mardi 4 janvier 2022

Réglage de consonnes ? Une énigme entre "Voyelles" et "Alchimie du verbe"

Dans le sonnet "Voyelles", Rimbaud dessine un parcours alphabétique limité aux voyelles avec une redistribution permettant de dégager l'idée d'un début et d'une fin, de l'alpha à l'oméga. Le A est un signe confondu à l'idée d'alpha. Pour le O et l'Oméga, une petite manipulation est nécessaire.
Rappelons par ailleurs que Cabaner a imité le projet de "Voyelles" et dans son "Sonnet des sept nombres" il a reconduit l'idée de totalité à partir de l'idée de gamme impliquant le dénombrement de sept éléments primordiaux.
Si nous nous en tenons au seul sonnet "Voyelles", nous avons l'idée d'une totalité autour de cinq éléments primordiaux. Les voyelles sont moins des voyelles que des couleurs quelque part : le noir est le A d'un alphabet des couleurs primordiales et ainsi de suite. Si vous trouvez que ma conclusion brusque vos habitudes de lecture du sonnet, on peut en rester si vous le souhaitez à l'idée de cinq relations bijectives. Mais, dans tous les cas, on a un système a cinq entrées, et le jeu du vers au vers 14 est de mieux cerner chaque entrée au plan symbolique. Que représente le A noir, que représente le E blanc, et ainsi de suite ? Et j'ai donné la clef symbolique pour chacune de ces cinq voyelles, en sachant que les antécédents de Collier, Chadwick ou d'autres rimbaldiens ont été récusées. Le A noir et le E blanc ne sont pas l'absence de vie, le A noir n'est pas répugnant dans ce poème de célébration. Le A est une matrice dans le pourrissement, la vie recommence là où elle se défait. Le E est la grâce d'un contact de l'enveloppe de nos êtres avec la lumière du jour, le I est l'idée de notre sang qui rend en retour au monde de lumière, le vert est l'organisation cyclique stabilisatrice de la Nature et le O est un dernier plan où l'humain reconquiert les cieux comme il est défini en tant que programme dans "Credo in unam".
Enfin, à la seule lecture du sonnet "Voyelles", nous comprenons que le poète a découvert un alphabet qui n'est pas sa création. Le poète prétend nous révéler l'ordre divin du monde. L'expérience de voyant n'est pas créatrice, mais révélatrice ! Et les voyelles-couleurs sont l'expression du Verbe divin, sur le modèle johannique "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu !" Modèle repris à plusieurs reprises par Hugo dans ses poèmes.
Je ne vais pas en dire plus sur le sérieux ou non du sonnet "Voyelles" pour l'instant. Passons directement à ce que est dit autour de ce sonnet dans "Alchimie du verbe".
Dans "Alchimie du verbe", Rimbaud commente, mais sur un mode fictionnel, la création du sonnet "Voyelles". Il déclare avoir "inventé la couleur des voyelles", mais il faut bien comprendre qu'il y a un hiatus entre le discours en prose tenu dans "Alchimie du verbe" et le discours tenu par le poète dans les vers de "Voyelles". Pour le dire autrement, c'est un peu comme si Rimbaud disait prosaïquement qu'il a inventé les cinq couleurs des cinq voyelles en les choisissant lui-même pour créer un poème où il dit que ces cinq couleurs pour les cinq voyelles sont une réalité qui ne dépend pas de lui, mais de l'ordre divin du monde. En clair, "Voyelles" parle des cinq voyelles-couleurs en tant qu'éléments du Verbe divin, tandis que "Alchimie du verbe" parle des cinq voyelles-couleurs en tant qu'élements mis au point par le poète avec beaucoup de conviction pour créer un "verbe poétique accessible un jour ou l'autre à tous les sens". On peut mettre en relation le Verbe divin et le verbe poétique auquel Rimbaud prétend, mais il convient de ne pas aller trop vite en besogne, et puis laissons cela en suspens, car je vais soulever un autre problème.
Poursuivons quelque peu au sujet des voyelles. Rimbaud n'en mentionne que cinq, il n'a pas fait état du Y. Mais oublions le cas particulier du Y. Les cinq voyelles A, E, I, U et O viennent de l'alphabet latin, alphabet qui a été repris dans plusieurs langues, moyennant parfois quelques adaptations. Or, en latin, effectivement, il n'y avait que cinq voyelles A, E, I, O, U. Passons sur le fait que la prononciation n'était pas la même pour le "U", voire pour le "E". Ce que je veux faire remarquer, c'est que l'alphabet latin est un système lacunaire par rapport à la langue française, langue pour laquelle il a fallu inventer des solutions pour transcrire plusieurs autres phonèmes vocaliques apparus au cours de son évolution. Et cela vaut pour d'autres langues romanes ou non (anglais, etc.). Ce que je pointe du doigt, c'est le caractère résolument contingent, aléatoire, de ce dénombrement de cinq voyelles graphiques dans l'alphabet utilisé par la langue française. Il n'y a aucune science derrière cela. L'histoire aurait pu faire qu'il y ait plus de voyelles, l'histoire a même fait qu'il y a six voyelles en réalité en français à cause du "Y". Rimbaud a exploité un système aléatoire qui offrait, et ce nombre même est aléatoire, cinq éléments voyelles nets (par exclusion du Y comme cas limite). Par conséquent, le poème de Rimbaud ne saurait être la découverte d'une vérité universelle intangible. Il y a forcément aussi dans les cinq symboles auxquels Rimbaud parvient une nature créatrice contingente. Rimbaud a réparti finement cinq grandes idées sur le monde qui lui semble s'harmoniser pour exprimer une pensée métaphysique profonde. On ne peut pas dire : "Regardez ! Rimbaud a réussi à trouver les cinq éléments derrière les cinq voyelles !" Cela n'a aucun sens !
Il va de soi qu'il y a une gratuité dans la magnifique combinatoire si parfaitement orchestrée du sonnet "Voyelles". C'est un jeu intellectuel qui dit quelque chose de profond mais qui a un habillage aléatoire ludique savamment pensée. En ce sens, le décalage en prose dans "Alchimie du verbe" pourrait avoir du sens : "J'ai inventé la couleur des voyelles !" Mais, en réalité, les lecteurs font souvent comme si "J'ai inventé la couleur des voyelles" était sur le même plan que le propos tenu par le poète au vers 2 de "Voyelles" : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes [....]" Non, je le répète, le "Je" qui parle au sein des vers de "Voyelles" ne dit pas du tout qu'il a inventé les couleurs, il dit qu'il les admet tels. Mais il y a d'autres problèmes qu'il convient de signaler à l'attention. Quand l'auteur d'Une saison en enfer dit : "J'ai inventé la couleur des voyelles", le lecteur pense non aux cinq signes graphiques, mais aux phonèmes. Or, c'est une anomalie de raisonnement, puisqu'il y a beaucoup plus que cinq voyelles phonèmes en français et que seules les cinq voyelles graphiques ont été colorisées dans "Voyelles" de toute façon. On me dira que cela on le sait déjà et tout un chacun dira que pour sa part il ne commet pas cette bévue ni en lisant le sonnet, ni en lisant "Alchimie du verbe". Or, c'est là qu'il y a un vrai problème avec la suite du texte en prose de "Alchimie du verbe", puisqu'après avoir annoncé qu'il avait peint les cinq voyelles de cinq couleurs le poète nous dit : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne". Si on prend cette assertion au pied de la lettre, cela voudrait dire que les consonnes sont des parures, des moyens de sertir les cinq couleurs dans un poème, et cela voudrait dire aussi que Rimbaud ne parlant pas des phonèmes mais des lettres parle des consonnes non en tant que phonèmes mais en tant que lettres, et Rimbaud nous expliquerait avoir réglé une distribution orthographique. La distorsion va plus loin. Les voyelles correspondent aux cinq couleurs fondamentales, tandis que les consonnes n'ont aucune caractérisation individuelle. Une opposition des lettres est factice : sur quelle base opposer les lettres voyelles prononcées ou non qui seraient des couleurs et les consonnes prononcées ou non qui seraient des éléments susceptibles d'avoir une forme et un mouvement. Puis, au sein du poème en vers, le poète s'il règle la forme et le mouvement des consonnes règle nécessairement aussi la distribution des voyelles. Distribuer les consonnes supposent un remplissage de syllabes où il y a au moins par définition une voyelle, puisque dans toute syllabe, sauf cas particulier du genre "Psstt"! où le "s" tonique fait office de voyelle, il y aura un phonème voyelle. Toute syllabe est conçue autour d'une voyelle phonème en principe. Mais, si les voyelles sont cinq couleurs même pas phonèmes, le texte en prose de Rimbaud est foncièrement étrange qui apparie des éléments que lui-même Rimbaud n'a pas tout à fait mis sur un même plan : d'un côté cinq couleurs alphabétiques, de l'autre des consonnes tirées d'un alphabet mais pour produire des énoncés cette fois. Les voyelles auraient une couleur indépendante du réglage, tandis que les consonnes subiraient un réglage. Et le sentiment d'anomalie s'aggrave avec l'idée des "rhythmes instinctifs" puisqu'à partir du moment où la forme et le mouvement de chaque consonne a été réglé autour d'une distribution de voyelles que peuvent être ces rythmes instinctifs ?
Je considère que la vérité du texte en prose dans "Alchimie du verbe" est métaphorique. Les voyelles représentent des couleurs symbolisant cinq valeurs importantes qui se combinent entre elles pour former toute vision expressive, mais cette combinatoire repose sur un enjeu de mise en forme et de mouvement qui suppose le recours à un autre élément, les consonnes, et il reste alors à déterminer le plan métaphorique des consonnes. Il y a aussi une autre idée à prendre en compte, Rimbaud prétend développer "l'histoire d'une de [s]es folies", et cela a du sens de ne pas définir ce que l'entreprise du "voyant" avait de sérieux en la travestissant par des propos résolument contradictoires et incongrus : les voyelles étaient les couleurs, je réglais les consonnes (ces deux propos ne se rejoignent pas dans l'absolu) et j'y ajoutais des rythmes instinctifs (comme si les rythmes pouvaient arriver en plus du réglage des consonnes, comme s'il n'avait pas été autant nécessaire de régler les voyelles que les consonnes). On a le sentiment d'une cascade d'absurdités.
Revenons maintenant au sonnet "Voyelles".
L'idée d'un réglage indissociable des voyelles et des consonnes ne peut que s'imposer. Le poète n'a pas pu tout régler. Il subit l'impératif de parler une langue, il fait le choix de sa langue natale, la langue française. Cela contraint les possibilités de réglage. Précisons aussi qu'en principe à la lecture d'un poème le réglage des consonnes et des voyelles n'a guère d'intérêt qu'au plan des phonèmes, un réglage orthographique soit personne n'en prend conscience, soit il est visible mais pour être perçu comme dérisoire voire lourdingue. Dans le cas de "Voyelles", le vers illustre magnifiquement l'idée d'un réglage de voyelles et de consonnes avec expression d'une combinatoire de couleurs :
U, cycles, vibrements divins des mers virides[.]
Toutefois, le "y" est à la fois "u" et "i", il est prononcé "i", mais n'est pas le "I" graphique défini aux vers 7 et 8 du poème. Le "v" joue le rôle d'expansion de la voyelle "u", mais en étant passé au rang des consonnes ! Il y a bien néanmoins l'idée d'une vibration où le sang rouge du "I" est stabilisé dans un cycle vert permanent. En clair, l'organisation du vers 9 n'illustre que partiellement le propos tenu dans "Alchimie du verbe" tant sur l'invention des couleurs des voyelles que sur le réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne. Pour le reste du poème, il est difficile de parler d'organisation des consonnes. La production de consonnes résulte de la nécessité de formuler des énoncés. Rimbaud ne va pas faire comme Monsieur Jourdain et se vanter de l'organisation des consonnes et des voyelles dans tout ce qu'il peut déblatérer. Il faut que l'indice d'une organisation soit sensible. Il y a des éléments en ce sens dans le poème, mais ils sont locaux et concernent autant les voyelles que les consonnes. Ils sont également tributaires de réalités intermédiaires non rappelées dans "Alchimie du verbe", à commencer par l'existence potentielle d'un répertoire de mots. Nous pouvons constater une organisation d'une consonne et d'une voyelle pour former une même syllabe initiale de "vibrements" à "virides" au vers 9 de "Voyelles", et nous pouvons apprécier l'emploi du "p" à l'initiale des mots "Paix" et "pâtis". Pour qu'il y ait assonance ou allitération, en général, il faut trois occurrences rapprochées et sensibles d'un même phonème et que ces trois occurrences soient plutôt réparties sur plusieurs mots. L'emploi de trois mêmes phonèmes dans un seul mot ne pourra guère passer pour une allitération ou assonance poétique. Le jeu sur les initiales ou les fins de mots permet éventuellement de limiter l'allitération ou l'assonance à deux occurrences, comme c'est le cas avec "Paix des pâtis". Notons que si nous soulignons des éléments graphiques ils sont raccordés à une réalisation orale. Et évidemment, l'organisation dans "Voyelles" concerne tout autant les voyelles. Sans parler des rimes : "candeurs des vapeurs", "O Suprême Clairon" et "- O l'Oméga rayon". Notons que des échos sémantiques se superposent à cette organisation "clair" et "ray" désignent la lumière au-delà de l'idée d'organisation des lettres consonnes ou voyelles", et cela est encore plus sensible quand on rapproche "Suprême" et "Oméga" qui n'ont que le "m" en commun, mais qui sont très proches au plan du sens. De "ombre" à "ombelles", nous avons là encore une organisation qui implique à la fois les voyelles, les consonnes et des éléments lexicaux ou sémantiques.
Prenons enfin le cas des deux images du seul "A noir" : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et "Golfes d'ombre". Pour la première image, les voyelles et les consonnes sont diversifiées au point qu'il n'apparaît guère d'appariements sensibles sauf deux redoublements de consonnes. Dans "éclatantes", le redoublement de consonnes a à voir avec l'organisation des rimes, et il faut ajouter "bombinent" qui lui pourrait permettre de concevoir une liaison avec "ombre" et du coup avec "ombelles". Ensuite, si les consonnes redoublées ne sont pas les mêmes dans "éclatantes" et "bombinent", dans les deux mots il y a une idée d'explosion qui crée une pertinence au rapprochement abstrait finalement. Alors, ne commençons pas à nous raccrocher à n'importe quel début de rapprochement sensible comme les "u" et "r" dans "puanteurs cruelles", car de tous ces relevés il ressort nettement que ce que dit Rimbaud dans la prose de "Alchimie du verbe" sur le réglage des consonnes et l'invention des couleurs des "voyelles" ne rend en aucun cas fort précisément compte des combinatoires réellement à l'œuvre dans le sonnet "Voyelles". Pour le dire autrement, quand il prétend s'expliquer, Rimbaud est plus vague et plus approximatif que ce qu'un relevé superficiel permet d'envisager quant au sonnet "Voyelles".
Je ne suis pas en train de discréditer le discours tenu dans "Alchimie du verbe", mais il faut bien regarder en face les problèmes posés.
J'en reviens à "Alchimie du verbe", j'ai dégagé récemment l'idée que Rimbaud imitait les propos narcissiques de Charles Cros dans la plaquette publiée en 1869 pour offrir une solution au principe de la photographie en couleurs.
Je vais donc offrir un petit prolongement à ma mise au point.
Dans "Alchimie du verbe", Rimbaud se met à plusieurs reprises en concurrence avec les peintres et pour le dire de manière plus large avec la prétention à reproduire un paysage. Le principe de la photographie en couleurs est de capturer l'image d'un paysage avec ses formes et ses couleurs. Notons que dans sa plaquette, mais aussi dans les poèmes où il rappelle ce qu'il a inventé, Charles Cros parle avec des approximations de poète. Une photographie ne capture pas un instant. L'image sur la photographie a capturé une projection d'image, mais la photographie vit une dégradation temporelle lente qui lui est propre et l'image ne représente pas non plus un instant en tant que tel. Pourtant, Cros prétend avoir capturé les instants, capturé tout ce qu'il y a à voir. Ajoutons que l'image sur la photographie n'est jamais qu'une formule prise d'un certain point de vue.
On dira : "Peu importe ! Quand je regarde une photographie de moi quand j'avais huit ans, je vois une représentation fidèle de moi à huit ans !" Les approximations narcissiques de l'inventeur Charles Cros ne sont pas choquantes, il s'agit d'un embellissement en idée, mais c'est à peu près la vérité qu'il dit là.
Or, dans "Alchimie du verbe", Rimbaud se met en compétition avec les peintres dans la capacité à reproduire des paysages. Et il ne faut pas songer qu'au seul début de la section "Alchimie du verbe". Après le paragraphe consacré à "Voyelles", en introduisant aux citations des poèmes "Larme" et "Bonne pensée du matin", ici délestés de titres, Rimbaud dit : "Je fixais des vertiges." L'expression est oxymorique, puisque les vertiges supposent un mouvement, et l'emploi verbal "fixais" confirme l'idée d'une compétition avec le peintre ou donc le photographe. Le poète n'est pas en panne de paradoxes : "J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable." Qu'est-ce qu'écrire des nuits ? Virgile a-t-il écrit une nuit rien qu'en inventant la formule "Oceano Nox" qui plut beaucoup à Victor Hugo ? Rimbaud dit : "Ce fut d'abord une étude." On sent qu'il assimile le travail du poète à celui de l'artiste qui pose sa toile devant un sujet à transposer.
Revenons au début de la section "Alchimie du verbe". Au second paragraphe, le poète déclare : "[...] je me vantais de posséder tous les paysages possibles [...]". Le mot "possibles" suppose étymologiquement le pouvoir, pas la possession : "je pouvais peindre tous les paysages imaginables" est infiniment plus acceptable en idée que "je me vantais de posséder tous les paysages possibles", posséder le possible est un non-sens. On voit que Rimbaud fait exprès de nourrir par des expressions incongrues l'idée qu'il est en train de nous faire "l'histoire d'une de [s]es folies". Il tient clairement des propos incohérents de dément.
Mais, si tout au long des premiers paragraphes de "Alchimie du verbe", Rimbaud met en relation étroite la peinture avec la poésie, cela nous amène sans que nous en ayons nettement conscience à concevoir que les poèmes sont comme des peintures de tous les paysages possibles, même si ce n'est pas ce que dit explicitement le poète dans le paragraphe consacré à se justifier d'avoir écrit "Voyelles".
Et j'observe encore deux problèmes.
Premièrement, les images de "Voyelles" ne sont pas des paysages, ce sont tout au plus des bribes de paysages et de toute façon ce sont des propos généraux qui sont tenus. Quand Rimbaud dit : "Golfes d'ombre", avec emploi du pluriel au nom "Golfes", comment prétendre avoir affaire à la description d'un paysage possible ? Il s'agit d'une désignation générique d'un simple canevas de départ pour représenter une infinité de paysages sur ce seul motif. Je le dis encore mal, mais il est clair que ni "frissons d'ombelles", ni "Paix des pâtis semés d'animaux" ne sont des paysages qui illustrent la capacité supérieure du poète à posséder en tant qu'artiste toutes les possibilités de visions, tant il serait doué à la perfection.
Et pour ce qui est de la seule formule : "je me vantais de posséder tous les paysages possibles", Rimbaud ne part pas d'une position de peintre, mais d'une position de poète. Un poète n'établit pas des paysages par des mots. Vous vous mettez devant une chaise et vous la décrivez avec des mots. Cela n'aura jamais rien à voir avec une vision. Nommer n'est pas voir. Le point de vue par les mots n'est pas le point de vue en optique. Il n'y a aucune réelle analogie, ça n'a rien à voir. La description de la chaise pourrait devenir un poème classique de la Littérature, mais ce ne sera pas en tant que personnage rendu, car la finalité de la poésie est d'ordre intellectuel, de l'ordre de l'échange de pensées et de sentiments. Cela vaut aussi pour la peinture, mais le matériau du poète fait que c'est directement de l'ordre de la pensée et des sentiments et sa contrepartie pour les sens est essentiellement auditive. Même quand un poète à la manière d'un Delille s'en tiendrait à un usage descriptif de la langue les modalités descriptives du poète n'ont rien à voir avec la vision qu'offre une peinture ou une photographie. Un tableau ne nomme pas une chaise et peut plus facilement permettre de l'identifier en ne la représentant que partiellement, tandis qu'un poète sera obligé de nommer la chaise et aura peu de possibilités sans déplaire aux lecteurs, sans paraître compliqué pour rien, de faire deviner la chaise sans la nommer, et si le poète fait deviner la chose sans la nommer, cela n'aura toujours rien à voir avec la manière de faire deviner dans une peinture.
Je lis plus volontiers au premier degré la section "L'Impossible" dans Une saison en enfer qu'une bonne partie de la section "Alchimie du verbe" qui à l'évidence est fortement problématique. Et toute l'étude problématique de "Alchimie du verbe" reste à ce jour encore à faire.

3 commentaires:

  1. Une petite remarque pas anodine.
    Dans "Alchimie du verbe", après le paragraphe autour de "Voyelles", nous avons un paragraphe qui introduit la citation de versions de "Larme" et "Bonne pensée du matin", et Rimbaud y dit ceci : "J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable." Ce paragrahe est en continuité avec celui sur "Voyelles". Les trois premiers paragraphes étaient sur un autre plan comme on le voit en citant les propositions verbales qui les lancent : "je me vantais", "J'aimais", "Je rêvais". Le paragraphe sur "Voyelles" introduit la description de ce qu'a tenté le poète : "J'inventai la couleur des voyelles !" Et le paragraphe suivant poursuit l'explication : "Ce fut d'abord une étude", tout en l'accompagnant d'exemples cités.
    En clair, malgré la différence dans la manière de versifier et césurer, "Voyelles", "Larme" et "Bonne pensée du matin" font partie d'un groupe de départ de l'expérience prétendue. Merci aux rimbaldiens qui m'ont craché dessus quand j'ai osé méditer l'aspect biographique de la chose ! Mais, je reviens sur les "silences". Ils peuvent convenir aux deux poèmes introduits, et notamment à la fin de "Larme", la larme étant silencieuse "Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire." Mais le mot "Silences" au pluriel a son importance dans le dernier tercet même de "Voyelles". On rappellera qu'il est question de "rêves ravalés avec soin" dans "Oraison du soir" et d'un acte final qui peut se passer dans le silence. On n'oubliera pas non plus les "silences / Parfumés" des "Chercheuses de poux" avec le désir de pleurer.
    Après, vous préférez vos silences. Mouais, c'est tiré à combien d'exemplaires Parade sauvage, et les ventes du Dictionnaire Rimbaud. Les émissions radiophoniques sur France Culture, elles ont quel succès ? Celles sur Eclair brut on peut quantifier les vues, encore que quelqu'un qui clique trois secondes est comptabilisé. Mais, à quoi ça sert ? A quoi ça sert que les gosses étudient des poèmes à l'époque ? A quoi ça sert qu'ils étudient la littérature classique ? Vous avez vu le néant que connaît mon blog. L'élite des lecteurs de Rimbaud ne reconnaît pas ce que je fais sur "Voyelles". Refuse tout débat, refuse de le citer.
    Vous êtes tous morts, en fait !

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  2. Je ne suis pas capable de rédiger un article dans l'immédiat, mais je profite de la rubrique "commentaires" pour le signaler à l'attention. Je suis en train d'essayer une recension des études sur la section "Alchimie du verbe" et j'essaie de voir ceux qui ont pu avant ce qui est écrit ci-dessus approcher d'un discours sur l'absurdité des propos tenus par Rimbaud "notais l'inexprimable", "réglai les consonnes et puis ajoutai des rythmes instinctifs", etc., et j'essaie de voir s'ils ont problématisé la référence au "silence(s)".
    Ainsi que je m'y attendais, les études sur Une saison en enfer dans les numéros de la revue Parade sauvage (colloques compris) sont peu nombreuses, et Murphy, Reboul, Claisse, Cornulier, plusieurs rimbaldiens de pointe n'ont quasi pas du tout travaillé sur cette partie de l'oeuvre. Et cette pauvreté se voit dans d'autres numéros collectifs encore. Je m'attendais aussi à ce qu'une partie des études soient plus préoccupées par les vers que par les passages en prose. Mais j'ai remarqué aussi un manque évident de notes dans les éditions courantes sur les passages en prose, et j'en arrive à un constat de pénurie des articles sur la prose d'Alchimie du verbe, avec un truc amusant c'est que l'ouvrage de Marie-Paule Berranger fera partie des exception, car il y a une étude de plusieurs pages.
    Enfin, dans la note suivante, je cite un début d'article de Michel Murat qui est en contradiction avec ce que j'ai dit dans l'article ci-dessus.

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    1. Dans l'ouvrage collectif dirigé par Murphy Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, en 2009, Michel Murat a publié l'article "L'histoire d'une de mes folies". J'en cite le tout début : "Alchimie du verbe est la section la plus explicite et la plus claire d'Une saison en enfer, celle qui semble se prêter le mieux à une interprétation univoque [...]".
      Dans l'article ci-dessus, j'écris au contraire : "Je lis plus volontiers au premier degré la section 'L'Impossible' que la section 'Alchimie du verbe' qui est à l'évidence fortement problématique."
      Ce que j'ai écrit ci-dessus, c'est que après avoir annoncé l'histoire d'une de ses folies, le poète prend le parti exprès d'illustrer sa vie par des prétentions folles. Dire : "Je notais l'inexprimable" est un non-sens, dire "je réglai les consonnes et j'introduisis ensuite des rythmes instinctifs" est un non-sens puisque le réglage se fait au sein d'une acceptation des mots et règles syntaxiques de la langue. "posséder les possibles" est un non-sens. Et Rimbaud ment sur la nature de son travail poétique s'il dit créer des paysages avec des mots. Pourtant, par moments, on sent que le propos touche à quelque chose d'intime : "J'écrivais des silences", à condition de ne pas identifier une approche descriptive, mais de méditer les états d'esprit de Rimbaud formulés dans les vers ciblés par cette revue.
      Je pense donc nettement le contraire de cette entrée en matière datée de 2009.

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