Cet article complète le précédent et donc ma critique du commentaire du poème "A une Raison" que Bardel vient de mettre en ligne et de signaler à l'attention.
Bardel dit que "la principale difficulté" du quatrième alinéa vient de sa "variation dans le système d'énonciation et la tonalité du texte." Au passage, j'ai le sentiment que la formule est incorrecte : "une variation dans /le système d'énonciation et la tonalité du texte/". Pour moi, la phrase ne passe pas, quelque chose cloche dans sa construction. Mais, peu importe. Bardel parle d'intercesseur, c'est exactement l'expression que j'emploie, je ne sais pas si d'autres rimbaldiens l'ont fait, mais moi je l'ai fait avant Bardel. Pourtant, je ne suis pas cité. Mais, peu importe.
Bardel écrit : "il est généralement admis que "on" reprend "ces enfants" [...]" pour introduire une contestation. le problème, c'est que la contestation est absurde. Le fait de poser la question "qui sont ces enfants ?" ne remet pas du tout en cause le lien de "on" à "ces enfants". Bardel se demande aussi si le pronom "on" est un véritable indéfini ou bien une sorte de pronom "nous", comme si le clivage était fort entre les deux pôles de perception du mot "on". Il impose de croire à une alternative, à tel point que quand j'ai lu la première fois cette opposition je n'ai pas compris ce que je lisais, j'ai dû relire la phrase pour bien comprendre de quoi il retournait. Bardel suppose un clivage notionnel, là où moi je vois un continuum diffus des emplois du pronom "on".
Bardel cite ensuite deux rimbaldiens, Guyaux et Claisse, qui chacun de leur côté lisent d'évidence ce "on" comme un "nous", comme le signe que le poète s'inclut dans la prière des enfants. Mais, pour leur donner tort, Bardel ne fait aucun commentaire grammatical sur le "on". Il passe directement à une critique au plan de l'identification des "enfants". Claisse a rapproché la mention "enfants" du mot "enfance" dans "Guerre", ce que j'ai fait moi-même au passage, et Fongaro avant moi ou Claisse d'ailleurs, Fongaro définissant "A une Raison" et "Guerre" comme un doublon poétique. Les deux poèmes disent la même chose avec des mots différents pour Fongaro. Or, Bardel va opposer à Claisse la mention des "enfants" dans "Matinée d'ivresse" en exploitant contre Fongaro et Claisse ce que Fongaro puis Claisse ont mis en avant dans "Matinée d'ivresse" que la préposition "sous" implique un rejet des enfants et non une adhésion "Cela commença sous les rires des enfants". Bardel soutient qu'une interprétation plus négative des enfants rejaillit sur la lecture de "A une Raison", et quelque part présuppose une opposition entre la notion des "enfants" dans "Matinée d'ivresse" et la notion des enfants ou de l'enfance dans divers autres poèmes des Illuminations, tels que "Guerre", pour prétendre que les "enfants" de "A une Raison" doivent être envisagés comme solidaires du cas de "Matinée d'ivresse" par opposition aux autres emplois rimbaldiens. En clair, l'approche de Bardel est on ne peut plus contre-intuitive. Bardel soutient que "la dénomination "enfants" n'est pas sans comporter, dans ce contexte, un aspect légèrement péjoratif". Mais le contexte dont parle Bardel, s'il se fonde sur l'idée mienne d'un enchaînement à la lecture des textes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse", est faussé, dans la mesure où, au-delà du fait que l'idée du péjoratif est présupposée et non clairement établie dans le cas de "Matinée d'ivresse", Bardel fait passer le contexte qu'il suppose correctement interprété de "Matinée d'ivresse" pour le contexte même du poème "A une Raison". Le travers logique est important. Pour soutenir que le contexte est négatif, Bardel utilise un texte qui n'est pas "A une Raison", et à aucun moment Bardel ne montre que le contexte présupposé est le même dans "A une Raison". C'est un peu comme si Bardel mobilisait un document écrit, une attestation de Rimbaud disant ceci : "Moi, Rimbaud, par cette attestation attestante, j'atteste que le poète ironise sur "ces enfants" dans "A une Raison"." Cela n'a aucun sens. L'ironie doit jaillir du seul texte du poème "A une Raison" s'il y a bien ironie. Et l'ironie, ça ne se décrète pas, ça ne se déclare pas. L'ironie, elle vient sur la scène, parce que le discours du poème amène à la ressentir, parce que nos connaissances amènent par pression l'idée que le discours a un double fond. Là, dans le texte de Rimbaud, il n'y a rien de tel. Le quatrième alinéa rapporte au discours direct la prière des enfants. Le poète précise qu'il rapporte leurs propos : "te chantent ces enfants", et il s'y joint par la formule "On t'en prie" où, bien évidemment, le "on" correspond à un "nous". Si le poète avait voulu demeurer en retrait, prendre ses distances, il aurait écrit : "Ils t'en prient." Il a écrit : "On t'en prie" pour s'inclure. Et c'est logique que le poète qui tutoie la divinité en lui expliquant le chant des enfants s'associe à leur prière. Le mouvement énonciatif est uniforme. Certes, il existe des emplois ironiques du "on", mais ce n'est pas le cas ici. Quant aux emplois d'un "on" qui serait du "il" ou du "ils", mais jamais du "nous", c'est un sujet à débattre. Je ne le ferai pas ici. Personnellement, je ne perçois pas l'alternative du "Il" ou du "Nous" au sujet du pronom "On", pas spontanément à tout le moins.
Puis, la précision du sens elle est amenée par l'ensemble du poème. Dans le premier alinéa, le poète n'a pas écrit de façon neutre : "la nouvelle harmonie commence", il a écrit "et commence la nouvelle harmonie". On voit bien que nous n'avons pas affaire à une énonciation ironique. Le poète est exalté. Nous pourrions imaginer une énonciation ironique avec cette inversion verbale : "et commence la nouvelle harmonie", mais cette ironie naîtrait du conflit de ce tour exalté avec d'autres procédés qui finiraient par faire entendre leur fausse note. Ici, il n'y a rien de tel. Il n'y a pas une exagération ampoulée qui ressort pour nous faire sentir un persiflage. Rien de tout ça.
Bardel se met à l'école d'Albertine Kingma-Eijgendael, pour soutenir que la formule "ces enfants" est condescendante. Bardel inclut une propos de Brunel selon lequel les enfants pourraient être des "enfants de choeur". Mais, j'ignore si Brunel prétend que les enfants étant liés à l'église dans cette hypothèse ce serait une mention péjorative. Ce que je vois, c'est que Bardel construit un édifice. Rimbaud n'aime pas l'église et "ces enfants" sont comme être des "enfants de choeur", et raccourci infondé de Bardel ils sont comme donc ils sont peut-être directement des enfants de choeur et à ce titre, nouvelle supputation fondée sur rien, Rimbaud forcément se moque d'eux (rappelons que si tel était le cas la "nouvelle harmonie" serait le discours de la religion chrétienne, mais Bardel veut dire que les enfants de choeur du fouriérisme sont aussi niais que les enfants de choeur du christianisme, sans doute, sauf que c'est de l'échafaudage complètement gratuit en termes d'analyse de poème). Et donc si ce sont des enfants de choeur du fouriérisme on comprend que Kingma-Eijgendael puisse dire que "ces enfants" est une dénomination condescendante. On est en pleine logique ubuesque.
Ce que je trouve dingue, c'est que l'ironie est un moyen de mettre une distance, alors que l'enchaînement de propos rapportés à la forme "on t'en prie" est très précisément le contraire d'une prise de distance !!!
Bardel en arrive à affirmer avec assurance que "ces enfants" ne reprend pas "nouveaux hommes".
Dans le groupe nominal "ces enfants", le déterminant "ces" suppose d'aller chercher le référent. Dans ce qui précède, il a été question d'actions, d'une divinité tutoyée et de nouveaux hommes. Spontanénent, quand on va chercher ce que pointe le déterminant "ces", on ne va pas aller chercher d'autres personnages non mentionnés dans le poème. On pourrait l'imaginer que le poème désigne des personnages non encore introduits, mais on voit bien que le poème ne fonctionne pas sur le mode d'une description par dévoilement progressif. Nous avons un poème ramassé sur son sujet qui nous parle d'une transformation se jouant entre une divinité et des nouveaux hommes, avec le poète au milieu de tout ça. Et en prime, on sait que la reprise ne se fonde pas que sur les déterminants. De "nouveaux hommes" à "enfants", il y a une reprise sémantique. Les "enfants" sont de "nouveaux humains". Le mot "enfants" corrige quelque peu ce que nous pourrions percevoir spontanément dans la mention "nouveaux hommes", mais nous ne sommes pas dans l'opposition entre des adultes et des enfants. Tous les lecteurs comprennent spontanément que les "nouveaux hommes" sont finalement des "enfants". C'est dans la logique de la langue française, il n'y a aucun problème à ce niveau-là.
Bardel est en train de créer une embrouille qui n'a pas lieu d'être.
Et j'en reviens au couple "levée" et "Elève". Le terme "levée" du second alinéa introduit précisément la mention "nouveaux hommes", tandis que "Elève" fait suite à la mention en incise "ces enfants". Or, cela va de pair avec l'autre reprise de "commence" à "commencer". Suivons de plus près cette idée des reprises. Comparons "commence la nouvelle harmonie" et "la levée des nouveaux hommes". En clair, les "nouveaux hommes" vivent la "nouvelle harmonie", et ce commencement est une levée. Et on pourrait prolonger les symétries entre les deux premiers alinéas qui soulignent cette évidence : "Un coup de ton doigt", "Un pas de toi". Mais insistons encore sur un autre point : la divinité est à l'origine d'un commandement qui fait que les nouveaux hommes se sont levés. C'est le fait de frapper du doigt sur le tambour qui permet l'événement de la nouvelle harmonie et c'est la sollicitation du pied de la divinité qui entraîne le mouvement des "nouveaux hommes". Alors, évidemment, on peut se demander si les "nouveaux hommes" sont des marionnettes dirigées par un mouvement du pied ou si c'est un lien par une sorte d'adhésion absolue. J'ai du mal à me représenter des marionnettes manipulées par un pied, il me semble assez évident que c'est l'adhésion qui est suggérée dans le deuxième alinéa.
Passons au quatrième alinéa. Le premier propos rapporté entre guillemets correspond au discours des enfants. Il demande à la divinité de "crible[r] les fléaux", et on peut dire que "crible[r] les fléaux", c'est un peu comme "décharge[r] tous les sons", et si ce rapprochement ne convainc pas spontanément, on a en tout cas la reprise du verbe "commencer" qui confirme pourtant que c'est bien de cela qu'il s'agit, puisque nous passons de "et commence la nouvelle harmonie" à "à commencer par le temps". Il est clair qu'une forme du temps est dénoncée au profit d'une "nouvelle harmonie" qui suppose moins l'abolition du temps que le dépouillement des effets négatifs du temps. Or, ce qu'il faut comprendre aussi, c'est la circularité du poème qui n'est en rien une contradiction, puisque la Raison donne l'ordre aux nouveaux hommes de se lever, et ceux-ci en retour demande à la divinité précisément de les faire se lever. Cette circularité prétend souligner la parfaite fusion des attentes entre la divinité et les nouveaux hommes. Le poète souligne l'absolue adéquation des volontés, tout simplement. La divinité est à l'origine de la levée, et dans cette levée les nouveaux hommes demandent qu'elle ait encore plus lieu : "Elève n'importe où..." Les enfants font une prière, mais la divinité agit déjà en eux. C'est ça le discours du poème. Et pour quelqu'un qui trouve que ce texte n'a rien de compliqué, Bardel a le malheur de passer complètement à côté malgré tout.
Et Bardel, comme à son habitude, fait dans l'intimidation, alors qu'il se trompe sur toute la ligne. Il s'en prend à Brunel de la sorte :
Brunel identifie indûment le point de vue du locuteur et celui qui ressort des propos des "enfants". Il amalgame ce que Rimbaud disjoint, par le moyen des guillemets.
Mais, non, Bardel, ce n'est pas Brunel seul qui fait ce constat. C'est toi, Wy et Kingma-Eijgendael qui êtes à peu près les trois seuls à concevoir une telle disjonction. Tu le dis toi-même que Guyaux, Claisse et bien d'autres ne voient aucune ironie dans ce poème. Et c'est toi qui te trompe en affirmant que les guillemets sont un moyen de disjoindre. Les guillemets rapportent des propos, mais ils ne servent pas à séparer les propos rapportés de ceux du poète. Le "On t'en prie" signifie "Nous t'en prie", il suppose un "Moi aussi, je t'en prie" qui est logique dans le rôle d'intercesseur du poète. On remplace "On t'en prie" par "Moi aussi, je t'en prie", on aura la même séparation par les guillemets entre les propos des enfants et ceux du poète, et pourtant il sera clair comme de l'eau de roche qu'il n'y a aucune disjonction. Il n'y en a pas la moindre dans "On t'en prie". La jonction ou la disjonction elle ne peut pas être dans les guillemets, elle peut être dans le discours tenue, et "On t'en prie", c'est une invitation plus pressante pour que la divinité tienne compte des voeux des enfants. C'est ce que dit le texte en toutes lettres.
Précisons que dans sa notice au poème pour le Dictionnaire Rimbaud de 2021, Hyojeong Wi développe une autre idée encore sur l'ironie possible de la fin du poème. Elle annonce déjà au début de sa notice qu'il y aurait un groupe important de lecteurs qui liraient ce poème serait l'expression d'une "raillerie ironique de la croyance au progrès". C'est déjà complètement absurde. La phrase : "Je crois au progrès !" n'est pas ironique en soi, nous sommes d'accord ! Alors, expliquez-moi par quel tour de passe-passe vous allez soutenir que l'exaltation habile du poème "A une Raison" est ironique. Expliquez-moi comment vous faites ! Mais surtout il faut citer la fin de la notice qui, en tant qu'elle mobilise l'opinion de Brunel et véhicule le mot "tonalité", est à l'évidence derrière l'inspiration critique de la présente copie bardélienne :
Pierre Brunel voit volontiers la chute dans la clausule en remarquant qu'on n'aurait pas besoin de prier pour une "arrivée de toujours" (Brunel 1999 : 467). Il est vrai que la tonalité trop enthousiaste laisse un doute sur la vraie intention de cet éloge, d'autant plus que le mot "toujours" a rarement une connotation positive chez Rimbaud. Dans cette "nouvelle harmonie" et ce "nouvel amour", tout au moins faudrait-il reconnaître une attente nécessairement déçue, puisque l'un comme l'autre sont voués à l'annulation par le principe d'une reprise cyclique, et sans fin.
Il y a plein de raisonnements forcés dans ces quelques lignes. La tonalité serait "trop enthousiaste", mais ça c'est un avis subjectif de lecteur, ce n'est pas une remarque critique de poésie objective pour citer la fameuse lettre. Wi décide d'affirmer que la tonalité est trop enthousiaste. Il reste à étayer l'opinion. Il n'en sera rien. C'est trop enthousiaste, c'est comme ça ! "Ce n'est pas ma vision de Rimbaud, alors je décide de dire que c'est un enthousiasme feint." Autant quand il essaie, sans d'ailleurs lui-même arriver à la démontrer, de montrer que l'enthousiasme est forcé dans "Matinée d'ivresse", Fongaro s'appuie sur des indices qui sont jouables, comme l'excès d'assonance en [s], sauf que l'effet de sens n'est pas programmatique ainsi que le pense Fongaro, autant ici il n'y a aucun indice exhibé. C'est directement l'enthousiasme qui est considéré comme une chose honteuse. On peut penser que l'arrière-plan idéologique, c'est qu'un poète visionnaire ne doit jamais être dupe et que, pour cela, il faut toujours veiller à fuir l'enthousiasme comme la peste. Un poète qui n'est dupe de rien ne fera que singer l'enthousiasme. Mais tout cela, c'est de l'idéologie gratuite des critiques littéraires qui plaquent cela sur leurs interprétations subjectives des poèmes !
Ensuite, Wi parle d'un emploi du mot "toujours" qui aurait "rarement" une "connotation positive" chez Rimbaud. Mais, et alors ? Pourquoi ce poème ne ferait-il pas partie des cas rares puisqu'ils sont concédés ? Et qui a vérifié que l'emploi du mot "toujours" était souvent négatif chez Rimbaud ? Et dans tous les cas, l'interprétation négative doit jaillir de la compréhension du poème lui-même. C'est quoi cette façon de déterminer la manière d'employer un mot par ce qu'on présuppose sans le vérifier des autres textes ? Et Wi ne s'arrête pas en si bon chemin en nous imposant de croire que l'idée du cyclique dans "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", est contradictoire avec l'aspiration à une autre qualité de vie. Mais, il y a plein de raccourcis dans le raisonnement. Le cycle peut être solidaire de progrès. C'est ce qui est dit dans le tercet du "U vert" de "Voyelles" où la mention "cycles" est compatible avec l'avancée des connaissances des alchimistes. C'est ce qui est dit dans "Génie" où celui-ci voyageant il est question de le guetter, de le prendre et de le renvoyer. Qu'est-ce que c'est que ce présupposé nietzschéen de l'éternel retour appliqué au poème de Rimbaud ? Le poème de Rimbaud parle d'ailleurs plutôt ici d'une circulation et non d'un cycle : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Et on comprend mieux maintenant pourquoi plus haut j'ai autant insisté sur l'idée d'adhésion et de circularité, sur les couples "commence"-"commencer" et "levée"-"Elève" qui montrent que l'attente déçue n'a pas lieu d'être et qu'il n'y a pas d'inutilité de la prière.
Brunel s'est trompé en parlant de l'inutilité de la prière, tandis que Wi, Bardel et Kingma-Eigendael sont dans de parfaits contresens. Merci à tous ceux qui leur donnent des tribunes pour bien diffuser un sens erroné sur les poésies de Rimbaud dans les futures éditions courantes et futures éditions scolaires ou universitaires. Merci, merci, merci, merci mille fois !
J'aurais des choses à dire aussi sur la syllabation, la mise en forme du poème et la question de la date de composition. On va s'en garder un peu sous le pied, mais en gros il faut préciser quelques éléments.
Je rappelle que nous ne connaissons pas de poèmes en vers de Rimbaud composés de septembre 1872 à avril 1873. Les candidats existent, mais ils sont peu nombreux : "Honte", "Entends comme brame...", "Ô saisons ! ô châteaux !", "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", "Mémoire", "Michel et Christine", "Juillet" et "Le loup criait..." Cependant, peu de poèmes de Rimbaud nous sont également parvenus pour la période de juin, juillet et août 1872, et il y a de fortes présomptions que la plupart des poèmes en vers que nous venons de citer datent plutôt de la période juin, juillet, août, septembre 1872 que de la période allant d'octobre 1872 à avril 1873.
Récemment, Bienvenu a émis une hypothèse que je n'avais jamais vue nulle part selon laquelle Germain Nouveau aurait rencontré Rimbaud au début de l'année 1875 à Charleville et que c'est à ce moment-là qu'il aurait recopié les poèmes en prose "Métropolitain" et "Villes" en sa compagnie. Or, l'hypothèse s'est accompagnée de ce que je perçois comme une démonstration définitive. Nous avons désormais la preuve que, en juin 1874, après la période généralement admise de transcriptions avec Nouveau de poèmes en prose, Rimbaud ne bouclait pas encore tous ses "f" comme cela apparaît sur les manuscrits des poèmes en prose des Illuminations.
Cela tend à relancer l'idée que les poèmes en prose ont pu être composés après Une saison en enfer. Il y a en effet deux faits importants à noter. Les copies témoignent d'une certaine désinvolture. Or, dans le cadre antérieur, il était étonnant que Rimbaud ait composé si activement des poèmes en prose de septembre 1873 à mai 1874 pour nous lancer un ensemble manuscrit aussi mal ficelé, aussi aléatoire. Pire, Rimbaud recopiait sans être présent en esprit. Par exemple, dans le cas du poème "Antique", il commence une phrase qui est plus loin dans le poème, puis se reprend. Il me semble assez évident que les copies témoignent déjà d'un certain désintérêt pour les poèmes. Ensuite, il y avait une abondance anormale de poèmes faisant allusion à un cadre anglais, ce qui n'était pas logique en regard du consensus de la critique rimbaldienne. Rimbaud n'est pas en Angleterre de septembre 1873 à mars-avril 1873. Il faudrait croire qu'en avril-mai Rimbaud ait composé soudainement une flopée de poèmes avec des thèmes anglo-saxons, ou bien il faudrait croire qu'il ne pensait qu'à l'Angleterre quand il était en France, à Bruxelles ou à Paris ou à Charleville. Le déplacement de la fenêtre chronologique a une incidence favorable sur l'idée de compositions qui pourraient avoir eu lieu en Angleterre, puisque cette fois nous aurions le cas d'un Rimbaud vivant seul en Angleterre quelques autres mois de l'année 1874.
Ceci dit, je considère que des problèmes conséquents demeurent. Verlaine a connu Rimbaud avant son incarcération, et nous avons un manque étonnant de poèmes de Rimbaud datables de la période septembre 1872-juin 1873 qui est précisément l'époque du compagnonnage de Rimbaud et Verlaine en Angleterre. On nous parle tout le temps du compagnonnage de Rimbaud et de Verlaine, de l'émulation poétique qu'il peut y avoir entre eux. On nous parle sans arrêt de la connaissance intime qu'avait Verlaine des poèmes de Rimbaud, et on a enfin un Verlaine qui prétend avoir publié l'essentiel de l'oeuvre qu'il connaissait de Rimbaud. Et pourtant, selon la thèse de poèmes en prose des Illuminations écrits après Une saison en enfer, Verlaine n'aurait rien à dire sur une quelconque production poétique de la part de Rimbaud tout le temps de leur compagnonnage à Londres (septembre 1872 - juin 1873). Rimbaud a écrit des poèmes en vers "nouvelle manière" en 1872 et puis à partir d'avril 1873 Une saison en enfer. Qu'est-ce que Rimbaud a produit entre le mois d'août 1872 et le mois d'avril 1873 ? Les rimbaldiens sont incapables de répondre à cette question. Je veux bien qu'il y ait des oeuvres perdues. Après tout, Verlaine n'a pas clamé sur tous les toits que Rimbaud écrivait des proses contre-évangéliques dont il avait conservé des brouillons au dos de brouillons d'Une saison en enfer. Mais il y a des limites à l'absence de remarques sur cette période. Rappelons que Verlaine était abonné à la revue La Renaissance littéraire et artistique qui publiait précisément pas mal de poèmes en prose, notamment de Charles Cros ou Judith Gautier. Bienvenu a souligné que la virgule en fin d'alinéa dans un poème en prose est une astuce que Charles Cros s'est accordée avant Rimbaud, et il est question des prépublications de Charles Cros dans La Renaissance littéraire et artistique. Je possède un volume relié fac-similaire de la revue. Ce n'est plus très frais dans ma mémoire, mais j'en ai plein des idées pour lier les poèmes des Illuminations à une influence, du moins formelle, des publications de La Renaissance littéraire et artistique. Le poème "A une Raison" est un des poèmes les plus évidents à rapprocher de la manière d'une Judith Gautier et de certaines publications de la revue dirigée par Emile Blémont. Puis, il y a cette question de la syllabation. Un des objectifs de Rimbaud, c'est sans aucun doute qu'un poème en prose puisse sonner aussi bien qu'un poème en vers.
Cornulier est déterminé à n'étudier que le problème de conformation métrique dans les poèmes en vers. Comme il n'y a pas d'égalité automatique dans les poèmes en prose, il frappe d'inexistence toute proposition d'analyse poétique. Moi, ça me gonfle. Le sujet n'est même pas étudié... Il est mort dans l'œuf ! C'est une gaffe monumentale qui est commise ! Comment dans la prose Rimbaud a-t-il interrogé les ressources de la syllabation ? Personne ne veut en entendre parler, ou très peu. Vous avez plus haut ce que j'arrive à dire sur les effets de sens induits par des répétitions de mots qui structurent un texte : "levée"-"élève", "commence"-"commencer", la série "nouvelle harmonie", "nouveaux hommes", "nouvel amour" et en enrichissant cela d'autres rapports "nouveaux hommes"-"ces enfants", "décharge tous les sons"-"crible les fléaux", on en dit des choses intéressantes avec une solide charpente argumentative. Ici, on ne reconnaît dans "A une Raison" qu'une allusion à l'alexandrin dans le dernier alinéa. C'est comme si vous faites une balade et découvrez un château. Sur une façade du château, il y a une pierre dans laquelle on a sculpté un visage. Et vous êtes là, et vous admirez ce visage sculpté dans une pierre de la façade du château ! Et vous dites à vos enfants : "As-tu le visage sculpté ?" Il n'y a pas d'enrichissement culturel si on n'a pas vu le visage sculpté, et ça s'arrête là, et on repart. La situation de la critique rimbaldienne face aux quelques pseudo alexandrins admis dans les poèmes en prose de Rimbaud, c'est celle-là. C'est celle de la bêtise en famille. Cet alexandrin, il est comme ce visage sculpté. C'est la curiosité qu'il faut avoir vu, et ce ne sera que cela. J'ai le malheur de penser que beaucoup plus est engagé à ce sujet de la part de Rimbaud !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire