mercredi 14 avril 2021

Tohu-bohu : Commune et composition du "Bateau ivre"

Jacques Bienvenu a mis en ligne le mardi 13 avril 2021 un article intitulé "Les 150 ans du Bateau ivre" qui ironise sur les tentations de commémoration de la composition du poème en 1871 en avançant des arguments pour dater plus volontiers le poème soit de l'extrême-fin de l'année 1871, soit du tout début de l'année 1872.


C'est l'opinion que j'ai moi-même et je vais ajouter quelques arguments.
Pour le journal Le Rappel, il faut préciser qu'un membre du Cercle du Zutisme, Camille Pelletan, faisait partie de l'équipe qui publiait régulièrement dans cet organe de presse hugolien. Et Albert Glatigny, poète apprécié tant par Verlaine que par Rimbaud, poète aussi en vue avec la représentation de ses pièces de théâtre à Paris de novembre 1871 à mars-avril 1872, publiait tout comme Hugo des poèmes inédits dans ce journal. Bernard Teyssèdre l'a exploité ainsi que Le Figaro dans son ouvrage Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, mais il n'en a pas compris l'importance, il n'en a fait qu'une valeur-témoin et l'a sous-exploité. J'étais moi-même conscient qu'il y avait des poèmes importants, encore inédits à l'époque, de Victor Hugo dans le journal Le Rappel, je prévoyais une mise au point à ce sujet depuis des années déjà. Et il va de toute façon falloir procéder à une grande étude de synthèse sur le sujet.
Il faut préciser que la pièce Fais ce que dois de François Coppée fait également partie des sources littéraires et du coup théâtrales probables à la composition du "Bateau ivre".

Un autre argument est à mobiliser. Dans sa liste de titres de poèmes de Rimbaud, Verlaine fait un dénombrement de tous les poèmes de la suite paginée qui sera transmise à Forain puis Millanvoye, en précisant le nombre de vers pour chaque composition, mais il laisse de côté certains titres de poèmes sans même dénombrer leur quantité de vers. Parmi ceux-ci figure "Le bateau extravagant". Ce n'est pas un argument suffisant pour dire que le poème était une composition toute récente. En revanche, le titre du poème "Le bateau extravagant" ne correspond pas aux deux versions qui nous sont parvenues et au titre final désormais célèbre "Le Bateau ivre". Verlaine a utilisé un manuscrit de provenance inconnue et aussitôt disparu pour établir la version publiée dans Les Poètes maudits en 1883. Une autre version manuscrite du poème nous est parvenue au vingtième siècle, elle a été possédée par le politique Louis Barthou. Il s'agit d'une copie de la main de Verlaine, mais paresseusement nous tendons à l'assimiler à un manuscrit en provenance du dossier Forain-Millanvoye, sauf que le poème ne fait pas partie de la suite paginée et que le cheminement du manuscrit demeure quelque peu une énigme.
La liste de titres par Verlaine peut avoir été confectionnée du temps où il a fallu éloigner Rimbaud de Paris. C'est l'hypothèse la plus plausible, puisqu'elle permet d'expliquer la présence de "Tête de faune", le remaniement des "Mains de Jeanne-Marie", les ajouts tardifs au poème "L'Homme juste", les problèmes d'accès à certains manuscrits qui ne peuvent pas s'expliquer avant mars 1872, l'absence du poème "Les Corbeaux" probablement pas encore écrit lors du premier établissement de la suite paginée, etc. Cela coïncide avec la remarque d'une lettre de Verlaine, vers la fin avril 1872, selon laquelle Forain a mis en sécurité les manuscrits de Rimbaud.
Notons que les remaniements ont dû avoir lieu en mai 1872. En effet, dans le cas de "L'Homme juste", la rime "daines"::"soudaines" semble reprendre une rime d'O'Neddy citée par Banville dans la revue L'Artiste en mars 1872, quand Rimbaud est éloigné de Paris et Verlaine a corrigé le nombre de vers du poème, preuve que les deux quintils ont été ajoutés ultérieurement à un ensemble paginé déjà constitué.
Le passage du titre "Bateau extravagant" au titre "Bateau ivre" pourrait être bien tardif (mai 1872).
Cela coïncide avec le lancement fin avril de la revue La Renaissance littéraire et artistique dans laquelle Verlaine et les autres connaissances de Rimbaud vont rapidement publier, mais pas Rimbaud lui-même.
Plusieurs poèmes de Rimbaud n'étaient guère publiables dans la revue. Les audaces métriques de "Tête de faune" et des poèmes "nouvelle manière" auraient inévitablement posé problème, surtout pour un début littéraire. Or, Rimbaud ne pouvait pas publier des poèmes explicitement communards, ni des poèmes obscènes ("Oraison du soir"). Les candidats étaient peu nombreux : "Les Effarés", "Voyelles", "Les Corbeaux", "Le Bateau ivre", "Les Chercheuses de poux" et "Les Douaniers". Il va de soi que, pour moi, "Voyelles", "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" sont des poèmes communards, mais le voile métaphorique permettait d'affronter la naïveté générale du public. Après tout, le poème "Les Corbeaux" fut publié qui demandait d'avoir une pensée pour les morts de la semaine sanglante, en des termes voilés, mais pas tant que ça. Au moins à cause de l'allusion aux "pontons", la publication du "Bateau ivre" était sans doute elle-même risquée, mais on ne peut pas exclure que les manuscrits du "Bateau ivre", celui inconnu utilisé pour Les Poètes maudits, celui possédé par Barthou, viennent de Blémont ou de Valade, sinon d'un autre membre actif de la revue, sinon bien sûr de Charles Cros et Théodore de Banville, à moins que, pour sa part, le manuscrit de Barthou n'ait réellement provenu du dossier Millanvoye.
Une composition de poèmes comme "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Les Corbeaux", "Tête de faune", "Les Mains de Jeanne-Marie" et quelques autres en 1872 a l'intérêt de montrer que nous nous faisons une illusion quant à l'absence de compositions pour les quatre premiers mois de l'année 1872.
Notons également que, dans son article "Les 150 ans du Bateau ivre", Bienvenu précise que la mention "l'autre hiver" suppose un lien entre un hiver de composition du poème et un hiver auquel il serait fait allusion dans le poème à condition de lui prêter un substrat biographique, ce que pour notre part nous faisons sans hésiter. Or, l'hiver va du 21 décembre au 21 mars en gros, donc Rimbaud semble dire qu'il écrit le poème au début de 1872 en faisant référence aux premiers mois de l'année 1871. Et, bien évidemment, le 18 mars, date d'insurrection qui va précipiter la Commune, se situe à l'extrême fin de l'hiver.
Il se trouve que la mention d'un "hiver" coïncidant avec la composition du poème est également mobilisée dans le poème "Les Corbeaux" dont j'ai montré qu'il avait dans sa conclusion plusieurs éléments communs avec "Le Bateau ivre": "mât suspendu" et très précisément toute la rime "soir charmé"::"fauvettes de mai" qui reprend "crépuscule embaumé"::"papillon de mai" à l'un des derniers quatrains du "Bateau ivre", car la reprise ne se limite pas aux mentions "mâts" et "mai". J'ai aussi montré que la fin du poème "Les Corbeaux" reprenait le dernier sizain du poème "Plus de sang" de Coppée, avec la notamment la rime "chêne"::"enchaîne", quand le poème "Le Bateau ivre" raille quelque peu l'allusion à la devise de Paris "nec fluctuat mergitur" telle qu'elle est évoquée dans la pièce tout autant anticommunarde Fais ce que dois du même Coppée. Cela fait beaucoup de points de convergence.
Mais ce n'est pas tout. Je dis depuis longtemps que le poème "Le Bateau ivre" s'inspire du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel publié dans la revue Le Correspondant en novembre ou décembre 1871.
Très souvent, Steve Murphy répète que "Le Bateau ivre" compte cent alexandrins, et que c'est précisément la limite maximale pour faire tenir un effet poétique selon Baudelaire et Poe. L'avis de Baudelaire, n'en déplaise à son génie, n'a aucune valeur. Il est quantité de poèmes époustouflants qui font plus de cent vers, à commencer par des poésies de Victor Hugo. Et il faudrait parler des tragédies qui sont en alexandrins et approchent les deux mille vers. Et il faut même aller plus loin : il est des vertiges de la poésie qui ne s'envisagent que dans des pièces de longue haleine. L'avis de Baudelaire retranche des possibilités d'invention aux poètes.
Mais, au-delà de l'impertinence du propos baudelairien, on ne voit pas en quoi Rimbaud aurait trouvé pertinent de faire allusion ici à cette longueur maximale. Murphy met sans doute cela en relation avec le poème "Le Voyage" de Baudelaire. Il s'agit de nous imposer l'équation habituelle : "Voyelles" répond au sonnet "Correspondances", et "Le Bateau ivre" correspond au poème "Le Voyage", tout cela au détriment des références hugoliennes explicites des deux poèmes rimbaldiens. Notons au passage que "Le Voyage" compte 36 quatrains et donc 144 alexandrins. Baudelaire n'a donc pas respecté la limite qu'il se fixait, et la relation de quantité entre "Le Bateau ivre" et "Le Voyage" n'a aucun sens concret : 100 contre 144 alexandrins, en dépit qu'il s'agit à chaque de poèmes distribués en quatrains.
En revanche, en novembre-décembre 1871, Victor Fournel a publié un poème "Le Drapeau rouge" en 200 vers, une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes, ce qui nous fait 100 alexandrins et 100 octosyllabes. L'idée qui se dessine, c'est que le recours au nombre rond n'est pas un coup de génie de Rimbaud, mais une idée à laquelle un anticommunard a tenu, et le nombre rond employé par Rimbaud aurait une fonction de réplique sarcastique.
Le nombre rond de Fournel a sans doute une implication épique, une sorte de précision carrée dans la grandiloquence. Précisons que la forme adoptée par Fournel est celle des "ïambes" à la manière de Chénier. Chénier n'était pas hostile à la Révolution, mais il a été décapitée sous elle et certains poèmes ont été écrits à ses derniers instants pour dénoncer ses bourreaux. Au dix-neuvième siècle, Chénier est un poète que les réactionnaires sont tentés de reprendre à leur compte, au mépris des nuances historiques réelles sur la politisation d'André Chénier. Et il va de toute façon de soi que Fournel imite un poème dénonçant les abus de la grande Révolution française, celui qui se finit par le célèbre vers : "Toi vertu, pleure si je meurs." Le poème de Victor Fournel a un cadre strophique très précis, très particulier. Il avait une signification agressive extrêmement forte. Rimbaud y a répondu par des quatrains, il n'a pas joué la réplique par les ïambes, et cela est volontaire et significatif, mais il a répliqué à un poème en 200 vers par un poème en 100 vers.
Le poème de Victor Fournel dénonce les communards comme sinon des peaux-rouges du moins des sauvages, il dénonce les panthères.
Et cela ne s'arrête pas là. Il faut que je vérifie si, comme le journal Le Rappel a un lien au Cercle du Zutisme à travers Camille Pelletan, le journal Le Correspondant n'en a pas un par l'entremise d'Albert Mérat. Les pré-originales de poèmes des Villes de marbre, et même des pièces inédites, ont été publiées dans la presse par Mérat avant 1871. Je me demande si ce n'est pas dans le journal Le Correspondant. Mais, on peut lire aussi les autres articles du journal Le Correspondant, notamment ceux qui parlent de la Commune. Il se trouve que le poème "Le Drapeau rouge" est précédé, dans l'économie de ce gros volume, par quelques publications et notamment, le 10 novembre 1871, des "Souvenirs d'un étranger pendant le règne de la Commune", et dès la première page, vers le début, nous lisons ceci :
Je ne dirai rien de la journée du 18 mars et des assassinats des généraux Lecomte et Clément Thomas, non plus que des massacres de la rue de la Paix, dont certains détails ont été racontés ici d'une manière si touchante. Je passe aussi sur le tohu-bohu des premiers jours du règne de la Commune, parce que, comme tout le monde, je n'en ai vu et ne pourrais en peindre que la confusion. [...]
Et quelques lignes plus loin, il est question de "l'insurrection triomphante".

Il est aussi question "des jours de calme au milieu des plus grands cataclysmes".
J'ai cité des extraits de la première partie, mais la deuxième partie précède directement la publication du poème de Victor Fournel.
Verlaine souligne le mérite de l'attaque du poème rimbaldien, avec cette sorte d'expression désinvolte d'une incidente : "Comme je descendais..." L'attaque du poème de Fournel est quelque peu similaire si pas au plan du style au plan d'un relatif dispositif des idées narratives : simultanéité et agression : "Ainsi, lorsque la France... Râlait... / Ils ont saisi son corps meurtri..." Le bateau ne fait que dériver sous le contrôle des haleurs, mais nous avons bien une action en cours interrompue dans les deux poèmes par une action violente, et s'il n'est pas question de "Peaux-rouges", il est d'emblée question d'un "troupeau" : "troupeau de fils scélérats". Précisons que si le mot "troupeau" (vers 6) n'est pas à la rime dans le poème de Fournel, il suit immédiatement la rime "drapeau"::"tombeau" des premiers octosyllabes (vers 3 et 4). Le poème de Fournel serait d'ailleurs à comparer à "Paris se repeuple", composition que je pense bien plus tardive que ce qui nous est soutenu : "la France, étendue et gisante", "Râlait avec effort, victime agonisante," "Ils ont saisi son corps...", "Feignant de le baiser, l'ont couvert de morsures," "les flancs déchirés", "Ils ont fouillé, cherchant pareils aux cannibales, / Avides d'un hideux butin, / Son coeur [...]" Je devrais en citer encore bien d'autres extraits à rapprocher de "Paris se repeuple". Je confirme l'allusion animale et la répétition du mot "sauvages" : "les panthères de nos faubourgs", "les sauvages du progrès", et l'emploi du mot "barbares" : "regardons les barbares" à la rime avec "fanfares". Et, en fait, même la mention "peau-rouge" est présente : "Comanche de Pantin, Cafre de Belleville, / Peau-Rouge des Buttes-Chaumont[.]" Il est aussi question, selon une citation de Proudhon qui nous est rappelée, de "crapule en délire", d'une "Mixture de poison, de sang, de vin, de fange[.]" Inévitablement, la rhétorique de Fournel amène aussi à songer à celle des Châtiments de Victor Hugo et vers la fin du poème de Fournel, le mot "poteau" à la rime apparaît dans une image dont le premier quatrain du "Bateau ivre" offre l'inversion de certaines modalités rhétoriques précisément : "Les cloue à l'infâme poteau !" Rimbaud ne joue pas de la sorte l'indignation quand il parle des "poteaux de couleurs".


Voilà, le sujet est à suivre, il y a d'autres éléments à développer.

1 commentaire:

  1. Quelques compléments.
    D'abord, la reprise de "poteau" à "poteaux de couleurs".
    Dans le poème de Fournel, l'image du "poteau" arrive dans les derniers vers et correspond au pilori, et ce qui me frappe, c'est que dans Les Châtiments nous avons à la fin du poème "Nox" l'idée d'un avenir "pilori". Mais Hugo vise Napoléon III et donc fait un appel à une insurrection-révolution quelque part, tandis que Fournel cloue au piloris la tentative communarde.
    Le vers de Fournel est aussi rempli d'indignation.
    Or, dans "Le Bateau ivre" où il est pas mal question de répliques à Hugo, on va donc avoir des passerelles possibles entre le poème de Fournel et les Châtiments, mais ce problème-là ne retiendra pas mon attention.
    En revanche, il y a la question du célèbre premier quatrain du "Bateau ivre", je ne reviens pas sur son premier vers qu'on dirait "in medias res" : "Comme je descendais..." et sa comparaison avec le "lorsque" initial du poème de Fournel. Ce qui importe, c'est les "Peaux-Rouges criards" qui dénudent et clouent aux poteaux de couleurs les haleurs. La formule livrée par Rimbaud n'est pas dramatique, mais humoristique, décalée : "Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs." Fournel utilise l'image pour s'indigner, mais ici Rimbaud montre que les haleurs ne lui sont rien et dédramatisent cette scène de violence en quelque chose de comique. Et ce qu'a fait Rimbaud a d'autant plus de sens s'il répond précisément à un emploi du poncif "clouer au pilori" d'un poème anticommunard.
    Vous commencez à comprendre que Murphy (lui en plus il serait d'accord avec ma lecture pourtant), Santolini, Bardel, Brunel, ils peuvent écrire tant qu'ils veulent sur "Le Bateau ivre" il va se passer la même chose qu'avec l'Album zutique et Teyssèdre.
    Là, ce que je viens de dire sur les "poteaux", mais n'importe quel rimbaldien en fait ses choux gras. C'est la mort dans l'âme qu'ils vont s'interdire d'en parler.
    Passons au second point.
    Le titre "Le bateau extravagant", il n'est pas impossible non plus que le titre soit plus tardif que celui de "Bateau ivre", mais ça je m'en contrefiche. Il me semble aussi que la liste de Verlaine correspond à des manuscrits qui ont dû être détruits par la famille Mauté, Mathilde ayant menti et seules les copies remises à Forain furent sauvées.
    Mais le titre "bateau extravagant", où entendre "vagues" par calembour, fait songer aux "Oises extravagantes" de "Ce qu'on dit au Poète..." Il est fort probable que les tenants d'une lecture non communarde du poème s'en serviront (ils auront tort, mais ils ne sont pas à ça près), mais on passe du cours d'eau au bateau, on peut aussi comparer "Oises extravagantes" et "fleuves impassibles".
    Bref, le poème "Le Bateau ivre" a bien une esthétique méditée à partir de Banville et Hugo, et bien évidemment véhicule une allégorie de la Commune. Et la clef, c'est le rôle du poète mage qui unit tout ça. Un seul article sur le sujet, le mien, pas celui de Murphy.

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