Impossible de faire ce que je veux depuis une semaine. J'explique à Dieu qu'il faut qu'il arrête de m'emmerder avec des maux de tête comme l'autre doit arrêter de m'emmerder avec la passe vaccinale, mais aujourd'hui le mal de tête est au sommet. De toute façon, je lui ai dit en face à Dieu que même s'il me persécutait j'étais un partisan résolu de le buter à coups de pelle si les moyens m'en étaient donnés.
Bon, trêve de plaisanteries !
Depuis quelques jours, la communauté rimbaldienne est sujette à un nouveau traumatisme. J'ai entamé une approche critique de la prose de la section "Alchimie du verbe". Encore un terrain qui risque bien de leur échapper.
Mais, bon, je m'en fous un peu de leurs commotions cérébrales. J'essaie de rassembler mes forces pour enquêter un peu sur le sujet.
On l'a vu. J'ai mis les pieds dans le plat. Rimbaud n'a pas réellement inventé une alchimie à mes yeux, alors même que ses poèmes tiennent des propos tout à fait sérieux. En clair, en mai 1871, Rimbaud était encore assez isolé dans les Ardennes et il n'avait eu qu'un contact assez court avec le milieu parisien lors de son séjour du 25 février au 10 mars. Il a crié à la science en mai 1871 avant d'en posséder une. Et, si, dans "Alchimie du verbe", il met en scène, fût-ce en le déformant et exagérant, un témoignage d'échec de son entreprise, c'est qu'à tout le moins il ne possédait pas grand-chose dans son jeu auparavant.
Je ne vais pas tout nier, attention, mais quand Rimbaud dit qu'un faible qui se mettrait à méditer sur la lettre "A" finirait par ruer dans la folie, il ne sait pas exactement de quoi il parle. Rimbaud essaie une formule un peu sonore. Il fait pareil dans "Alchimie du verbe" quand il écrit : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne", tout en avouant dans la foulée s'en remettre à des "rhythmes instinctifs" (dois-je souligner "instinctifs" ?). J'ai décrit dans les deux articles de ces derniers jours que cela n'avait aucun sens connu en français. En fait, très peu de gens ont parlé de la prose de "Alchimie du verbe". S'il existe quantité de publications sur Rimbaud, Une saison en enfer est moins commentée que les poèmes en vers et que les Illuminations. Et, je ne m'en rendais pas compte, mais alors qu'on cite régulièrement "Alchimie du verbe", peu d'études de sa signification ont été produites. Les rimbaldiens vont plus volontiers écrire sur "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle", "L'Impossible" et "A dieu". A la limite, seuls "L'Eclair" et "Matin" reçoivent moins d'attention que la prose de "Alchimie du verbe". Par ailleurs, je précise bien que j'écarte du relevé des études sur "Alchimie du verbe" celles qui privilégient la citation des vers, parce que ces études accentuent le sens des poèmes en vers, pas celui du texte en prose. Et enfin, au sein même de "Alchimie du verbe", les rimbaldiens s'attardent plus volontiers sur les dernières parties en prose avec le pluriel des "vies", le sort final réservé à la beauté. Je dirais que toute la première moitié du texte est assez négligée (de "A moi." au "moucheron" "que dissout un rayon !" Certes, on cite des énoncés forts, mais on n'en fait rien, on les accepte en tant que tels. Rimbaud a dit : "J'inventai la couleur des voyelles !" Vous êtes invités à admirer, rien d'autre ! L'expression : "La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe[,]" on brode une réflexion, et voilà !
Revenons-en à la phrase : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne [...]" sans oublier la mention voisine des "rhythmes instinctifs". Il y a un problème clair qui est tenu. Mais ce propos est admis passivement comme si son sens allait de soi. J'ai fait remarquer récemment qu'il y avait une distorsion, et ce n'est pas une idée que j'ai de la veille, il y a assez longtemps que je perçois l'absurdité de la phrase : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne..." et je pense que la plupart des rimbaldiens, sans doute pas tous, mais 99% j'ose croise, se disent que cette affirmation n'est pas vraie. On voit bien en lisant les poèmes de Rimbaud qu'il n'a pas passé son temps à régler la distribution des consonnes plus qu'un autre poète. Il n'y a rien de sensible de ce point de vue-là qui fasse de Rimbaud un poète différent des autres. Mais mon sentiment d'absurdité de la formule ne consiste pas simplement à constater que les poèmes n'illustrent pas le propos. Ce que jamais un rimbaldien n'a fait, apparemment !, c'est se poser la question de la possibilité logique d'un pareil énoncé. Je suis loin de maîtriser tout ce qui a été publié sur Une saison en enfer, et je n'ai pas une mémoire immédiate de tout ce que j'ai lu. Je dois encore relire L'Art de Rimbaud de Murat, les ouvrages de Margaret Davies, et ceux de Yoshikazu Nakajima, Yann Frémy, Daniele Bandelier, et quelques autres. Mais, j'ai quand même l'impression que personne n'a eu l'idée d'éprouver comme je le fais la défaillance logique du propos. Rimbaud écrit des poèmes en langue française, donc dans l'alchimie du verbe il ne peut pas y avoir un pur et simple réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne. Ce n'est tout simplement pas possible ! Le fait de choisir certains mots impose continuellement un réglage de consonnes et de voyelles qui n'est pas le fait de Rimbaud. Et si Rimbaud était si sérieux que ça dans son propos, il nous le dirait que les liaisons se jouent entre les mots, ou quelque peu au plan, mais dérisoire, des accords et des conjugaisons. Rimbaud respecte la syntaxe de la langue, sinon il ne peut plus communiquer. Le jeu sur les consonnes et les voyelles ne peut être qu'à la marge dans la production du sens. Les mots ne sont pas choisis en tant que carcasses de consonnes et de voyelles, mais en tant qu'ils ont un sens. Le poète peut revendiquer un art des appariements entre les mots qui va se fonder sur un rapport des consonnes et des voyelles, mais sa prétention ne peut pas aller au-delà. Tout ce que je dis là, il n'y a jamais personne pour le dire. Du coup, on a soit ceux qui admettent l'idée sans réfléchir : Rimbaud réglait tous les détails de son poème, jusqu'aux moindres consonnes, et puis il y a ceux qui se disent qu'ils ne savent pas ce que ça veut dire "régler la forme et le mouvement de chaque consonne" et qui soit vont voir ailleurs, soit se disent qu'ils peuvent faire confiance à Rimbaud et que cela a simplement un sens qui leur échappe. Ils ne se disent pas que Rimbaud ment exagérément, à la limite quelques-uns, et ils ne se disent surtout pas que Rimbaud, qui, ici, joue à la pose, n'a peut-être même pas tout-à-fait conscience de l'absurdité de qui a jailli sous sa plume. Rimbaud n'a pas encore dix-neuf ans, c'est un poète, un praticien empirique de la langue si on peut dire, il n'a pas un bagage universitaire exceptionnel sur ce qu'est la langue, surtout quand on songe à toutes les évolutions de la linguistique qui ont eu lieu depuis. On m'excusera de ne pas croire que Rimbaud parce qu'il est un des plus grands poètes de tous les temps (avec Hugo, Verlaine et Baudelaire) maîtrisait finement les nuances d'un raisonnement audacieux sur la langue. Il faisait des projections enthousiastes susceptibles de se voir répliquer le célèbre proverbe : "Qui trop embrasse mal étreint !" C'est d'ailleurs ce qu'il explique dans Une saison en enfer et précisément dans les deux sections "Alchimie du verbe" et "Adieu", avec en prime le verbe "étreindre" du proverbe qui vient d'un bond lui-même sur la scène : "la réalité rugueuse à étreindre".
Le choix des mots et les contraintes grammaticales ne permettent pas de croire un instant que le travail du poète peut réussir à régler la forme et le mouvement de chaque consonne. Et aucun rimbaldien ne l'écrit ! Pourquoi ? Et j'insiste aussi sur le problème de distorsion entre voyelles et consonnes. Les voyelles sont des couleurs qu'on identifie, les consonnes sont des lettres soumises à un réglage. Est-ce à dire que les voyelles ne sont pas elles-mêmes soumises à une distribution réglée ? Cela n'a pas de sens.
Partant de tels constats, je considère que "Alchimie du verbe" livre des formules créées pour bien singer la folie d'une prétention de poète complètement vaine. Rimbaud joue ici sur le paraître et travaille sans doute à se moquer de ses lecteurs qui vont trouver une apparence à ce qu'il dit. Pour citer des propos d'époque, sa poésie passait pour "inintelligible" malgré une maîtrise époustouflante de la "mécanique des vers". Or, malgré toute la diversité des phénomènes, la conception mécanique s'en tient à constater que la césure est toujours au même endroit et qu'il y a tout un art d'enjamber la césure, mais qui ne fait que constater un répertoire étendu à deux entrées : césures chahutées ou non. Un excès de non respect de la césure dans un poème en ruine la reconnaissance ou la rend problématique. Cette idée de "mécanique des vers" a du sens, mais pas l'idée qu'on peut en avoir une maîtrise vertigineuse. Ce n'est pas vrai. Les vers de Rimbaud ne nous séduisent pas pour un aspect mécanique du réglage. Alors, oui, il y a un réglage qu'on peut dire mécanique dans le fait de disposer des enjambements ou rejets ou contre-rejets d'une, deux ou trois syllabes, en mettant cela en relation avec telle catégorie grammaticale, etc., en mettant en relation les enjambements les uns par rapport aux autres, etc. Mais, à la fin des fins, ce propos se dilue, comme on le voit très bien avec le problème de perception des césures dans les vers "nouvelle manière" de 1872 puisque le repérage des césures n'apporte aucune beauté prosodique nouvelle aux poèmes en vers de dix, onze et douze syllabes, même si, en revanche, on découvre des feintes, des parallélismes subtils et donc des effets de sens. C'est même parce que ces réglages pensés contre le brouillage des césures heurtent la lecture naturelle que beaucoup de lecteurs n'admettront jamais, et bien à tort pour leur qualité de compréhension des poèmes, qu'il y a des césures dans "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", "Mémoire", "Tête de faune", "Juillet", "Jeune ménage", etc. Le vers "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," de Larme, que vous identifiez ou pas une césure après "oiseaux", ne change rien au caractère appréciable du vers à la lecture. Vous lisez cet extrait, il est beau, que vous ayez perçu la césure ou non ! Alors, la perception de l'égalité des mesures est importante dans la poésie en vers et Rimbaud a problématiquement joué au-delà, puisque césure ou pas nous lisons des poèmes où ne la percevons pas, autrement dit nous ne lisons pas réellement comme des vers, mais plutôt comme de la prose, l'ensemble de poèmes suivants : "Tête de faune", "Conclusion" de "Comédie de la soif", "Jeune ménage", "Est-elle almée ?...", "Juillet", "Mémoire", "Qu'est-ce pour nous...", "Michel et Christine", "La Rivière de Cassis" et "Larme", voire "Bonne pensée du matin". Ce n'est pas la peine de faire les malins. Objectivement, nous lisons ces poèmes comme de la prose. Que ça plaise à notre orgueil ou non, c'est comme ça !
Mais c'est justement le signe que la démarche de Rimbaud est problématique et n'est pas une science fiable. Or, la formule : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne" est jointe à l'idée de "rhythmes instinctifs", ce qui ne fait pas très scientifique, mais cette formule est appliquée à une explication qui est en train de s'appuyer sur le sonnet "Voyelles". Or, "Voyelles" est un sonnet "première manière" et non un poème en vers "nouvelle manière". En gros, à moins de considérer qu'après la citation approximative du premier vers de "Voyelles", Rimbaud passe immédiatement à la description des poèmes "nouvelle manière", nous n'avons aucune raison légitime pour décréter que Rimbaud est en train de parler des "rhythmes" de vers où la perception de la césure a été entièrement diluée. Peu importe d'ailleurs que "Voyelles" soit à la pensée ou non de Rimbaud, l'unité thématique du paragraphe impose d'identifier un poème en vers "première manière" qui est "Voyelles". Par conséquent, la suite du paragraphe vaut description autant de poèmes en vers "première manière" que de poèmes en vers "seconde manière". Rimbaud peut songer autant aux "Chercheuses de poux" et aux "Mains de Jeanne-Marie" qu'à "Larme" ou à "Bonne pensée du matin". On pourrait considérer que Rimbaud ne cite pas vraiment "Voyelles" pour précisément cacher la révélation d'un poème en vers "première manière" à ses lecteurs. Le sonnet "Voyelles" est inédit à l'époque. Les gens qui lisent "Alchimie du verbe" ne peuvent même pas identifier la citation d'un vers dans la séquence entre tirets : "A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert !" L'idée est à tempérer, dans la mesure où Rimbaud en publiant ce livre Une saison en enfer allait à la rencontre d'un public privilégié qui connaissait déjà "Voyelles" : les dirigeants de La Renaissance littéraire et artistique et Verlaine, et quelques autres à déterminer. A la limite, on peut envisager que Rimbaud reprend l'idée de base de la création des couleurs pour les voyelles et la reprend en la désolidarisant du sonnet d'origine, mais cela crée pas mal d'autres difficultés, puisque comment identifier dans la poésie de Rimbaud une coloration des "voyelles" ailleurs que dans "Voyelles" et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" ? Le propos dans "Alchimie du verbe" devient purement gratuit en regard des vers "nouvelle manière".
Dans mon raisonnement sur un écrit en prose allant au-devant de ceux qui prennent Rimbaud pour un fou, ce qui ressort essentiellement c'est qu'aux yeux de Blémont, Charles de Sivry et d'autres, Rimbaud était le détraqué qui s'intéressait à la couleur des "voyelles" pour parler comme Coppée et qui écrivait des poèmes sans respecter les césures et pourtant d'un indéniable talent qu'on ne savait définir.
Et on saisit alors un peu différemment les propos pince-sans-rire de Rimbaud : "accessible un jour ou l'autre à tous les sens" et : "Je réservais la traduction."
Pour moi, dans "Alchimie du verbe", Rimbaud donne par moments ce que le public en face de lui a envie d'entendre. Et si bien sûr il y a un propos sérieux qu'il tient, il convient de ne pas se faire avoir par cette glu.
Rimbaud fait passer les apparences pour la science. Il se moque de ses lecteurs, tout en ne révélant pas directement ses secrets. D'ailleurs, jusqu'à plus ample informé, s'il avait voulu faire une mise au point claire, nette et limpide, il aurait été en mesure de le faire autant qu'un autre. Il est évident que Rimbaud est dans le jeu littéraire, ici. Et finalement, c'est rassurant. Rimbaud aurait produit un écrit limpide et clair, il n'aurait fait qu'écrire pour lui-même et présenter ses excuses à la société, alors qu'ici Rimbaud nous offre un écrit dont nous devons nous-même comprendre les jeux de miroir. Rimbaud veut que nous soyons piégés par le texte, c'est ça la raison de l'hermétisme de sa poésie. A nous de l'apprivoiser cette difficulté !
Il faut bien comprendre que nous n'avons pas affaire à des formules ésotériques que le poète avait des difficultés à exprimer plus clairement. Si une pensée est maîtrisée, elle peut être exprimée plus ou moins clairement. Bien sûr que ça peut être difficile de s'exprimer clairement, mais une pensée maîtrisée ne débouche pas sur un discours opaque où les gens peuvent tout lire et son contraire. Rimbaud lance des défis à ses lecteurs, et des défis pas toujours bienveillants.
En plus, à un niveau supérieur, l'explication tenue dans "Alchimie du verbe" est de toute façon discréditée. On ne va pas lire le texte en affirmant la vérité d'une méthode, d'une science, pour ensuite aller dire qu'elle n'est qu'une grosse illusion. Rimbaud ne s'est pas embarrassé de détails. Il rend compte d'un passé authentique, celui de la composition de poèmes dont une partie en vers "nouvelle manière" est citée, mais il n'a pas cherché à fixer la vérité sur son entreprise. Il a d'emblée orienté sa présentation pour imposer la conclusion. Le vice, c'est qu'en orientation cette présentation Rimbaud a singé les impressions de ses premiers lecteurs, il a joué sur le "On me pense" pour citer hors-contexte une formule célèbre du "voyant".
Rimbaud réglait des consonnes et des voyelles, mais comme tout poète. Oui, il cherchait un renouvellement du rythme et essayait instinctivement des pistes rythmiques différentes de l'éloquence classique, du bel ordonnancement prosodique sage des prédécesseurs. Mais, ce n'était pas vraiment une science et cela s'inscrivait dans une continuité en regard de Victor Hugo, Verlaine et quelques autres. Pour le paragraphe : "Ce fut d'abord une étude", on ne saurait manquer de faire le rapprochement avec le titre indiqué par le témoignage de Verlaine : "études néantes". Plutôt que dans le réglage scientifique, Rimbaud était plutôt dans les "rhythmes instinctifs" émancipatoires et dans les études empiriques. Or, ici, la revendication se fait plus précise : "J'écrivais des silences", poursuit quelque peu l'idée d'un lien sémantique possible avec le titre relevé par Verlaine "Etudes néantes". L'expression : "J'écrivais [...] des nuits" a de l'intérêt également. La nuit s'oppose au jour et ne correspond pas à une révélation poétique facile, puisque la révélation s'extrait difficilement de l'obscurité. Rimbaud poursuit dans la veine des énoncés paradoxaux. L'expression : "je notais l'inexprimable", est la plus nettement contradictoire, le point limite de la folie du projet. Cependant, puisque Rimbaud déclare avoir inventé "la couleur des voyelles", il n'est pas de peu de prix d'apprécier l'appariement "nuits" et "silences" dans "J'écrivais des silences, des nuits". En effet, les silences s'opposent aux voyelles et les nuits s'opposent aux couleurs prêtées à ces voyelles. Et finalement, malgré l'abondance de propos incohérents alignés dans ces paragraphes, il y a un fil conducteur qui s'établit au fur et à mesure de la lecture, et qui lui est à prendre directement au sérieux.
Rimbaud veut trouver la solution de certains renversements étonnants. Pour dire plus que les autres, il veut trouver la formule métaphysique d'un renversement des perspectives. Dire qu'il invente la couleur des voyelles, c'est dire qu'il cherche une voie pour faire que ce qui semble impossible a priori ne l'est pas réellement. Il imagine des transpositions qui pourraient régler le problème.
Une science n'apparaît toujours pas à la lecture de tels propos, mais un projet si ! Et à la lumière de ces dernières remarques, la phrase : "je notais l'inexprimable" prend un sens possible. Cela est "inexprimable" directement, mais par le biais de mes transpositions j'arriverai à la formule.
Et là, c'est intéressant aussi parce qu'on s'éloigne d'une réflexion vouée à tourner en rond et à ne rien constater de percutant sur le réglage des consonnes. On entre dans la dimension où Rimbaud veut que quand nous lisions ces poèmes nous nous disions qu'il faut songer que Rimbaud traque la signification d'un silence, d'une nuit ou d'un vertige par des biais plus subtils. Et il est intéressant aussi que ce soit sur un terrain où plus aucune science et révélation ne prévaut. Nous revenons sur le terrain des préoccupations du poète, sur le terrain des angles d'attaque pour le lire qui vont rafraîchir nos approches de ses vers.
Je devrais aussi passer du temps à relire tous les commentaires de "Larme" et de "Bonne pensée du matin" qui ont essayé de justifier soit les "silences", soit les "vertiges" à la lecture. Mais, ce mot lancé de "silence", il faut dire qu'il n'est pas si courant que cela sous la plume de Rimbaud. Pourtant, il est employé à quelques reprises avec une distribution significative.
Je n'ai pas fouillé tous les poèmes de Rimbaud, je n'ai même pas fait de recherches avant 1871. Mais, il me semble que le mot "silence" a une première promotion dans deux poèmes longs datés de juillet 1871. A ce moment-là, Rimbaud a déjà envoyé les deux lettres "du voyant", et il a déjà composé le poème "Les Sœurs de charité" qui dans mon idée est concerné à la fois par l'impasse de la semaine sanglante et par une transposition sur le plan du désir d'être "voyant" du rapport désespéré à la Mort du poète des Fleurs du Mal avec une idée sous-jacente de silence tragique. Une première mention, associée à la "nuit", apparaît dans "Les Premières communions" :
De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigneTous les jeunes émois de ses silences gris ;
Je devrais même citer le quatrain en entier avec sa "soif de la nuit forte" et la "révolte sans cris" que n'écoute aucun autre "témoin" que le "cœur qui saigne". Ce quatrain peut être rapproché par ailleurs des deux premiers des "Sœurs de charité" avec l'adoration "sous la Lune" du jeune homme par un Génie inconnu, jeune homme qui a comme la jeune communiante quelque chose de virginal, une "blessure éternelle et profonde" et d'importants émois dans son lit.
Précisons que le poème "Les Premières communions" contient une occurrence de la forme "jusqu'à" placée devant la césure : "Il me bonda jusqu'à la gorge de dégoûts ;" forme que Victor Hugo a pratiquée dans le poème "Force des choses" des Châtiments en 1853, mais ce qui m'impressionne, c'est que cette forme est déployée dans les poèmes sataniques, baudelairiens du recueil Philoméla de Mendès, et que Verlaine va retravailler en forme chevauchant la césure dans le "Sonnet du Trou du Cul" puis dans "Birds in the night". J'en ferais l'indice d'une lecture attentive par Rimbaud du recueil Philoméla antérieure désormais à la composition des "Premières communions". Avant de citer l'autre occurrence clef du mot "silence" en juillet 1871, signalons que parmi les très rares occurrences du mot "silences" dans les vers de Rimbaud, il y a le cas d'un poème composé à Paris soit à la fin de 1871, soit au tout début de 1872, "Les Chercheuses de poux". Et nous retrouvons l'idée du poète dont le cœur saigne et pleure ou désire pleurer solitairement. La jeune fille dans "Les Premières communions", le jeune homme dans "Les Soeurs de charité", l'enfant dans "Les Chercheuses de poux" et le poète dans "Larme" sont quatre portraits parents et l'idée d'une lecture attentive de Mendès est à étendre désormais aux "Premières communions".
Il entend leurs cils noirs battant sous les silencesParfumés ; [...]
Il me faudra prochainement signaler à l'attention les points de comparaison possibles entre "Les Premières communions" et "Voyelles". C'est prévu, ça viendra en son temps. Poursuivons.
L'autre mention clef du silence se fait dans le dernier quintil du poème "L'Homme juste". Je précise que le poème "L'Homme juste" a été tardivement rallongé de deux quintils, vers mai 1872, mais le remaniement est perceptible sur le manuscrit correspondant et surtout nous pensons le reste manuscrit de ce seul dernier quintil du poème. Je vais citer toutefois la version la plus connue devenue antépénultième quintil du poème :
Cependant que silencieux sous les pilastresD'azur, allongeant les comètes et les nœudsD'univers, remuement énorme sans désastres,L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineuxEt de sa drague en feu laisse filer les astres !
Il s'agit du premier enjambement de mot à la césure qui nous soit parvenu de Rimbaud et cet enjambement de mot est effectué sur l'adjectif "silencieux" avec soulignement de sa base sémantique détachée de la terminaison, puisque la césure passe au milieu du mot "silen/cieux" ou "silenc/ieux" peu importe. Donc il y a dramatisation de l'idée de "silence". Après, vous faites peut-être partie de ces nombreux lecteurs qui pensent qu'il n'y a pas de césure, et que s'il y en a une elle est bien mystérieuse. En réalité, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures pour comprendre. Vous avez deux rejets successifs "D'azur" et "D'univers" qui sont un jeu par calembour sur l'étirement du vers, à quoi ajouter la césure en décalage pour "les / comètes". Et ce calembour souligne aussi du coup les mots "azur" et "univers". Ils sont mécaniquement mis en vedette par le rejet. Pour l'idée de silence, c'est simplement la même chose, le mot "silence" en tant qu'idée, que base de la construction de l'adjectif "silencieux" est mis en relief par le contre-rejet. Il ne faut pas méditer ça pendant des heures. C'est tout simple. Moi, j'ai déjà mal à la tête et c'est une torture pour moi d'écrire cet article, vous pensez bien que je ne vais pas aggraver mon état. J'ai compris l'enjambement de mot de manière basique. Je n'arrête pas ma lecture quand je lis le vers, je comprends tout de suite ou je ne comprends pas.
Le silence est celui de l'ordre, mais on appréciera le cadre cosmique très hugolien et il faut bien sûr songer au cadre cosmique du dernier tercet de "Voyelles" qui met en vedette le mot "Silences", et notez bien que la complémentation participiale "traversés des Mondes et des Anges" est à rapprocher d'une vision d'un veilleur qui laisse "filer les astres". Oui, évidemment, ici, c'est l'ordre, et dans "Voyelles" on est plus dans la réplique de Vénus au parti de l'Ordre et du Dieu biblique, mais ces parallèles sont nécessaires à la pratique satirique. J'ai annoncé que j'allais prochainement comparer "Voyelles" et "Les Premières communions", allez je vous offre trois vers :
Elle veut, elle veut pourtant, l'âme en détresse,Le front dans l'oreille creusé par les cris sourds,Prolonger les éclairs suprêmes de tendresseEt bave... - L'ombre emplit les maisons et les cours.
Je ne vais pas enchaîner sur la bave et l'invasion de l'ombre, mais vous notez le concept de "cris sourds", qui s'explique dans le poème, mais qui rejoint les logiques paradoxales de "Voyelles" entre "strideurs" et "silences" avec une même idée de blessure finalement. Vous avez la mention du "front". Quant à l'adjectif "suprêmes", il correspond au singulier de "Voyelles": "Suprême Clairon", mais vous me direz qu'il qualifie "éclairs". Bon, alors, n'ai-je qu'à vous dire les bras sur les hanches comme les deux anses d'un vase mystique, vous n'avez jamais lu quelque part en ma maison des "rimbes" que l'appariement des mots "strideurs" et "clairon" prouvait l'unité de sens entre le vers en question de "Voyelles" et un quatrain de "Paris se repeuple" : "Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd (variante "sourd") et "L'orage t'a sacré suprême poésie". Il est question des "éclairs supérieurs" dans "Michel et Christine".
- Allô ! allô ! en lisant cette phrase trois rimbaldiens ont dû être envoyés en réanimation, on va devoir virer trois infâmes non-vaccinés pour les prendre dans nos services. Les trois infâmes non-vaccinés iront crever dehors. C'est ça, la société française !" Comme dirait l'autre dans Il bidone "elle est fraîche, votre société française !"
Mais reprenons.
On constate donc des emplois du mot "silence" soit pour des portraits d'êtres blessés intérieurement et au bord des larmes dans une révolte métaphysique intériorisée; soit pour des cadres cosmiques où interroger de nouveau la métaphysique du rapport à la providence divine.
Et, vu qu'il est question de "pilastres" dans le quintil cité de "L'Homme juste", j'en viens à ma dernière citation. Je n'ai pas remarqué de présence sensible du mot "silence" dans les poèmes en vers "nouvelle manière" à l'exception significative du poème "Juillet". Le poème "Juillet" date de juillet 1872, éventuellement du mois d'août, il fait donc partie du créneau chronologique qui ressort des poèmes cités dans "Alchimie du verbe". Le mot "silence" est le dernier mot du poème, mais c'est même le mot à la rime à la fin de chacun des deux derniers quatrains du poème, Rimbaud s'étant audacieusement autorisé la reprise d'une rime d'un quatrain à l'autre, doublant cela de la reprise d'un même mot "silence". Et le poème, s'il ne décrit pas un ordre cosmique, décrit sans aucun doute son image terrestre dérisoire au niveau du parc royal de Bruxelles avec un palais royal qualifié de rien moins que de demeure de Jupiter au second vers.
L'expression "Gardons notre silence" clôt l'avant-dernier quatrain, puis nous avons ce quatrain final où le mot "silence" fait un retour clairement dramatisé :
- Boulevart sans mouvement ni commerce,Muet, tout drame et toute comédie,Réunion des scènes infinies,Je te connais et t'admire en silence.
Je pense au poème en vers libres "Mouvement" à la lecture de ce quatrain, je songe aussi à ce passage au début de "Alchimie du verbe" quand le poète dit se vanter de "posséder tous les paysages possibles". Ici, c'est le décor lui-même qui possède tous les possibles, et cela est formulé non sans malice. Mais cette idée des "scènes infinies" permet aussi de faire le lien avec l'interrogation sur l'infini quand le poète regarde le ciel : "Credo in unam", "L'Homme juste", "Voyelles". On peut bien sûr penser aussi à Pascal et à Vigny que le silence du ciel effrayait.
Je n'ai pas encore tout dit, et puis j'ai mal à la tête, il me tarde d'arrêter d'écrire. Mais, bon, vous deviez quelque part sentir que ces petits détours que je vous ai fait faire risquent bien à moyen terme de vous amener à réorganiser tout ce que vous croyez sur "Alchimie du verbe", non ?
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