Prenons la température à partir d'une publication récente qui en principe fait un sort à la recherche rimbaldienne.
Dans le Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier, l'entrée consacrée à Marceline Desbordes-Valmore tient presque en une colonne et cinq lignes de textes, la deuxième colonne étant dominée par les références bibliographiques. L'article commence au bas de la première colonne de la page 228 et se termine à la troisième ligne de la première colonne de la page 229. Les références bibliographiques tiennent sur une moitié de cette première colonne de la page 229. Et les références bibliographiques ne sont en réalité qu'au nombre de trois, un article d'Olivier Bivort qui a identifié le vers de Marceline Desbordes-Valmore transcrit par Rimbaud sur un de ses manuscrits, un article d'Adrien Cavallaro, l'un des directeurs du dictionnaire, et un article de Michel Murat. Cette entrée est due à la plume de Jean-Pierre Bobillot et cela se ressent vu la prédominance du questionnement sur la métrique des vers de onze syllabes.
Bobillot commence par rappeler un point capital. C'est grâce au témoignage écrit de Verlaine dans ses Poètes maudits que nous avons connaissance de l'intérêt prononcé de Rimbaud pour les poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Cité par Bobillot, Verlaine le dit explicitement : Rimbaud l'a forcé à lire toute la poésie de Desbordes-Valmore et à ne pas la considérer comme une poétesse ayant de temps en temps un agrément. Il est assez sensible que Verlaine partageait une forte misogynie instinctive en vigueur à son époque. George Sand en a quelque peu fait les frais et il est clair que Verlaine avait un préjugé envers ce qu'il nommait un "fatras avec des beautés dedans". Misogyne également, Baudelaire avait toutefois dit du bien de la poétesse, dont il faut rappeler que le premier recueil paru en 1819 en fait une figure poétique de la toute première génération romantique avec Lamartine, Hugo et Vigny. Elle a publié des recueils dans la décennie 1830 également, et en disant cela je songe à des influences possibles de la poétesse sur la composition de certaines des Contemplations de Victor Hugo qui ne parurent qu'en 1856.
Toutefois, tout en citant ce point de vue significatif de Verlaine qui montre que Rimbaud allait à contre-courant des réticences de son époque en admirant aussi sincèrement l'œuvre de la poétesse, Bobillot se lance malheureusement dans une réserve sceptique sarcastique peu compréhensible. Bobillot torpille un avis péremptoire et gratuit de Jacques Borel qui prétend que c'est à Londres en 1873 que Rimbaud a forcé Verlaine à lire tout Marceline Desbordes-Valmore. A ce sujet, il suffit de rappeler qu'il était plus facile de convaincre Verlaine en France, notamment à Paris, là où il était loisible de se procurer les recueils de la poétesse. Et les plus malins d'entre vous entreverront déjà la réponse que je vais faire dans mon prochain article. Bobillot n'en fait rien, et il signale à l'attention que la lettre à Demeny ne cite pas une fois Desbordes-Valmore le 15 mai 1871, comme si cela pouvait contrebalancer l'affirmation écrite de Verlaine. Mais le plus drôle, c'esty que Bobillot qui a employé à la deuxième ligne de sa notice la périphrase "poétesse douaisienne", précise que Demeny est un "poète douaisien lui aussi". En clair, en allant à Douai en 187, Rimbaud a eu tout le loisir d'entendre parler des sommités littéraires locales : Desbordes-Valmore et aussi Mario Proth l'inventeur de "abracadabrantesques" dans une revue panoramique de la littérature française. Le mot "abracadabrantesques" est comme par hasard dans la lettre du 13 mai à Izambard et le sera dans celle du 10 juin à Demeny avec les versions du poème "Le Cœur supplicié" / "Le Cœur du pitre". Et si Rimbaud ne cite pas la poétesse, c'est peut-être qu'il n'a pas envie d'ouvrir une porte complaisante par laquelle Demeny pourrait s'engouffrer, sans compter que la revue des poètes faite à Demeny n'a pas affiché un parti pris d'exhaustivité. Desbordes-Valmore, Vigny, Nerval, Sainte-Beuve, Glatigny, Mallarmé, il manque du monde, même parmi ceux qui publiaient dans les livraisons du Parnasse contemporain.
Bobillot veut croire que Rimbaud n'aurait découvert la poétesse que tardivement, mais cela cadre mal avec les données biographiques puisqu'il est clair que Rimbaud s'il a fait découvrir Desbordes-Valmore à Verlaine l'a lue quand il n'était pas constamment en sa compagnie. En tout cas, au dos du manuscrit de "Patience d'un été", Rimbaud a transcrit un vers de Marceline Desbordes-Valmore : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Pendant longtemps, on a cru qu'il s'agissait d'un vers inédit de Rimbaud laissé en plan et appartenant à on ne sait quel poème inconnu, avant qu'au tournant du nouveau millénaire deux articles indépendants d'Olivier Bivort et Lucien Chovet ne précisent que ce vers appartenait à un poème de la poétesse douaisienne. Il faudrait vérifier ce que dit Georges Zayed dans son livre La Formation littéraire de Verlaine, car il me semble que dans cet ouvrage on a la citation de ce vers en tant qu'il était de Desbordes-Valmore. Malheureusement, je n'ai plus accès à cet ouvrage, et en tout cas pour les rimbaldiens l'identification de la source date donc de 2001 environ. Bobillot n'a même pas daigné citer le titre du poème, ni le localiser dans un recueil. Ce poème s'intitule "C'est moi", et dans mon prochain article on va en parler de ce titre comme on va se pencher sur son contenu... Et ce poème "C'est moi" fait également partie d'une section de "romances".
Alors, on peut consulter les articles de Wikipédia sur la poétesse et sur le recueil Romances sans paroles et se dire que l'influence de Desbordes-Valmore sur la composition des Romances sans paroles c'est une affaire entendue, mais à y regarder de près l'idée d'influence se limite à considérer que Verlaine a repris le vers de onze syllabes à Desbordes-Valmore avec la césure après la cinquième syllabe, en développant un thème triste. En réalité, l'influence va bien au-delà. C'est tellement énorme que je me dis que je ne peux pas être le premier à l'avoir vu, mais, peu importe, d'ici quelques jours je vais faire la mise au point, il me reste à consulter ce que peut dire Steve Murphy dans son ouvrage critique sur Romances sans paroles, à propos au moins de la première des "Ariettes oubliées". Je vais faire les choses bien et à fond, je vais bien poser les choses, et je vais aussi beaucoup travailler sur les données chronologiques, ce qui répondra aux atermoiements de Bobillot qui a manqué d'identifier que si Rimbaud ne découvre pas la poétesse tardivement il s'y intéressé tout particulièrement au printemps 1872, et c'est évidemment à ce moment-là qu'il a forcé Verlaine à la lire ainsi qu'il l'a amené à lire des ariettes de Favart, et vous imaginez que du coup on a bien, comme je l'ai déjà évoqué sur ce blog, un couple d'auteurs Favart et Desbordes-Valmore qui a une forte valeur de patron poétique pour ce qui concerne la poétique des vers particuliers de Rimbaud au printemps et à l'été 1872.
Je vous en dis beaucoup trop déjà, mais j'ai encore des petits points précis qui vont venir. Dites-vous qu'il y en aura encore dans ce que je vais écrire la prochaine fois.
Dans la suite de sa brève notice, Bobillot se maintient pour sa part dans un rejet ironique reprochant des "qualités peu rimbaldiennes" à la poétesse douaisienne. Il cite un avis de Sainte-Beuve qui peut servir de manière péjorative : "toujours souffrir, chanter toujours !" dont on aurait aimé avoir la source, d'autant qu'en-dehors de ses Cours Sainte-Beuve semble avoir écrit un livre publié à titre posthume sur Desbordes-Valmore. Sainte-Beuve est mort en 1869 et son livre sur la poétesse date de 1870, ce qui nous rapproche évidemment de la période d'activité littéraire de Rimbaud. Bobillot manque complètement de citer Verlaine qui parle d'un compère poète ayant viré de bord, et se complaisant dans le naïf et l'exprès trop-simple. Encore une fois, je dénonce une entrée du Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, Cavallaro et Frémy, qui est entièrement à refaire. Je laisse à Murphy, Reboul et autres chroniqueurs de la revue Parade sauvage le soin de nous expliquer les louanges qu'ils servent ou soutiennent en faveur d'un dictionnaire décidément aussi contestable.
Et Bobillot termine sa recension par le cas du vers de onze syllabes, mais pour souligner que Rimbaud n'a pas appliqué la césure de la poétesse, ce qui, chez les métriciens, signifie que le vers de Rimbaud n'a rien du tout à voir avec celui de Desbordes-Valmore. Evidemment, il ne faut pas conclure aussi vite. Oui, Rimbaud n'a pas repris la césure après la cinquième syllabe, mais il a utilisé la longueur du vers de onze syllabes à partir de mai 1872, ce qui, oh j'anticipe sur mon prochain article, nous renvoie à la composition de la première des "Ariettes oubliées" et aussi quelque peu à la composition de la cinquième, ce qui nous renvoie aussi à la composition de "Patience d'un été". Les convergences sont élevées. Rimbaud a composé deux poèmes en vers de onze syllabes qu'il a datés de mai 1872, les deux autres poèmes en vers de onze syllabes sont postérieurs : "Est-elle almée ?" en juillet et "Michel et Christine" en juillet sinon plus probablement août 1872. Un poème s'intitule "La Rivière de Cassis" et l'autre en quatrains s'intitule carrément "Larme", un titre valmorien s'il en est.
Peut-être qu'il ne faut pas se contenter de comparer "Larme" superficiellement aux deux poèmes en vers de onze syllabes connus de la part de Marceline, peut-être qu'il faut aller plus loin dans les comparaisons, s'intéresser aux thèmes, à la poétiques, aux poèmes voisins des prestations hendécasyllabiques. Voilà ce que je vais étudier dans mon prochain article à venir.
Tadadam !
Allez, pour les impatients, quelques bonus qui seront repris dans les articles à venir, car je vais en faire un sur Verlaine puis un sur Rimbaud : il y a de la matière.
RépondreSupprimerDans Les Poètes maudits, Verlaine offre une étude sur Desbordes-Valmore en saluant Rimbaud de l'avoir invité à ne pas la prendre pour une quiche. Mais le choix des poèmes est significatif. Verlaine cite les deux premiers poèmes du recueil des Poésies inédites de 1860, l'ensemble appelé "Poésies posthumes" dans l'édition intégrale de l'oeuvre poétique de Marceline par Marc Bertrand, et il cite aussi en particulier les poèmes de la section "Famille", la deuxième section du recueil de mémoire (ça peut être vite vérifié sur Wikisource, ordre des poèmes pareil que la section "Poésies posthumes" de Marc Bertrand). On notera l'écho possible avec le titre "Famille maudite", section "Famille" d'un côté et titre verlainien "Les Poètes maudits" se croisent. Et la mémoire inspirée par les cours d'eau avec mention du nom "mémoire" cela se rencontre aussi dans les poésies valmoriennes.
Pire, les deux poèmes en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore sont tous les deux dans la même section "Famille" des Poésies inédites de 1860 : "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste". Le fait de boire au cours d'eau est dans ce dernier poème. L'intermittence concept non étranger quelque peu à "Larme" aussi. Le poème "La Fileuse et l'enfant" est précédé par le poème au titre "Loin du monde". Verlaine finit son article par la mention in extenso du poème "Les Sanglots", la poétesse ayant aussi publier de son vivant un recueil intitulé Les Pleurs. Dans son étude de Larme au début des années 1990, Bernard Meyer évoque comme tout le monde l'hendécasyllabe valmorien précurseur pour Verlaine et Rimbaud, mais cite aussi Bobillot qui soulignait déjà que la césure n'est pas là. Et à propos de larmes Meyer au lieu de citer la douaisienne cite à tout hasard des titres de Pétrus Borel... A propos de "Famille maudite", soulignons que le sel des larmes est aussi un motif valmorien à l'occasion. Le titre "La Rivière de Cassis" ressemble quelque peu à des titres valmoriens : "Un ruisseau de la Scarpe", "La Vallée de la Scarpe", sinon "Une ruelle de Flandre", deux de ces trois titres étant dans la section "Famille".
J'attends une livraison de Magies de Verlaine d'Elléonore Zimmermann. Les articles attendront donc un peu que je sois bien au point.