lundi 3 janvier 2022

Lunettes pour "Voyelles" (partie 4 : le tercet du "U vert")

Les images consacrées au seul "U vert" couvrent trois vers du sonnet "Voyelles" et constituent tout un tercet. Le tercet est moins qu'un quatrain, ce n'est même pas une strophe à proprement parler, mais nous pouvons quand même considérer qu'il s'agit approximativement d'un quart du poème. Le poète cite la voyelle "U", mais comme il vient de le faire pour le "A", le "E" et le "I", au lieu de l'associer à la couleur singulière définie au vert 1, le poète va juxtaposer des images où la couleur verte est supposée prédominer, ce qui prouve que la voyelle n'est pas qu'une couleur, mais le signe d'un discours du réel quand la vision est parée de la couleur verte.
Commençons par citer le tercet dans une présentation qui abandonne le dispositif des alexandrins pour la symétrie des référents.

U, cycles,
U, vibrements divins des mers virides,
U, paix des pâtis semés d'animaux,
U, paix des rides qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux[.] (version initiale recopiée par Verlaine)
U, paix des rides que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux[.] (version finale de l'autographe et de l'édition dans Les Poètes maudits)

Trois mots sont mis en relief : le mot "cycles" en emploi j'ai envie de dire absolu, le mot "paix" qui est répété et le mot "rides" qui, il faut le préciser malgré tous ceux que la versification endort, est significativement calé à la rime.
Il va de soi pour que les longueurs rythmiques soient perceptibles qu'il convient de ne pas placer d'infléchissement important à proximité de la césure ou de la fin de vers. C'est pour cela que, dans la poésie classique, il est rarissime d'avoir un point à la cinquième syllabe d'un alexandrin, à une syllabe de la césure, et les traités soulignaient aussi comme désagréables les inflexions trop marquées à deux syllabes de la rime. Dans le cas de "Voyelles", l'infléchissement a lieu à trois syllabes de la rime, mais même un lecteur familier de la poésie du XIXe siècle n'a aucun mal à sentir l'effet de tassement contre la rime de la séquence "Paix des rides".
Le tercet du "U vert" est fondé sur quatre images. Les mots clefs des quatre images sont "cycles", "vibrements" et les deux occurrences de "paix". Comme le "A noir" était en priorité "corset" et "golfes", le "U vert" est en priorité "cycles", "vibrements" et "paix". Nous avons dit que seuls les mots "cycles" et "paix" étaient mis en relief, mais la question se pose finalement pour le mot "vibrements". Il est placé avant la césure du vers 9 et fait corps avec le mot "cycles" dans l'espace du premier hémistiche "U, cycles, vibrements". Le mot "vibrements" est un mot rare, un néologisme de Théophile Gautier, il est souligné par la qualification d'un adjectif rejeté à la césure qui a une valeur superlative qui ne passe pas inaperçue : "divins". Enfin, le mot "vibrements" résonne, comme une illustration de son concept vibratoire, dans les termes du second hémistiches du vers 9 : divins des mers virides" avec les reprises "vi" sinon "vin", le roulement de quelques "r" et nous pourrions ajouter la reprise d'un "m", l'allongement d'une autre voyelle nasale "-ins" de "divins" par rapport aux "-ents" de "vibrements", sans oublier que d'une part "vi" est à l'initiale du mot "vibrements" et du mot "virides", deux mots rares l'un terminant le premier hémistiche, l'autre le second avec rime à la clef. L'abondance de "i" du second hémistiche est à compléter par une énième remarque complémentaire, la séquence "vi" est inversée en "iv" dans "divins".
Ici, une petite pause.
Je pourrais en commentant ce vers 9 donner l'impression que je donne du crédit à la théorie de Jakobson de la fonction poétique où l'écriture du message vaut pour elle-même. Je n'ai jamais cru à la fonction poétique de Jakobson. On peut imaginer de faire joli pour faire joli. Par exemple, quand chez vous, vous prenez une nappe ou un verre et que vous en appréciez les motifs géométiques : "Ho que cette nappe a de jolis motifs !" Il n'est pas raisonnable d'appliquer ce principe à la poésie, il est impossible de prendre au sérieux en poésie une distribution symétrique de voyelles et consonnes. Le disposition du vers 9 qui appartient grosso modo au domaine des assonances et allitérations est un procédé de mise en relief pour attirer l'attention sur des significations. Rimbaud fait osciller les voyelles "i" et les consonnes "v" et "r" dans le vers 9 pour donner une dynamique au mot clef "vibrements", et ce afin de lui donner toute son importance poétique. Il s'agit d'un apport mental pour que le lecteur soit plus affecté par l'idée de vibration de la vague marine et aussi pour que le lecteur ne s'arrête pas à trouver l'image jolie, mais considère que la vibration est le cœur poétique de l'image. Rimbaud ne veut pas que nous ayons un quelconque léger retrait. Il ne s'agit pas de trouver le mouvement des vagues appréciable en ayant simplement conscience que la vibration explique le phénomène. Non ! C'est le constat même qu'il y a derrière le phénomène une vibration qui importe ici au choix de vision du poète.
Le mot "rides" n'est pas un mot recteur des quatre groupes nominaux représentant visuellement le "U ver". En revanche, le mot "rides" est à la rime, et précisément il vient en rime à "virides", et re-précisément, l'occurrence "virides" est première au vers 9, et l'occurrence "rides" est seconde au vers 10. Pour la plupart des commentateurs, Rimbaud a composé un sonnet, il était bien obligé de faire rimer les vers et c'est assez classique de faire rimer le vers 9 avec le vers 10 dans un sonnet. Alors, il est vrai qu'à force de lire des poèmes les uns après les autres nous ne nous investissons pas pleinement à trouver une justification des rimes au plan du sens. Pourtant, pour chaque poème, en principe, le poète est censé avoir médité leur choix et cela a donc des implications pour le sens. Qui plus est, dans l'étude du vers 9, nous avons vu que Rimbaud, dans un procédé peu prisé de la poésie classique, car il fait quelque peu acrobate, s'est amusé à un concentré d'allitérations et d'assonances, et nous avons constaté que la syllabe "vi" semblait être mise en relief pour produire par écho équivoque la suggestion du mot "vie". De "virides" à "rides", c'est précisément cette syllabe "vi" qui tombe et comme la vie est une suggestion naturelle à associer à la vague marine divinisée il n'est pas difficile de considérer que le mot "rides" signifie une déperdition de vie progressive.
Ce n'est pas tout. Le segment tassé à la rime se nourrit de deux reprises. Nous avons la reprise rimique si on peut dire de "virides" à "rides", mais nous avons aussi la reprise du mot "paix". Je le rappelle, le tercet du "U vert" est composé de quatre images et après la mention "cycles", nous avons donc la triangulation suivante : "virides" de la deuxième image et "paix" de la troisième image sont repris en amorce de la quatrième image avec une altération "paix des rides". Notons que si de "virides" nous passons de la vie profuse, énergique et virile (équivoque sonore possible pour "virides") aux "rides" d'usure de la vieillesse (mais l'impression physique est à rebours le rappel qu'on a vécu), la répétition de "paix" peut laisser supposer un glissement symbolique un peu comparable puisque la "paix des pâtis semés d'animaux" parle d'une quiétude propice à la vie quand le mot "paix" à proximité de "rides" commence à faire entendre l'emphase funeste du "repose en paix". Je ne voudrais pas donner l'idée que "paix des rides" souligne l'idée de mort, car la "paix des rides" est une valeur positive qui vaut précisément dépassement de la mort, mais "paix des rides" assume de faire référence à l'étape terrible du vivant.
Les rimbaldiens n'ont aucun mal à identifier l'allusion de deux images à la couleur verte dans le premier tercet de "Voyelles". Les "vibrements divins des mers virides" désigne la mer en tant que verte (et non bleue, mais l'idée de mer verte n'est en rien anormale, elle est classique), et la "Paix des pâtis semés d'animaux" privilégie la vision d'une Nature où l'élément végétal se consomme. Avec ces seules deux images, nous pouvons dire que le "U vert" est le tercet de la Nature. Le vert est la couleur naturellement associée à l'allégorie de la Nature en poésie, et ce vert végétal est l'équivalent du sang animal, ce que le poète a déclaré lui-même en toutes lettres en associant "sève" et "sang" dans son poème de 1870 "Credo in unam" où il n'est pas difficile d'associer Vénus à une célébration de la Nature. D'ailleurs, quelques mois auparavant, Rimbaud, dans un contexte scolaire, a composé en retapant une traduction de Sully Prudhomme une imitation en alexandrins français l'invocation à Vénus de Lucrèce, invocation qui est au commencement d'un ouvrage qui porte précisément le titre De la Nature des choses.
Le mot "cycles" précède la mention des mers et des pâtis dans notre tercet du "U vert". Il n'est pas difficile de le comprendre par anticipation comme l'expression des grands cycles de la Nature. Le mot "cycles" n'évoque pas spécialement la couleur verte, sauf si on l'associe à la Nature, au rythme des mers, au rythme de la vie dans la Nature. L'ensemble : "cycles", mers et pâtis est parfaitement coordonnée, et la coordination est parfaite également au plan des trois termes recteurs : "cycles", "vibrements" et "paix", puisque "vibrements" est une figuration du mouvement cyclique et le mot "paix" est une conséquence de la réalité des cycles. Le mot "paix" évoque une certaine sécurité, mais puisqu'il y a la question de la chaîne alimentaire dans les cycles de la Nature, il s'agit aussi d'accepter la mort dans la stabilité d'un ordre naturel. Je rappelle pour les inattentifs que le mot "stabilité" s'oppose à "statique", la stabilité c'est la possibilité d'un mouvement tout en évitant le déséquilibre d'une structure. Et Rimbaud nous parle tout simplement d'harmonie de la Nature. Rimbaud a évidemment médité son poème en amont de la composition des vers. Il était question de pose une idée abstraite essentielle "cycles", puis de décrire successivement le rythme des mers, et l'idée d'harmonie de la Nature terrestre, et enfin de créer une expansion avec la présence de l'être humain, dont on sait, pas seulement pour avoir lu Descartes, qu'il compte quelque peu se rendre maître de la Nature par ses connaissances acquises. La reprise du mot "paix" n'est pas une paresse d'auteur. D'après les deux manuscrits connus de "Voyelles", je dis bien "d'après les deux manuscrits connus", Rimbaud avait pensé souligner le mot "frissons" par reprise dans le cas des images du "E blanc", puis le mot "paix" dans le cas du tercet du "U vert". Seule la reprise du mot "paix" a été maintenue, mais nous étudierons ultérieurement le cas du mot "frissons". Je me contente de rappeler ici que sur la copie établie par Verlaine le mot "frissons" était répété aux vers 5 et 6 de "Voyelles", et que cette répétition apparaît aussi sur le manuscrit autographe, sauf que la première mention "frissons" a été biffée et remplacée par le mot "candeurs" créant au passage un renforcement de reprises de consonnes et voyelles comparable au vers 9. Il conviendrait d'étudier parallèlement les cas des mots "frissons" et "paix", mais cela serait prématuré tant qu'on n'aura pas montré que l'hermétisme apparent de chaque vers du sonnet est loin d'être insurmontable.
Dans le cas du tercet du "U vert", la reprise de "paix" se fonde sur l'articulation suivante au plan des idées : nous passons de l'harmonie d'une vie animale paisible, sereine, non critique, à une paix du savoir humain qui se met à l'unisson de la grande vie de la Nature. Et cette connaissance est assimilée à une vérité alchimique. La première version privilégiait le passé simple : "qu'imprima l'alchimie". Le poète insistait sur le brusque constat de la présence de rides sur les fronts. Le passé simple introduisait une rupture, un suspens du passé. Il a finalement préféré la continuité avec le choix du présent de l'indicatif "que l'alchimie imprime". Ce changement de temps verbal n'a rien d'anodin, il est l'indice d'une recherche de cohérence symbolique maximale. Rimbaud supprime une maladroite opposition du passé et du présent pour inscrire l'idée de continuité paisible précisément. Le mot "doux" dans "doux fronts studieux" peut passer pour un indice de persiflage ironique. Cela n'est pas évident en soi, mais nous remarquons que Rimbaud a également modifié le groupe nominal "doux fronts studieux" en "grands fronts studieux". Si son intention était comique, il aurait conservé l'adjectif "doux", non ?
Enfin, vu qu'il s'agit d'un groupe de trois vers, la mise en relief très nette de la rime "virides" et "rides" commentée plus haut impose une attention plus grande à la préparation de la rime finale d'ensemble du sonnet : Nous avons un appel "grands fronts studieux" qui sera fermé par "Ses Yeux". Cela invite à méditer le tercet du "O bleu / Oméga violet" en tant qu'espace de prise de conscience supérieure du savoir alchimique. Le tercet du O étant plutôt céleste, cela s'accorde avec l'idée de verticalité de la connaissance suggérée par le mot "fronts" précisément. Ce sera certes l'unique rime masculine du poème, mais il ne s'agit pas que d'apprécier si abstraitement les rimes sont féminines, masculines, bien conformées, mal conformées, etc. Une rime commence par unir le sens de certains mots ou groupes de mots, et ici le commencement de la lecture est la mise en relation des "fronts studieux" avec la mention finale "Ses Yeux".
Avant de déterminer si le tercet du "U vert" tient un propos sérieux ou comique, il convient d'identifier un discours qui nous est accessible, qui reprend plein d'idées antérieures aisément repérables, et comme nous avons commenté les traitements subtils des allitérations et des assonances au vers 9, le jeu de dégradation entre deux mots qui riment entre eux "virides" et "rides", comme nous avons cerné les unités sémantiques pertinentes et imparables des mots "cycles", "vibrements" et "paix", il convient d'apprécier le choix du verbe "imprimer" à propos d'un savoir alchimique par les rides.
Les "rides" des "fronts studieux" enfin sont à comprendre en tant que vertes, et cela a aussi une signification de vie. Nous pourrions songer à une couleur verdâtre approchant de la mort, mais l'ensemble coordonné vaut rappel que ce vert des rides est malgré tout celui des cycles de la Nature en nous. Il va de soi que si nous lisons ce vers sans accepter la mort du cycle naturel nous passons à côté de l'idée philosophique qu'exprime clairement "Voyelles".
Dans son livre 12 poèmes de Rimbaud, Marie-Paule Berranger a consacré une page et demie au tercet du U vert (pages 92-93). Une première moitié de page est consacrée à rapporter l'idée de vibration à la présence de nombreux "v" au vers 9. Certes, l'idée de vibration prend ainsi de l'importance dans le commentaire, mais l'idée clef de lier les "cycles" et les "vibrements" pour se référer au rythme de la grande Nature n'est pas cernée. Berranger se contente d'apprécier un travail de paysagiste qui passe de l'ondulation de la vague marine à un décor de "pâturages vallonnés". La démarche n'est pas la même que la nôtre. Notons en passant que l'idée de "pâturages vallonnés" est une extrapolation. L'idée que les collines sont comme des vagues n'est pas formulée par Rimbaud qui a écrit "Paix des pâtis semés d'animaux". La deuxième moitié de page du commentaire consacré à ce tercet se perd quelque peu à méditer une série des "i" activée sans qu'on y cherche de raison autre que le "y" de "cycles" dans le tercet du "U vert", nous sommes invités à trouver malicieuse la diérèse dans "studieux" et à croire que c'est un fait exprès rimbaldien pour souligner les trois dernières des quatre voyelles qu'il a déjà traitées : "stu-di-eux" ferait entendre "U", "I", "E", mais pas "A", et il faudrait croire que cela a du sens. Personnellement, je n'en vois aucun.
Berranger cite Etiemble à propos des mots "vibrements" et "virides" :
Impropres, surtout le premier. Si plat de surcroît, si peu pensé le second !

Etiemble daube deux mots dont j'ai souligné plus haut les différents points communs : ce sont deux mots rares en poésie, ils commencent tous les deux par une même syllabe "vi" qui suggère le mot "vie" en enrobage conséquent à l'unité sémantique de l'image déployée, le premier mot est à la césure, le second est à la rime. Le mot "vibrements" est un néologisme repris à Gautier qui l'utilise notamment dans le conte en prose "La Cafetière" au singulier et qui l'utilise lui-même au vers 9 d'un sonnet de ses Premières poésies. Au passage, je rappelle que le premier recueil de Gautier n'a eu aucun succès car il a été malheureusement lancé à la veille des journées révolutionnaires, dites les Trois glorieuses. Je me permets de le dire, car les "vibrements divins des mers virides" sont une figuration du "Poème de la Mer" du "Bateau ivre" et bien sûr du peuple émeutier. "Voyelles" a été composé à peu près au même moment que le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui est un poème explicitement communard avec des images, des rimes et des mots nettement communs avec "Voyelles". Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" parodie "Etudes de mains" de Gautier, un poème du recueil Emaux et camées avec un célèbre poème liminaire où l'auteur revendique avoir détourné son attention du bruit de l'émeute parvenant à sa fenêtre. Et Gautier étant le dédicataire des Fleurs du Mal, je trouve par ailleurs assez intéressant que "Les Mains de Jeanne-Marie" qui réplique au Gautier anticommunard des Tableaux du siège qui fleurit les pieds d'une madone en faveur de Strasbourg rattaché à la France souligne le fait d'embrasser non pas des "fleurs maladives" comme disait Baudelaire dans sa dédicace à Gautier, mais des mains maladives "pâles", mais qui en fait de capacité à tenir leur bouquet sont "Plus fortes que tout un cheval" et serrent les mitrailleuses dans leurs étreintes. Etiemble manque toutes les finesses d'emploi des mots choisis par Rimbaud. Il manque la liaison de vie entre "vibrements" et "virides", il manque l'allusion quelque sarcastique à l'anticommunard Gautier du mot "vibrements", il n'identifie pas l'équivoque "viril" dans "virides", et enfin et surtout, de quoi parle Etiemble quand il dit que que le choix du mot "vibrements" est plat et impropre. Le mot "vibrement" a été utilisé par Gautier dont la langue artiste est reconnue, c'est un synonyme de "vibration" qui fait gagner une syllabe dans le vers. Quant à l'idée de "vibration", en quoi est-elle plate ? Le vers 9 n'a rien de plat en soi, nous l'avons commenté plus haut. Mais, il faut encore apprécier ce choix au plan physique. Dans ce sonnet, Rimbaud unit les voyelles et les couleurs. Rimbaud désigne les voyelles en tant qu'éléments graphiques de l'alphabet, mais cela n'exclut pas la référence phonétique. Le son est associé à une idée de vibration. Pour ce qui est de la lumière et des couleurs, dans un premier temps avec le prisme newtonien, dans un second temps avec la théorie optique de la trichromie développée par Young, Maxwell et Helmholtz, nous avons il me semble nettement progressé dans le fait de classer la lumière du côté des ondes et non des corps. Opposer les ondes et les corps, c'est une problématique de base en sciences physiques. Helmholtz est alors en train de faire faire des progrès considérables tant au plan de la compréhension des sons que de la compréhension de la vision, et la vibration est un peu une clé de voûte entre les deux domaines si je puis dire. Rimbaud avait employé deux occurrences du mot "frissons" dans la version initiale de son sonnet, et le mot "frissons" est un cliché dans la poésie du dix-neuvième siècle, mais un cliché à haute valeur métaphysique, à haute valeur significative dans la poésie visionnaire des romantiques et des parnassiens.
Dans "Credo in unam", Rimbaud a écrit ceci :
Le monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d'un immense baiser !
- Le monde a soif d'amour ! tu viendras l'apaiser !...
C'est si compliqué à comprendre que ce passage de "Voyelles" : "vibrements divins des mers virides", est une illustration de ce principe d'un monde vibrant comme une lyre. Dans l'Antiquité grecque, une idée pythagoricienne avait cours selon laquelle il existait une musique des sphères, une harmonie inaccessible à nos oreilles humaines mais en laquelle leur "science" croyait. Il va de soi que, sans y adhérer scientifiquement, Rimbaud mentionne ce poncif littéraire archiconnu dans "Credo in unam" : "Le monde vibrera comme une immense lyre", dans les "cycles" et les "vibrements divins des mers" de "Voyelles". L'allusion explicite à ce motif grec est bien confirmée par d'autres vers de "Credo in unam" :
Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?
Rimbaud parle bien d'éther, pourquoi ne pas reconnaître qu'il parle aussi de la musique des sphères ? Ce sont des motifs littéraire conventionnels. Shakespeare, Ronsard, Hugo, tout le monde connaît ces motifs. Il n'y a aucun besoin de recherche littéraire approfondie à ce sujet. Etiemble aura-t-il le front de trouver plats les vers de Victor Hugo s'écriant : "Tout vit ! Tout est plein d'âme !" Etiemble a-t-il une connaissance intime de l'emploi du verbe "vibrer" et du nom "frisson", et de leurs dérivés dans la poésie romantique (Hugo, Lamartine, etc.), dans la poésie parnassienne (Leconte de Lisle, Banville, etc.), dans la poésie de poètes inclassables (Verlaine, Rimbaud, etc.) ? A-t-il remarqué que ces mots étaient liés fréquemment à une célébration de la vie universelle au sein de la Nature ? Comment Etiemble interprète-t-il le mot "frissons" dans la première des "Ariettes oubliées" : "C'est tous les frissons des bois" ?
Je me pose de vraies questions sur ses compétences de lecteur. Restons-en un peu sur le cas de "Credo in unam". Vous avez pu remarquer que dans les trois vers que j'ai cités, vous avez une mention à la rime du verbe "apaiser" qui, je vous le donne en mille, est de la famille du mot "paix" qui a deux occurrences dans le tercet du "U vert".
Mais je peux être plus sadique avec le discours d'Etiemble dont j'attends qu'il nous explique clairement en quoi le mot "virides" est "peu pensé". Berranger, qui cite Etiemble, mais en le désapprouvant, précise qu'il rejette avec emportement "vibrements" et "virides" mais applaudit l'idée de "rides vertes" pour assimiler les "fronts studieux" à l'état de cadavres vivants des squelettes raillés dans le poème "Les Assis". Etiemble identifie les "fronts" touchés par un savoir alchimique à des "Assis", ne tenant aucun compte, contrairement à ce que j'ai fait plus haut, de l'articulation significative des quatre images entre elles.
Mais, contre la lecture d'Etiemble qui lie un mince extrait de "Voyelles" ("rides" du U vert) à un mince extrait du poème "Les Assis" (les yeux cerclés de bagues / Vertes"), j'ai engagé l'idée que les rides vertes étaient liées à une acceptation des cycles apaisés de la Grande Nature. Je viens de citer trois vers qui joignaient une mention du verbe "vibrer" et du verbe "apaiser", mais je peux aller plus loin encore.
Prenons tout le début du poème :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
Et quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d'amour comme Dieu, de chair comme la Femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !
La première rime du poème "vie"::"ravie" a déjà de quoi appuyer mon commentaire de la rime "virides"/"rides". Au lieu d'une fusion par l'idée de vibration de la couleur et des phonèmes vocaliques, nous avons d'autres confusions : les rayons du soleil sont paradoxalement assimilés à la liquidité "Verse", la sève de la Nature est assimilée à du sang comme je l'ai déjà dit, nous retrouvons l'idée de vers de Victor Hugo cités d'une âme qui est partout dans la vie de la Nature, nous retrouvons l'idée d'une sexualité profuse comparable à ce que suggère "mers virides", nous retrouvons cette tendance d'écrire des groupes nominaux emphatiques avec un tête nominale de la famille des noms en "-ments" : "fourmillements" et "vibrements", nous avons le jeu de confusion "de sève et de rayons", et je n'oublie même pas de mentionner l'idée d'un amour qui est comme l'expression de "Dieu" avec le fait que les "vibrements" sont qualifiés de "divins".
Nous pourrions faire contraster les vers "Je regrette les temps..." et le vers "Je dirai quelque jour vos naissances latentes", mais pour retrouver l'idée que le poète de "Voyelles" est celui qui rappelle aux hommes cette harmonie perdue.
Rimbaud reproche aux hommes d'avoir "perdu la Foi", de ne plus avoir "l'Amour", d'aller "les yeux fermés et les oreilles closes" tout en prétendant savoir les choses, mais ce savoir n'est pas celui de l'alchimie antique ! Dans "Credo in unam", l'image avec enjambement d'un vers à l'autre : "l'immense clarté / Des flots bleus" n'est-elle pas un mélange des valeurs des vibrements du "U vert" et de l'extase du "O, Suprême Clairon", avec jeu de mots entre "clairon" et "clarté" ?
C'est parce que le haineux Etiemble n'a plus l'Amour qu'il ne voit que cadavres haïssables dans la "paix des rides", mais c'est aussi qu'il avait moins de mal à comprendre un poème antérieur de Rimbaud qui allait droit au but. Dans "Voyelles", il faut méditer le tassement à la rime "paix des rides" pour comprendre que la vision n'est pas désagréable et qu'un travail subtil la fait penser positivement. Ah ! c'était tellement plus facile à lire quand, dans "Credo in unam", Rimbaud suspendait à la rime "sa lèvre", mais pour ne célébrer que la valeur de vie. Il n'y avait pas alors d'attention subtile de lecteur à entretenir, mais alors on disait que la poésie de Rimbaud était encore médiocre et immature :
[...]
Où, baisant mollement le vert syrinx, sa lèvre
Murmurait sous le ciel le grand hymne d'amour ;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour
Répondre à son appel la Nature vivante ;
[...]
Dans le passage que je viens de citer, vous relevez la mention du "vert", la mention de la "Nature", la mention de la "plaine". Dans "Voyelles", vous avez le vert, mais le déploiement musical passe alors du "syrinx" aux vastes "mers", "mers virides" (eh oui, Etiemble, elles ne sont pas propres, plates je crois pas vu qu'elles vibrent divinement bien, mais bon...). Nous avons les "pâtis semés d'animaux" pour la "plaine" et la réponse de la Nature à un appel d'amour. Il va de soi que les "vibrements divins des mers virides" sont l'expression du "grand hymne d'amour". Puis, dans "Voyelles", Rimbaud est passé à une élaboration plus complexe de son discours, ça s'appelle la maturité. Au lieu de dire simplement ce qu'il a lu partout, la lèvre enfiévrée qui dit l'amour en en étant une expression adéquate, Rimbaud souligne le paradoxe de "fronts studieux", donc attentifs à la Nature quand même, dont les "rides" ne sont peut-être pas ce qu'il y a de plus glamour, mais ces rides sont aussi l'équivalent de ce "murmure" d'amour des lèvres pour cette vie universelle.
Après, on ne peut pas empêcher Etiemble de s'obstiner à prétendre que le sonnet "Voyelles" est mal écrit et que sans raison il a laissé les mers et les prés pleins de vaches pour parler avec mépris des gens studieux perdus au fond des bibliothèques. Etiemble a tout à fait le droit de ne pas s'aimer lui-même.
Notons encore que ma citation se finit par une sorte de relief redondant : "la Nature vivante". Il se confirme que Rimbaud aime à renchérir sur l'idée de vie quand il célèbre les forces universelles ce qui conforte ce qui pour moi est l'évidence même qu'il y a une allusion phonétique au mot "vie" au vers 9 de "Voyelles".
Je n'ai pas fini dans mes rapprochements. J'ai déjà dit que l'écriture stylisée "lèvres belles" était à rapprocher de la mention "cité belle" dans "Paris se repeuple", mais je ferais un rapprochement moins direct, mais similaire avec "gigantesquement belle" à propos de la "grande Cybèle" dans "Credo in unam". On peut noter de manière amusante que "gigantesquement belle" est suivi par "splendides cités". Quant à l'idée du divin du vers 9 de "Voyelles", je ne vais pas citer tous les passages convergents du long poème envoyé à Banville en mai 1870. Mais, je vais encore mettre quelques coups de marteau. Appréciez ainsi le vers : "Le pur ruissellement de la vie infinie", où nous retrouvons à la fois une mention "vie" et un nom calé à la césure avec une forme en "-ment" : "ruissellement", mot qui suppose un sens liquide par ailleurs, j'ai cité tout à l'heure "fourmillement" et bien sûr je renvoie encore une fois à "vibrements divins des mers virides". Et je précise qu'au vers précédent la mention "ruissellement", Rimbaud reprend précisément le verbe "verser" : "Son double sein versait dans les immensités / [...]". Ce tour "immensités" ferait bien songer aux images d'expansion du "O bleu", mais j'ai mieux encore ! Sans commenter "l'immortelle Astarté" "émergeant dans l'immense clarté", il nous vient un constat accablant d'une Déesse Vénus se substituant au Dieu chrétien pour déverser un amour qui n'a pas la même signification métaphysique du tout, et cette "Déesse", le poète en admire précisément les "yeux vainqueurs".
Vous allez me faire rire longtemps à chercher autre chose que Vénus, que la "Raison" et "mère de beauté" contre-chrétienne, dans les "Yeux" de "Voyelles" ?
S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté
Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Montra son nombril rose où vint neiger l'écume,
Et fit chanter partout, Déesse aux yeux vainqueurs,
Le Rossignol aux bois et l'amour dans les cœurs !
Dans "Credo in unam", il est question de renouer avec un passé perdu. Dans "Voyelles", il est question d'un avenir où l'humanité apprendra le secret du poète. Mais, dans les deux cas, le poète décrit ce que l'humanité ne voit pas, ne voit plus : le regard de Vénus qui embrase le monde d'amour !
A quoi ça vous sert d'écrire des centaines de pages sur la profondeur des poésies de Rimbaud, si vous ne comprenez pas ça ?
Et dans le passage que je viens de citer, on retrouve le U vert et le O bleu, j'allais dire l'O bleue, on a l'immense clarté (en parallèle à l'immortelle Astarté), on a les flots bleus avec expansion par le rejet d'un vers sur l'autre, on une vague charnelle parfumée, et on a une diffusion de l'amour dont un vers cité plus haut l'assimile à un apaisement, en clair à la paix des cycles du U vert !
Et, si dans "Voyelles", il est question de l'amour de Vénus avec le "rayon violet de Ses Yeux", il faut ajouter que cette lyre enivrée d'amour qui s'exprime par les "vibrements" "des mers virides" est mise elle-même sous le signe du divin : "vibrements divins" avec rejet à la césure. Or, ce divin qui joue dans la vague marine, d'après "Credo in unam", c'est encore Vénus qui est "Aphrodité marine !" Et cela est dit dans un hémistiche qui se poursuit par une substitution au dieu du christianisme.
Je suppose que dans les années à venir vous allez admettre la continuité métaphorique entre "Credo in unam" et "Voyelles", mais pour sauver vos récits fumeux vous allez expliquer que "Voyelles" ironise sur les clichés de "Credo in unam". A votre place, j'y regarderais à deux fois avant de corriger votre discours de la sorte.
Alors, oui, un peu à la manière de Baudelaire dans le poème "J'aime le souvenir de ces époques nues", Rimbaud dénonce les "squelettes" et les "cadavres" de l'humanité actuelle, mais il faut bien évidemment faire le départ entre une humanité actuelle qui dit : "Je sais les choses" en fermant les yeux et des "fronts studieux" que l'alchimie des cycles de la Nature a marqué de rides au front qui sont un savoir les mettant en paix. Les "fronts studieux" ne sont pas, que je sache, des "squelettes pâles" "insultant la première Beauté !" Et je n'ai opéré des rapprochements entre "Voyelles" et "Credo in unam" que sur la base des 64 premiers vers du poème de 1870. Il reste cent vers à exploiter en terme de rapprochements. Il est vrai que j'ai cité le verbe "vibrent" au vers 95, mais je vous laisse poursuivre le jeu des rapprochements pour le reste du poème. Je voudrai simplement souligner que pour reconquérir son rang de Dieu qui voit le déversement d'amour de la grande Vénus, le jeune Rimbaud de 1870 invitait à ne pas ricaner au nom "doux et sacré de la grande Vénus" et qu'il invitait à scruter les cieux en faisant brûler l'amour sous son "front" ! J'aurais d'autres idées à citer sur le "divin baiser" de la Vénus de 1870, mais mon article est déjà bien assez long. Peu de gens lisent mes articles en intégralité pour ne surtout pas avoir à aimer ce que Rimbaud a réellement écrit. Ils ont peur également de devoir associer ma personne à leur lecture de Rimbaud, comme si cela avait quelque chose à voir, mais bon c'est un fait que vous avez besoin de moi pour lire Rimbaud. Vous ne pourrez pas y couper. Après, si vous n'arrivez pas à lire Rimbaud pour lui-même sans penser à qui l'a commenté, c'est que vous êtes des gens un peu bizarres, mais bon...
Je ne reviens pas sur la synthèse au sujet du "U vert" par Berranger. Le dernier tiers de son commentaire consiste à tempérer la lecture d'Etiemble par la médiation d'un commentaire de Fongaro qui pense que les "bagues / Vertes" pourraient désigner des visières pour lire dans les bibliothèques. Malheureusement, cela est en réalité hors-sujet quant à "Voyelles".
Dans le plan schématique qu'elle propose pour une "lecture méthodique", Berranger ne dit plus rien de spécifique en ce qui concerne le tercet du "U vert", pas même dans la dernière partie intitulée pourtant "Un résumé du monde".
J'ai mal à la tête, j'arrête soudainement mon commentaire, je ferai un développement sur ce que mes prédécesseurs ont pu dire sur le "U vert" pour bien montrer les différences entre mon approche et les leurs, puisqu'à chaque fois insidieusement on semble pouvoir faire croire que ma lecture est perdable au milieu de ce qui a déjà été dit.

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