Dans sa lettre à Demeny, Rimbaud me semble imiter avec emphase une compétition du poète face au philosophe et au mathématicien. Notre jeune ardennais fait clairement allusion au cogito cartésien quand il lance son "Je est un autre", mais aussi quand il écrit ceci au paragraphe suivant : "Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la définition fausse [...]". Rappelons que dans la lette précédente du 13 mai, dans le même paragraphe où Rimbaud lançait le "Je est un autre", nous avions un emploi verbal significatif "ergoter" qui vaut allusion au "cogito ergo sum" :
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
La philosophie de Descartes a souvent été contestée, notamment par les philosophes anglais, notamment par Diderot. Il est même à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième des lecteurs de Husserl qui pensent que Husserl s'oppose à Descartes, ce qui est faux. Husserl est clairement dans la continuité de Descartes au point que certains de ses ouvrages portent le titre de Méditations cartésiennes. Mais la phénoménologie a apporté au vingtième siècle un correctif intéressant avec "toute conscience est conscience de quelque chose".
La phénoménologie husserlienne n'existait pas à l'époque de Rimbaud, mais il faut rester prudents quant aux prétentions du poète. Les propos qu'il tient sont provocateurs, et il ne s'agit pas de lui prêter une science assurée supérieure à Descartes et à un quelconque de ses successeurs en philosophie. Ce que je veux souligner, c'est que cette lettre s'attaque à un problème central en philosophie. Rimbaud choisit la marque de compétition la plus haute. Il choisit aussi un sujet qui permet bien évidemment de revenir sur la modernité du romantisme.
Ici, il cite un point central de l'histoire de la philosophie en se positionnant au-dessus des experts, mais cette mention est naturelle car elle concerne aussi les prétentions des poètes avec le développement moderne du Moi lyrique en poésie. Et pour bien faire sentir que c'est important, il convient de développer la comparaison suivante.
Dans les sociétés qui découvrent l'écriture et qui entrent dans l'Histoire, il existe un ordre du monde. Et les écrivains vont rendre compte de cet ordre du monde auquel leur société adhère, mais ils ne vont pas imposer leur perception, ils vont se mettre à l'unisson de l'ordre du monde défini par la société dans laquelle ils sont immergés. Sans surprise, cette approche prédomine dans la littérature religieuse ou dans la littérature de fiction défendant les valeurs spirituelles de la collectivité.
Avant le XIXe siècle, en France, c'est essentiellement les poètes du XVIe siècle qui ont prétendu être des visionnaires, en particulier Ronsard. Mais Ronsard va écrire contre Agrippa d'Aubigné au nom des convictions d'une collectivité. Il ne va pas inventer son discours de chrétien catholique opposé à l'esprit de la Réforme. Ronsard rappelle qu'il a été favorable au mouvement évangélique, il précise que les protestants allaient trop loin (ce qui est exact, parce que la sainteté des protestants moi je n'y adhère pas un quart de seconde) et qu'il a du coup rétropédalé. Il développe des arguments, mais tout est sous contrôle du groupe auquel il prétend se rattacher finalement. Quand Marot, Ronsard et d'autres parlent d'eux-mêmes, ils le font sur la base de convenances sociales, sur la base d'idées recevables par la société. Quant aux gens d'église, ils ont une logique de pasteurs du troupeau. L'homme d'église tombe sur les gens et les sermonne, mais il est lui-même passé par des années de flagellation politique de sa pensée. L'homme d'église fait la morale, mais il rend lui-même des comptes à une autorité. Et même tout en haut de la hiérarchie, il y a un cadre qui est fixé. L'homme d'église va demander aux gens de se confesser à lui, il va donner des conseils, mais tout ça fait partie de logiques sociales bien huilées. C'est un peu la République en marche, quoi ! Ou l'ingénierie sociale à l'américaine. Et, face à l'Histoire, l'homme d'église ne cherche pas une vérité naissant de constats empiriques, etc. Non, il s'en moque du détail des événements historiques. Il est dans la sélection de ce qui peut faire sens au plan d'une édification de la morale chrétienne, et sa logique est entièrement subordonnée à un tel impératif. Par quel tour de passe-passe, sa mauvaise foi sensible ne l'empêche pas de s'autopersuader que sa démarche est sincère, rationnelle et imparable, ça c'est ce que j'ignore ! Mais il est clair que la littérature d'édification religieuse au plan historique relève de cette drôle de logique. Après, je pense qu'ils avaient beaucoup plus conscience de leur mauvaise foi que ce qu'on leur accorde, mais peu importe ! Avec les poètes romantiques, qui il faut le rappeler étaient paradoxalement des légitimistes au départ (Hugo, Lamartine, Vigny), nous avons eu droit à des discours se voulant édifiants sur le plan religieux, mais qui en réalité était des professions d'individualisme narcissiques. Lamartine établissait son Moi dans une relation cosmique à Dieu, et Victor Hugo a suivi. Or, les discours tenus, tout en se disant croyants et défenseurs du christianisme, n'étaient en rien orthodoxes. Je n'ai pas besoin ici de parler du Moi lyrique qui s'intéresse à d'autres sujets que la religion. J'ai volontairement souligné ce qui avait une signification particulièrement forte dans la perspective de révolte propre à Rimbaud. Un Moi peut dire la vérité sur le Monde, le moi du poète n'est plus un passeur d'idées qui le dépassent, et évidemment Rimbaud s'empare des possibilités de remise en cause radicale que permet cette posture.
Mais je parlais d'une compétition de Rimbaud avec à la fois les philosophes et les mathématiciens. Reprenons la lettre à Demeny du 15 mai 1871. J'ai dit que le paragraphe lançant la formule "Je est un autre" était suivi d'un autre sur la fausse définition du Moi. Or, si nous poursuivons la lecture, au paragraphe suivant nous avons une attaque de paragraphe qui souligne l'idéal d'harmonie de la civilisation grecque antique : "vers et lyres rhythment l'Action." Rimbaud va demander autre chose à la poésie et il développe alors son idée du poète qui doit être "voyant".
Plus loin, le poète lance une autre assimilation, le poète est comme Noé : "il est chargé de l'humanité, des animaux même" [...]. On peut sentir une allusion orphique dans ce propos en principe loufoque ou qui n'est cohérent que dans la mesure où on pourrait gloser qu'indirectement le poète sauve les animaux en exerçant son influence sur les sociétés humaines.
Mais, le poète enchaîne alors sur l'idée de trouver une langue universelle ridiculisant la science des académiciens. Il évoque alors un vers du sonnet "Les Correspondances", mais juste avant il lance cette phrase qui va retenir mon attention : "Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet qui pourraient vite ruer dans la folie !" C'est après cette phrase que nous avons un paragraphe où se concentre l'allusion à un vers des "Correspondances", à la formule de "l'art pour l'art" retournée à la façon hugolienne "l'âme pour l'âme", etc. Et à la fin du paragraphe, nous avons le langage de la science de son temps : "formule de sa pensée", "notation sa marche au Progrès", "multiplicateur de progrès". Je pense que, à moitié sérieux, Rimbaud bouffonne quand même quelque peu. Il sait qu'il est dans la parade expressive du poète sur le modèle de ce qu'il a vu faire par Hugo ou par d'autres.
Enfin, nous arrivons à un paragraphe différent qui annonce un avenir "matérialiste", mais ce point mériterait des développements à part. Surtout, signe d'organisation de son discours, Rimbaud revient sur l'idée de la poésie grecque antique en disant qu'il en sera toujours question sauf que cette fois la poésie ne rythmera plus l'action, mais sera en avant. Et je retiens la formule : "Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie ces poèmes seront faits pour rester". Rimbaud fait clairement allusion à la pensée pythagoricienne, et on comprend le procédé rimbaldien qui consiste à sélection des motifs forts qui concernent à la fois l'histoire des connaissances et l'histoire de la poésie. Après le problème du "Moi" qui superposait Descartes et le romantisme, l'idée du "Tout est Nombre" pythagoricien permet de nouer la recherche mathématique et des visions mythiques fortes issues de l'Antiquité dont le prestige peut intéresser un poète du temps présent qui prétend à être quelque chose de plus qu'un joueur de quilles positiviste, qui prétend valoir mieux qu'un Malherbe transposant dans un délire d'ambition superfétatoire la pensée d'Auguste Comte en sonnets.
Cette concurrence apparaît à nouveau dans "Alchimie du verbe" où le poète se compare explicitement aux peintres, en s'en prêtant l'activité en tant que poète, ce qui n'est pas résolument cohérent. Il dit alors : "posséder tous les paysages possibles", alors que jamais sa poésie n'a consisté à décrire des paysages, ni même des scènes en quelque sorte. Et cette comparaison en permet une autre plus implicite, mais pas moins décisive, avec l'invention de la photographie et même de la photographie en couleurs. J'ai parlé du brevet déposé par Cros en 1869 et de formules étonnamment similaires entre l'écrit scientifique de Cros et la prose de "Alchimie du verbe".
Mais Rimbaud ne formule pas systématiquement cet esprit de compétition. Certaines idées sont purement littéraires et il n'a pas besoin de s'appuyer sur un référent dans l'histoire de la philosophie ou des mathématiques, même si on sent encore parfois une tendance à le faire, comme quand il parle à la façon d'un mécanicien d'un réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne dans "Alchimie du verbe".
Et j'en viens à cette formule selon laquelle un faible qui méditerait la lettre A pourrait vite ruer dans la folie.
Contrairement à beaucoup de lecteurs (du moins, je pense), cette phrase est loin d'être convaincante pour moi. Prenons les chiffres. Les chiffres 1, 2, 3 ou le nombre d'or ou le nombre Pi n'existent pas dans la Nature, mais pourtant nous en avons besoin pour les sciences, pour notre connaissance aiguisée des lois de la Nature. Je dénombre un, deux, trois, quatre poussins, mais les poussins ne portent pas ces chiffres sur eux, ni individuellement, ni collectivement. Cette remarque m'a déjà été faite par Bienvenu à propos d'arbres, et j'avais répondu que pour moi le chiffre 1 est déjà un rapport qui présuppose la division et les autres opérations mathématiques. Il n'y a pas d'abord les chiffres, puis l'addition, puis la soustraction, puis la multiplication, puis la division, ni d'abord les entiers naturels, puis les autres catégories de chiffres. A cette aune, on peut dire que le chiffre 1, qui représente l'unité, est un mystère qui peut rendre fou. On appréciera aussi qu'entre l'addition et la multiplication on passe du zéro effaçable au 1 effaçable, tandis que le 0 dans les divisions et les équations a un autre statut particulier. On ne peut pas diviser par zéro ou faire des équations sans se poser la question du x=0.
Donc, non seulement le nombre d'or et Pi, mais 0 et 1 sont des mystères, et d'autres nombres encore.
Or, j'en viens à la lettre A. La lettre A correspond, en général (on va éviter de se compliquer la vie), à la transcription d'un phonème vocalique [a]. Il existe des voyelles et des consonnes, des contreparties lettres et phonèmes, mais le propos de Rimbaud m'a l'air profondément absurde malgré tout. D'abord, il y a un problème de précision de la prononciation du "a". Il existe plusieurs "a" en français, et ce problème est rendu plus évident avec l'apprentissage de langues étrangères, notamment l'anglais. Mais, ce "a" il ne s'agit que d'un accident. Nos cordes vocales seraient conçues différemment, nous privilégierions d'autres sons. A la différence du 1 qui a un caractère universel, le A est un fait contingent et sa place de première lettre dans l'alphabet est un autre fait contingent, et le A, en tant que phonème, ne sert pas à fabriquer les autres voyelles, ce n'est pas un point de départ pour les autres voyelles, alors que dans la suite 1, 2, 3, 4 et 5, etc., le 1 a une importance et il en a même plus que le 3 ou que le 5 quelque part. J'ai donc l'impression que Rimbaud a tout simplement singé le discours des mathématiciens qui plus que les littéraires peuvent dire : "vous vous mettez à penser sur tel nombre et vous ruez dans la folie, notamment 1, Pi ou le nombre d'or." Pour moi, la phrase de Rimbaud a quelque chose d'insensé, comme une idée lancée en l'air pour se faire remarquer. J'ai énormément de mal à la prendre au sérieux. J'essaie de la prendre au sérieux, parce que l'ensemble de la lettre tient un propos assez fin, qui va quelque part. Mais, malgré tout, je n'oublie pas que cette lettre est faite de beaucoup de déclarations à l'emporte-pièce, de beaucoup de promesses moulées dans des conjugaisons au futur de l'indicatif, sinon au conditionnel. Il y a pour moi des affirmations à dégrossir dans cette lettre à Demeny. Soit il s'agit de propos provocateurs, et à ce moment-là l'honneur de Rimbaud est sauf, il s'est un peu joué de la contagion d'enthousiasme sur ses lecteurs, et il faut alors trier ce qui est à prendre au premier degré, et ce qui doit être pris avec du gros sel. Soit Rimbaud, impatient, prend le risque de formules qu'il ne maîtrise pas parce qu'il ne voudrait pas donner l'impression qu'il n'a pas grand-chose dans son jeu qui serait plus fait d'aspirations que de réelles prises de conscience.
Voilà ce qu'il me semblait important de faire remonter quant à ces fameuses lettres qui ont fait couler beaucoup d'encre, mais qui sont lues aujourd'hui plus selon une approche par le raisonnable que par une approche des logiques de Rimbaud lui-même au moment précis où il la concevait, alors âgé de seize ans et demi.
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