Je ne sais pas si l'activité volcanique islandaise s'est réveillée le 19 mars pour commémorer les 150 ans de la Commune, mais cela nous fait de jolies coulées de lave extravagantes. Voilà qui est joliment dit, mais peut-on dire que je serais capable d'y croire pour autant ? Une des impasses de la critique rimbaldienne est d'oublier que Rimbaud parlait en poète. Depuis bien longtemps, je ne comprends pas le blocage des rimbaldiens au sujet de la lecture de "Voyelles", à moins qu'ils considèrent que, malgré toutes mes précisions sur l'emploi des métaphores pour former une idée belle en tant que poétique, ils soient définitivement persuadés que je ne fasse qu'engager une lecture définitivement et résolument occultiste, ce qui pourtant ne saurait me concerner, vu le mépris évident que j'ai pour la charlatanerie ésotérique. Les lecteurs sont contre l'idée que Rimbaud crée des systèmes poétiques pour parler du réel, qui, en tant que systèmes poétiques, ont une certaine gratuité, mais qui permettent d'engager un discussion et un rapport de force dans les idées avec un certain consensus de la société à un moment donné. Les lecteurs rejettent alors tout à la fois le système, mais aussi l'identification du réel dans le poème, à partir du moment où il n'a pas été expressément identifié par la masse des premiers lecteurs.
Prenons cette fois le cas du "Bateau ivre".
Ce poème est une allégorie du poète qui traverse l'événement majeur qu'est la Commune jusqu'à la Semaine sanglante. Rimbaud a quelque peu resserré le projet de Victor Hugo qui allait bientôt publier son recueil L'Année terrible, puisqu'il ne parle pas de la guerre franco-prussienne, mais se concentre sur l'événement de la Commune. Et Rimbaud développe par la même occasion des idées sur le renouveau de la poésie.
Ce premier constat n'est pas fait par beaucoup de lecteurs, et certains qui acquiescent à cette idée ne le font qu'avec des restrictions, avec des réserves. C'est ainsi le cas de la lecture de Steve Murphy qui maintient tout le monde content avec l'espoir d'une lecture sur plusieurs plans allégoriques. Non, le dernier mot du poème est "pontons". Cela doit suffire à régler la question. S'il est vrai que le poème traite de la nouveauté des visions du poète, il le fait strictement dans un cadre de récit allégorique de l'expérience de la Commune vécue par le poète.
Etrangement, les lecteurs vont s'empresser d'accepter les signes les plus évidents des allusions à la Commune pour rejeter le plus fermement possible toute tentative d'approfondir la réflexion sur le sujet. Delahaye sera éternellement crédité de la découverte de l'allusion aux prisonniers communards au dernier mot du poème pour mieux ne considérer l'idée que comme une espèce de proposition incidente. On va admettre l'allusion du bout des lèvres pour la mention de "mai" et on va très vite noyer dans la généralité la signification potentielle du pluriel "juillets".
Pour le reste, défense de lire des métaphores dans le poème, défense de lire des métaphores permettant de comprendre les allusions du récit à la Commune ou à un peuple en révolution identifié à une mer, défense même de lire des métaphores tout courts pour ne surtout pas permettre aux lecteurs de sentir qu'à un moment donné on sera ramené à la pertinence de l'arrière-plan d'une lecture communarde.
Parmi les termes clefs de la lecture communarde, nous avons bien sûr les "Peaux-Rouges". Pour Reboul, Murphy, moi-même et d'autres, la couleur rouge impose l'idée d'une insurrection de communeux, la révolution rouge au drapeau rouge. En 2004-2005, Marc Ascione, d'abord dans le cadre d'une conférence pendant un colloque, ensuite sous la forme d'un article dans un volume de la revue Parade sauvage, a proposé d'identifier là une allusion à une phrase que Bismarck aurait prononcé à l'époque et qui aurait été propagé dans la presse et serait devenue célèbre : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges !" Le problème, c'est qu'Ascione ne donnait aucune attestation d'époque. La citation n'était même pas référencée. Or, avec internet, il est facile de constater que cette phrase n'est pas du tout célèbre, elle n'apparaît pas dans les journaux qui peuvent être consultés en ligne et elle n'est même pas rapportée dans des ouvrages d'historiens visiblement. En réalité, Ascione a exploité un des nombreux ragots du livre anticommunard de 1878 de l'ami de Flaubert, Maxime du Camp. En revanche, il demeure intéressant que le terme "Peaux-Rouges" sert d'insulte contre les communards. Il s'agit d'une variante à l'idée de sauvages ou barbares. Le poème de Victor Fournel "Le Drapeau rouge" publié dans Le Correspondant a lui-même l'intérêt de montrer, et cela à l'époque même de la composition du "Bateau ivre" que le terme "Peau-rouge" sert à accabler les communards. Fournel use de toute la ribambelle de termes calomnieux dans son poème, puisqu'il traité également de "sauvages", de "barbares", etc., les insurgés parisiens. Il les traite également de "panthères". Et, comme Versailles représentait le parti de l'Ordre, en termes explicites, pendant les mois cruciaux de mars, avril et mai, l'expression "tohu-bohu" du "Bateau ivre" s'oppose terme à terme à l'idéologie des vainqueurs de la semaine sanglante. De deux choses l'une ou Rimbaud a de lui-même l'idée de soutenir un principe inverse, ou bien il reconduit le terme servant à fustiger les communards à l'époque. On le voit avec notre citation d'un autre texte paru dans le journal Le Correspondant que, de fait, l'expression "tohu-bohu" était publiquement utilisée pour fustiger la Commune : "Je passe aussi sur le tohu-bohu des premiers jours du règne de la Commune,..." (Souvenirs d'un étranger pendant le règne de la Commune). L'expression "règne" est évidemment tendancieuse, mais l'auteur du Correspondant réécrit finalement l'expression connue aujourd'hui de "triomphe du désordre", et nous ne pouvons qu'apprécier nettement le fait que Rimbaud réécrive en poète le poncif déblatéré par les versaillais : "tohu-bohu plus triomphants", c'est les désordres les plus triomphants qui aient jamais été.
Il est des gens assez simples d'esprit pour penser que quand je signale l'importance de textes de la revue Le Correspondant pour éclairer le sens du poème "Le Bateau ivre", je me parle à moi-même, cette "importance" ne serait qu'une illusion de mon narcissisme daubant la fin de non-recevoir des rimbaldiens. Ben, non, j'ai raison ! Vous ne voulez pas qu'on vous prenne par la main et qu'on vous explique par le menu toute la signification prosaïque du poème de Rimbaud, mais alors prenez-vous en charge ! Apprenez à lire ! Posez-vous déjà la question : "Qu'est-ce que lire ?" Et quand on vous livre une information, essayer de sérier tous les niveaux de pertinence avant de tout rejeter d'un bloc. Vous n'êtes pas bons ! Il faut que vous le sachiez ! Vous n'aimez pas Rimbaud, vous le découvrez ! Ou... vous refusez de le découvrir. C'est bon ? on peut continuer ?
Passons à la comparaison des deux poèmes. Le poème de Fournel se veut grandiloquent. Il affiche cela par le recours aux ïambes à la manière de Chénier. Il ne s'agit pas ici d'une grandiloquence conditionnée par les effets rythmiques de l'alternance d'alexandrins et d'octosyllabes. Cela ne saurait avoir aucun sens. Il s'agit bien évidemment d'une allusion à un poème célèbre et à une rareté de présentation typographique le concernant. Il y a des blancs qui permettent de diviser des séquences dans le poème de Fournel, mais il n'y a pas une strophe quatrain ou une strophe sizain. En même temps, la pièce a une signification consensuelle qui ne pouvait pas échapper à Rimbaud. Les ïambes sont des pièces satiriques virulentes dans le fond, et, pour la forme, nous avons une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes avec des rimes croisées. Un lecteur du Correspondant ouvre les pages du périodique et découvre un poème intitulé "Le Drapeau rouge" avec une présentation qui visiblement suppose l'alternance d'alexandrins et d'octosyllabes, il n'a même pas besoin de lire le premier vers, ni un quelconque passage du poème, un simple regard d'ensemble et le titre suffisent à lui indiquer qu'il va lire une charge violente contre les communeux. Peu importe qu'on puisse exploiter cette alternance pour des poèmes lyriques, etc. L'important ici, c'est que le lecteur qui a une culture sait d'emblée où on veut le mener.
Lors de la guerre franco-prussienne, la gravité de l'événement a pu parfois être désamorcée par la préférence pour des poèmes en vers de huit syllabes. Il va de soi que dans le cas de "Chant de guerre Parisien" le recours aux vers de huit syllabes ne s'explique pas par le fait d'imiter un modèle en vers de huit syllabes qui est le "Chant de guerre circassien" de François Coppée. Il faut bien évidemment comprendre que Rimbaud aurait pu imité d'autres poèmes. Si Rimbaud parodie le "Chant de guerre circassien", c'est parce qu'il a été composé sans actualité triturant le poète Coppée dans sa chair et parce que sa forme de quatrains en vers de huit syllabes en faisait un modèle des poèmes d'actualité de Bergerat ou des Idylles prussiennes de Banville, mais dans un temps de paix réel pour la France qui pouvait justifier une telle légèreté. Rimbaud écrit un titre "Chant de guerre Parisien" pour un poème en quatrains de vers de huit syllabes, il faut bien comprendre tout ce que ça implique. Rimbaud est en train de dire qu'après la guerre franco-prussienne qui a été perdue par la France la révolution communarde va elle tenir face à l'ennemi et le poète peut donc répliquer avec humour et un persiflage léger à la menace versaillaise. C'est un peu plus compliqué que cela. Le poème est envoyé par lettre le 15 mai 1871 à Demeny et dans ce courrier Rimbaud précise que les insurgés meurent atrocement sous l'action militaire des versaillais. Mais il n'en reste pas moins que le recours aux vers de huit syllabes accompagne le traitement du sujet qui consiste à tourner en dérision la menace des versaillais. Et la référence à un poème de Coppée permet non pas de faciliter l'effort de l'inspiration, mais permet de renforcer l'impact moqueur de la création rimbaldienne.
Le poème "Le Drapeau rouge" de Fournel n'est pas en quatrains d'octosyllabes. Quelque part, c'est un poème versaillais qui se prend au sérieux, c'est une charge qui veut faire une deuxième semaine sanglante par les mots. Le poème fait également deux cent vers, ce qu'aucun lecteur ne remarquera sauf s'il fait l'effort de les compter (vu l'alternance, on peut les compter deux par deux, ça va plus vite). Il est difficile de ne pas songer que Rimbaud a volontairement répliqué par cent vers à une charge de cent alexandrins et cent octosyllabes tressés en un tout de deux cent vers. Il faut d'ailleurs insister sur le fait que, même si on veut jouer les gens d'une prudence superbe qui pensent que l'allusion à Fournel n'est ni prouvée, ni évidente, il n'en reste pas moins que Rimbaud a composé son poème en cent vers. Il va de soi que Rimbaud ne songeait pas à quelque chose d'aussi dérisoire que la limite pensée par Baudelaire et Poe de l'effet poétique. Ce serait même contre-productif. Le poème nous soulèverait, mais un détail formel révélerait que le poète a eu peur d'excéder la mesure du possible poétique. Il faut quand même être conscient qu'on lit le poème du départ en mer, de la confrontation à l'infini. Il est vrai que l'expérience rencontre une limite, puisqu'elle finit mal, mais la limite des cent vers est bien mesquine si ce n'est que pour exprimer cela. Ici, on a une signification de réplique satirique qui se dessine, c'est à mon sens plus valorisant pour la production poétique de Rimbaud.
Ensuite, le poème "Le Bateau ivre" est en quatrains. Pour ceux qui ne veulent pas s'arrêter à la comparaison avec Fournel, il n'y a rien à en tirer de cette information. C'est la preuve que les deux poèmes n'ont rien à voir. Pourtant, on peut être plus subtil.
Les quatrains d'alexandrins, c'est la forme minimale et banale de la poésie au dix-neuvième siècle, mais c'est aussi une forme d'un très grand rendement. Rappelons que, moyennant un passage qui fait exception, le poème "Le Lac" de Lamartine est en quatrains d'alexandrins avec un quatrième vers de six syllabes, mais plusieurs poèmes de Lamartine sont ensuite en quatrains d'alexandrins, et cette forme connaît une fortune avec Victor Hugo, Baudelaire et plusieurs autres, puisqu'au dix-neuvième siècle les strophes complexes et longues reculent. Vigny exploite encore une strophe de sept vers dans plusieurs de ses poèmes ("La Maison du berger", mais pas que !). Les poèmes en quintils ne sont pas fort abondants non plus. Or, si on écarte l'idée d'une allusion aux ïambes de Fournel, on en restera à l'idée de banalité des strophes du "Bateau ivre", l'essentiel sera ailleurs. En revanche, si on envisage qu'il y a une telle réplique, il est franchement intéressant d'apprécier la modalité lyrique de la réponse. Le poète se soustrait à la logique satirique des ïambes, et ce satiriste confirmé et réputé tel qu'est Rimbaud passe à un mode de critique lyrique assez feutrée. Fournel refait la charge de la semaine sanglante dans son poème. Il s'indigne, il est tout entier dans la confusion satirique forme et fond de son sujet, il est dans la poésie subjective, il déblatère. Déblatérer signifie critiquer, dénigrer violemment, mais le verbe désigne aussi une certaine prolixité mal venue, à tel point que de nos jours le verbe est parfois employé sans idée de violence comme j'ai pu le remarquer au quotidien. Fournel s'est senti très fier et très heureux d'écrire dans le moule satirique déjà illustré si brillamment par Chénier. Je suis cultivé, j'ai une satire violente et d'actualité à faire, j'écris en ïambes, et je dégorge les figures rhétoriques appropriées. Je mobilise tout ce qui m'a été enseigné sur les bancs scolaires. C'est un peu comme un collégien de ces deux dernières décennies qui remplit un cahier des charges (trois métaphores : un point, deux comparaisons : un point, une hyperbole : un point, j'identifier une phrase nominale et je la paraphrase pour dire son effet de sens : un point, j'emploie cinq adjectifs : deux points, etc., etc.). Ce que fait Fournel, ce n'est pas aussi ridicule, mais, dans la mesure où il se pense un grand poète en opérant de la sorte, ça s'en rapproche. Rimbaud va prendre le contrepied du système ïambique de Fournel. Qu'on songe à une interview du joueur de tennis Henri Leconte qui disait en substance ceci : "Je n'étais pas mauvais. Wilander était plus en forme que moi et il m'a fait mal jouer, et à ce jeu-là il est très fort !" Au-delà de la mauvaise foi qu'on pourrait supposer à la réponse de Leconte, on peut comprendre qu'ici Rimbaud endosse le rôle de Mats Wilander. Il montre que Fournel a mal joué la partie, a été un poète trop grossier. Rimbaud dresse la poésie objective de l'événement. Sa colère, il l'exprimera dans "Paris se repeuple", mais ici il ne laisse pas filtrer cette raillerie subjective, il se contrôle. Il ne pratique pas le déversoir de haine à la manière de Fournel. Il ne tombe pas dans le piège de la querelle de chiffonniers. Non, Rimbaud va raconter l'événement et le symbole du drapeau rouge, à sa façon, en évitant d'être à tu et à toi avec l'ennemi, même sur le mode de l'injure. Son drapeau rouge est dignité. Et cette poésie objective n'est pas pour autant impersonnelle, car le titre du poème n'est pas "Le Drapeau rouge", mais la parole du poème se désigne elle-même comme sujet, le titre du poème "bateau extravagant" ou "bateau ivre" désigne l'instance qui emploie le "Je" dans les vingt-cinq quatrains d'alexandrins. Et dans le choix du titre décisif "bateau ivre", outre l'idée d'altérité par l'ivresse, on sent que, par la suggestion de couleur, nous passons de l'idée du drapeau rouge à un être qui est lui-même le drapeau rouge. Tout est pensé, jusqu'à l'emploi inhabituel du mot "bateau" dans la grande poésie littéraire, emploi du mot "bateau" qui figure dans le titre et dans un des vers du poème "bateau perdu". Verlaine a transcrit la variante "Le Bateau extravagant" ("Lebateau extravagant" pour la leçon manuscrite exacte, mais c'est sans importance) et quand il réclamera une copie du poème à Valade en 1881 il aura conscience que l'adjectif "ivre" a supplanté la leçon "extravagant", mais il me semble qu'il lui demande une copie du "Vaisseau ivre". Bref, tout est pesé dans le poème de Rimbaud qui emploie le mot pratiquement enfantin "bateau" pour un petit navire qui va vraiment naviguer (chanson du petit navire déjà évoquée dans le "Chant de guerre Parisien", tout comme le motif de l'extravagant figurait déjà dans "Ce qu'on dit au Poète..." avec des "Oises extravagantes" répliquées à Banville, cours d'eau qui figurent précisément l'inversion de la formule "fleuves impassibles" à la rime au premier vers du "Bateau ivre". Nous avons bien une jonction dans le titre entre la réplique politique à Fournel et le plan de l'exigence créatrice nouvelle du poète.
La poésie objective va être ici le fait d'un objet moyen de transport qui a accepté l'événement, qui l'a apprécié et qui l'a observé en poète. Le bateau va souffrir en lui-même le martyre de la mer qu'il a accompagnée, mais, outre qu'il va éviter d'entrer dans l'invective, le bateau ivre va réexploiter des termes que Fournel et d'autres ont employé avec un sens fort de l'indignation rhétorique pour en faire des termes d'exaltation lyriques, dont la valeur satirique vaudra en tant que contrepoint. Or, s'il va de soi que les allusions au poème de Fournel seront ponctuelles et céderont la place à un dialogue d'images avec d'autres auteurs et tout particulièrement avec une masse conséquente de poèmes de Victor Hugo, un point de rencontre important n'est autre que l'action de clouer au pilori. Dans ses Châtiments, Victor Hugo parlait de planter assez de piloris pour faire une épopée. Dans "Le Drapeau rouge", Fournel s'inspire inévitablement du modèle fourni par Hugo en 1853 : "Cartouche a mis la main sur la ville endormie," "Braves, devant lesquels tremblent enfant et femme", "Le meurtre est le drapeau de notre république," "Oh ! l'homme s'épouvante et doute de lui-même," etc. Il va de soi que Fournel essaie de singer le grand poète et ces vers que j'ai cités au hasard il n'est pas difficile d'aller vérifier au cas par cas le patron pris dans l'original des Châtiments. Chénier ne composait pas de la sorte. Et, comme Fournel fait adhérer mécaniquement la forme et le fond, à la fin du poème, il exprime lourdement que l'avenir va mettre au pilori les communeux. La question qui se pose ici, c'est celle de la prime au discours poétique de Fournel. Il singe ce qui a déjà été fait et sa publication fait suite à une répression de la Commune, dont l'action n'a pas consisté à frapper d'infamie, mais à massacrer. Fournel est persuadé que comme Hugo son poème sort grandi d'ainsi dresser une allégorie de l'avenir, de prédire l'avenir en vers, etc. Le problème, c'est qu'il n'y a pas de message. Les communeux ont été massacrés, et Fournel enrage encore à leur encontre. Il n'y pas de surplus de sens à la rhétorique du poème de Fournel.
Face à cela, Rimbaud va reprendre l'idée de clouer au piloris, et la reprise qu'il fait au poème de Fournel n'est en rien un acte de plagiat dégradant. Au contraire, Rimbaud prend l'image du poteau placée à la fin du poème de Fournel et il la met au début de son "Bateau ivre". Rimbaud ne va pas parler ici de l'avenir, il le fait dans "Paris se repeuple", et là, comme Hugo dans Châtiments, il le fait à contre-courant de l'actualité. Or, dans "Le Bateau ivre", en ce qui concerne l'image des piloris, Arthur n'a pas besoin de parler de l'avenir, puisque si les haleurs sont cloués dès le début la suite du poème raconte cet avenir dont ils sont exclus. L'intelligence de composition de Rimbaud ne s'arrête pas là. Loin de s'indigner, le poète exprime son indifférence. Le sort des haleurs lui est accessoire. L'essentiel est ailleurs, alors que Fournel n'écrit son poème que pour enfoncer plus de clous dans la chair des survivants du martyre de la semaine sanglante. Les différences sont énormes, et elles font la valeur sublime du poème de Rimbaud. Et ce n'est pas tout. Les haleurs sont cloués à des poteaux de couleurs. Il n'est pas dit explicitement qu'ils sont morts, si on veut pinailler, mais dans tous les cas le poème insiste sur la beauté colorée de l'événement. L'acte libérateur et esthétique est mis en avant. Et cela s'appelle : voir les visions au-delà de la gaze. Fournel n'a rien su voir. C'est ça qu'est en train de dire le persifleur Rimbaud dans les deux premiers quatrains du "Bateau ivre".
Il y aurait encore tout un développement à faire sur une question de rime avec les mots "drapeau", "troupeau", etc., mais j'ai envie de m'arrêter ici. Moi, ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est le problème de conformation de vos cerveaux qui fait que vous n'arrivez pas à voir l'essentiel d'un dialogue poétique rimbaldien dans ce qu'il écrit. Je me dis : "Mais quand vous lisez Rimbaud, Rimbaud n'existe pas, son monde n'existe pas. Vous étudiez parfois par cœur des vers de Rimbaud, mais tout ce qui existe, c'est votre chambre, votre salon, vos murs, votre nombril, vos chaussures, vos pantalons ou vos jupes, votre ami favori pour parler de Rimbaud, votre ennemi favori pour catalyser vos rancœurs, etc., etc., puis toute votre philosophie à deux balles et vos rêves bien subjectifs. Le texte de Rimbaud n'a d'existence que pour ce qui en est dit, mais ce que Rimbaud peut dire, pour vous, ça n'existe pas, et ça ne doit surtout pas exister." Et ça, je n'arrive pas à m'y faire. Je ne comprends pas votre blocage. Je sais seulement que je n'ai aucune envie d'être plus heureux en vous ressemblant, je veux rester ce que je suis. Je n'ai pas à me poser la question.
Et, enfin, l'idée que le poème a été composé à Paris en fonction de lectures abondantes dans la presse réengage les perspectives de compréhension du poème, mais permet aussi d'espérer un renouveau de l'identification des sources à ce célèbre poème.
Parmi les faits incroyables dans lesquels le rimbaldisme reste bloqué, il y a quand même ceci : en gros, les gens vont lire que les haleurs ont été cloués nus aux poteaux de couleurs, ils ne vont envisager que la platitude du sens littéral, ils ne vont pas donner de force à ce qu'ils lisent, ce qui est déjà dérangeant. Mais, en plus, ils vont dans la balance préférer l'abstraction vague et fuyante du discours au concret percutant.
RépondreSupprimerOK, le bateau est insoucieux du sort des haleurs, mais quand on a une source qui montre que c'est un moyen pour Rimbaud de montrer qu'il pense différemment des versaillais la stratégie rhétorique du pilori, ça ne leur parle pas. Les poteaux sont dits de couleurs, les haleurs sont dénudés. Tout cela a du sens. Or, ce sens sort renforcé de la comparaison avec le discours "versaillais" de Fournel. Rimbaud désacralise l'ennemi pour valoriser l'objectif. C'est ça que dit le début du "Bateau ivre", et comme progrès de lecture mais c'est considérable. Les haleurs sont dénudés, ils sont montrés dans leur insignifiance précisément.
Tout ce sens est précisé quand on cerne la relation du poème à une source telle que celle de Fournel.
Ce qui se passe de dingue, c'est qu'on a des rimbaldiens ou des amateurs de Rimbaud qui se disent que pour préserver leur Rimbaud, on va nier tout progrès de lecture, on va nier aussi la puissance parlante des sources. On va dire des généralités un peu sotte sur les haleurs cloués nus, on est priés d'en reste à ça. Pas question de voir qu'il y a une finesse du coup du discours de Rimbaud puisqu'on n'admet pas que Rimbaud se montre plus subtil qu'un discours ennemi. Tout cela on le doit à l'idée qu'une source c'est faire de Rimbaud un redevable qui déchoit.
Tout le caractère de dialogue avec la société de la poésie rimbaldienne passe à la trappe.
Moi, je ne veux pas d'un Rimbaud affadi pour Circeto. Déjà, ma nature de base, c'est de vouloir la vérité. Merde !