience" qu'on soupçonne des compositions de la fin du mois de mai, postérieures donc à plusieurs des "Ariettes oubliées", sachant que la dernière des "Fêtes de la patience" "Âge d'or" est datée de juin. Le poème "C'est moi" d'où est tirée l'épigraphe : "Prends-y garde, ô ma vie absente! " peut être à bon droit envisager comme source d'inspiration aux "Fêtes de la patience", et notamment à "Bannières de mai" et "Chanson de la plus haute Tour". Il existe d'ailleurs un poème valmorien pour prier Notre-dame-d'Amour en sizains qui a de quoi faire écho au propos rimbaldien : "Est-ce que l'on prie / La Vierge Marie ?" et la rime "vie"/"asservie" est fréquente également sous la plume de Desbordes-Valmore, terme "vie" qui invite à méditer la notion d'absence. Et on peut aller plus loin dans les échos, qu'on les considère comme involontaires ou non.
Mais l'intérêt d'un tel indice, c'est qu'en réalité la citation faite par Rimbaud ne doit pas seulement devenir le début d'une enquête chronologique sur les poèmes de Rimbaud influencés par la poétesse douaisienne, mais c'est aussi le début d'une enquête possible du côté de Verlaine comme l'a déjà confirmé la quatrième ariette avec ses vers de onze syllabes et ses pleureuses à la rime. Et l'astuce suprême, c'est qu'en fait il faut prendre la chronologie à rebours, puisqu'en citant ce vers Rimbaud dévoile la source valmorienne d'un poème que Verlaine n'allait pas bientôt écrire, mais qu'il venait fraîchement de composer et publier, la première des "Ariettes oubliées".
Citons le poème de Desbordes-Valmore qui appartient à une section "Romances" de son recueil de 1830, puis le poème de Verlaine, ce sera dans la version du recueil de 1874 et non dans la version  peu différente de La Renaissance littéraire et artistique.

***

          C'est moi

   Si ta marche attristée
   S'égare au fond d'un bois,
   Dans la feuille agitée
   Reconnais-tu ma voix ?
Et dans la fontaine argentée,
Crois-tu me voir quand tu te vois ?

   Qu'une rose s'effeuille,
   En roulant sur tes pas,
   Si ta pitié la cueille,
   Dis ! ne me plains-tu pas ?
Et de ton sein, qui la recueille,
Mon nom s'exhale-t-il tout bas ?

   Qu'un léger bruit s'éveille,
   T'annonce-t-il mes voeux
   Et si la jeune abeille
   Passe devant tes yeux,
N'entends-tu rien à ton oreille ?
N'entends-tu pas ce que je veux ?

   La feuille frémissante,
   L'eau qui parle en courant,
   La rose languissante,
   Qui te cherche en mourant ;
Prends-y garde, ô ma vie absente !
C'est moi qui t'appelle en pleurant.

***

C'est l'extase langoureuse,
C'est la fatigue amoureuse,
C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises,
C'est, vers les ramures grises,
Le choeur des petites voix.

Ô le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre, 
Cela ressemble au cri doux
Que l'herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l'eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s'exhale l'humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?
Il va de soi que je pourrais citer en renfort d'autres extraits de la poétesse et si ce lien entre les deux poèmes m'avait bêtement échappé jusqu'à présent j'avais déjà à plus d'une reprise souligné que le poème de Verlaine avec cette communion de frissons et de langage entre la Nature et les êtres aimants relevait d'une métaphysique romantique qu'on peut même dire clichéique.
Je songe notamment au poème "L'Arbrisseau" qui ouvre le recueil de 1830 et dont la césure sur le déterminant "leur" pour souligner un "impénétrable ombrage" permet de songer à la métrique particulière et aussi aux thèmes de "Tête de faune" composé vers février-mars 1872 par Rimbaud visiblement. Je songe beaucoup et souvent au poème "Mémoire" en lisant les pièces de Desbordes-Valmore, mais ici la confrontation des deux poèmes permet de s'en tenir à une convergence plus qu'évidente. Le "C'est moi" devient "C'est la nôtre", puis "La mienne (...) et la tienne". L'incise "dis" passe aussi d'un poème à l'autre. La conjugaison "exhale" au sein d'une phrase interrogative ponctuée par un "tout bas" se pratique dans l'un et l'autre poème, sachant que le verbe "exhaler" revient dans d'autres poésies valmoriennes. Nous passons de "la feuille agitée" à "l'herbe agitée". Nous passons de l'indentification d'une seule voix à celle d'un ensemble de petites voix. Nous avons dans les deux cas l'idée d'un cours d'eau qui exprime une voix en harmonie avec les voix qui résonnent en souvenirs à l'intérieur du poème, et je vous invite à nouveau à lire plein de poèmes valmoriens, dont toujours "L'Arbrisseau" ou certains intitulés "Souvenir" et d'autres encore pour vraiment vous pénétrer de la logique des poèmes ici comparés. Appréciez aussi l'écho de rime par suffixe affecté de "feuille frémissante" à "plainte dormante" et doublez cela du rapprochement entre "un léger bruit s'éveille" (Valmore) et "plainte dormante" (Verlaine). Verlaine dans une autre ariette inspirée de Desbordes-Valmore parle d'une identification d'un couple de voix (du modèle la mienne et la tienne, n'est-ce pas ?) en "pleureuses" et le poème valmorien "C'est moi" se clôt sur le gérondif "en pleurant".
Après autant de rapprochements avez-vous encore des doutes sur la filiation entre les deux poèmes ? Si oui, la poésie n'est pas une occupation faite pour vous, passez à autre chose.

4 commentaires:

  1. Pour confirmer la valeur historique de ce qui est écrit plus haut. Je cite les notes au poème d'Arnaud Bernadet dans son édition de 2018 revue et corrigée en Garnier-Flammarion des Romances sans paroles : "A la lisière du silence et du chuchotement, cette oralité d'un type inédit en poésie est solidaire de la visualité, une ponctuation de page sensible à l'espacement et aux blancs." Phrase formulée pour l'ensemble de la section des "Ariettes oubliées" et qui sent sont artificialité derrière le vague des termes abstraits : "oralité" et "visualité". Le caractère inédit qui implique en particulier la première ariette est fortement remis en cause par la révélation de la source d'inspiration. Bernadet balance une information intéressante quand il rappelle que les vaudevilles furent longtemps nommés "comédies à ariettes", puisque Michel et Christine a un titre de vaudeville de Scribe et qu'à cause du traité de Banville Scribe est avec Desbordes-Valmore l'un des modèles de Verlaine pour l'emploi des mètres rares de neuf et onze syllabes dans ses "Ariettes oubliées".
    Pas un mot sur la poétesse à propos de la première ariette, seulement sur l'épigraphe de Favart.
    Pour la 4e ariette, Bernadet évoque l'influence métrique de Desbordes-Valmore, mais au conditionnel : "Verlaine y aurait eu recours, sous l'influence de la poétesse..."
    Voilà, l'article ci-dessus, c'est de l'inédit.

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    1. On pourrait avec mauvaise foi répliquer que cet article intéresse la recherche verlainienne et non rimbaldienne, puisque le poème de Desbordes-Valmore est la source d'inspiration d'un poème de Verlaine. Non ! C'est l'espèce de partenariat entre Rimbaud et Verlaine à l'époque que permet d'envisager cette révélation, et c'est pour ça que je me suis procuré le livre d'Elléonore Zimmermann Magies de Verlaine que j'avais déjà consulté à Toulouse. Qu'ont dit les critiques avant moi de ce que j'appelle vite fait ici un "partenariat" ?
      L'autre point, très rimbaldien, de cette enquête, c'est que nous avons une citation par Rimbaud, alors j'ignore pourquoi en 2001 deux chercheurs ont en même temps publié un article pour identifier l'autrice de la citation, alors que Georges Zayed il me semble avait cité Desbordes-Valmore et ce vers dans son livre La Formation littéraire de Verlaine. Hélas, je n'en ai plus la moindre photocopie. Mais peu importe, en 2001, hyper tard, les rimbaldiens découvrent que le vers n'est pas de Rimbaud, mais de la poétesse douaisienne, et voilà qu'au lieu de déboucher sur une révélation d'une source à un ou plusieurs poèmes de Rimbaud nous tombons sur une source à un poème de Verlaine et que nous découvrons toute la subtilité de la transcription rimbaldienne qui cite un vers du poème ayant inspiré la création de Verlaine publiée le 18 mai, très près donc de la création de "Patience d'un été" (ou Bannières de mai).
      On constate que les verlainiens et rimbaldiens n'ont aucunement cherché à explorer la poésie de Desbordes-Valmore, ni Bobillot, ni Murphy, ni Bernadet. Moi, je la lisais quand même, on sait sur ce blog que j'ai dit que Desbordes-Valmore allait de pair avec Favart pour ce qui est de la manière de Rimbaud au printemps et à l'été 1872 (en été si vous préférez la correctio), et là on a une preuve accablante, et cela a des implications pour le vers de onze syllabes, pour "Larme", pour "Michel et Christine", pour "Mémoire", pour "Chanson de la plus haute Tour", pour "Âge d'or", pour "Bannière de mai", pour "Juillet". L'article ci-dessus, c'est un détonateur !

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  2. Alors, à votre avis, quel poème valmorien vais-je prochainement exhiber en source à la quatrième des "Ariettes oubliées" ?

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    1. Au fait, vous êtes au courant que le premier décasyllabe de chanson avec deux hémistiches de cinq syllabes du dix-neuvième siècle n'est pas de Musset, mais de Desbordes-Valmore ?

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