Le 22/04/2021, Alain Bardel a mis en ligne une étude sur "A une Raison" qui a des allures de défi me concernant, puisque ma première publication dans les revues rimbaldiennes et en particulier dans la revue Rimbaud vivant ce fut un article sur le poème "A une Raison". Visiblement, Bardel désavoue Reboul et Murphy pour cette publication dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage paru en mai 2000, au siècle passé.
Nous avons une page de panorama critique qui réunit des extraits cités de Michel Murat, Suzanne Bernard, Py (je ne sais plus son prénom), André Guyaux, Pierre Brunel, Wi la collaboratrice du Dictionnaire Rimbaud dont je ne connais aucun travail rimbaldien antérieur, Antoine Adam, Mortier (je ne sais pas qui c'est, ni d'où il sort), Albertine Kingma-Eigendaal (une passante des années 80 dans les études rimbaldiennes si je ne m'abuse).
Nous avons ensuite une page de commentaire, mais une page de commentaire qui rend impertinente la page de panorama critique, au titre si pompeux, puisque les citations sont reprises dans le fil du commentaire. Ce doublon a une solennité très fourbe.
Le commentaire a une introduction en italique où Bardel formule à nouveau l'idée qu'il soumet au sujet de "Voyelles" finalement. Le poème n'est pas très compliqué à comprendre, le vrai défi ce serait d'identifier le dosage de l'ironie dans le poème, ce que Bardel formule maladroitement par le choix du verbe "commencer" qui suggère que l'ironie commencerait à un endroit précis du déroulement du poème.
Le commentaire fait en soi du poème n'est pas inintéressant, il y a des remarques de détail valables, mais évidemment Bardel suit la voie autorisée par les rimbaldiens et notamment le dernier livre de Claisse de ne pas me citer une seule fois sur les poèmes en prose des Illuminations. En plus, j'ai dénoncé l'influence de Bardel en lui déniant une certaine compétence. Donc, il doit n'avoir aucune envie de me citer, et on voit qu'il s'est bien gardé de recenser mon article de mise au point sur l'importance maximale des réécritures des Mémoires d'outre-tombe dans "Vies" où je montrais qu'encore une fois Brunel et Bardel étaient restés à la surface des rapprochements. Il s'agissait pourtant d'une mise au point objective, et on voit à quel point Bardel n'est pas scrupuleux. Il sacrifie définitivement les mises au point objectives et l'équilibre de la recherche à des logiques partisanes, à de l'amour-propre.
Sur "A une Raison", on note tout de même qu'il y a un écho de mon blog quand Bardel rappelle que le poème "A une Raison" précède sur le même feuillet manuscrit la transcription de "Matinée d'ivresse", puisque la thèse de lecture de l'enchaînement des deux poèmes est mienne : c'est ce que j'ai développé sur ce blog, et Bardel le sait. Peut-être sait-il aussi que par exception Licorne et Reboudin a échangé sur ce blog tout récemment au sujet de ce poème. En tout cas, il y a plein de problèmes violents dans le présent article de Bardel. Je passe rapidement sur "Matinée d'ivresse". Bardel compare les "enfants" mentionnés dans les deux poèmes "Matinée d'ivresse" et "A une Raison", et c'est ce qu'il faut faire, mais je ne veux pas commencer un article sur le sujet, car les développements seraient longs. Ce que je veux pointer du doigt, c'est que Bardel affirme qu'il y a allusion au hachisch dans "Matinée d'ivresse" et c'est le cas également de Saint-Amand dans la notice du Dictionnaire Rimbaud de février 2021. Or, moi, Fongaro et Claisse sommes trois à considérer que cette lecture traditionnelle pose problème. Fongaro et Claisse sont deux des lectures les plus estimées par Bardel, et précisons qu'à la différence de Fongaro Claisse laisse entendre qu'il n'y a aucune allusion au hachisch dans "Matinée d'ivresse". En plus, Bardel est devant une des ses contradictions, puisque le rapprochement avec "Matinée d'ivresse" l'oblige à envisager une lecture hachischine du poème "A une Raison", lequel poème est avec plus de raison pourtant rapproché des thèses fouriéristes, citations de Suzanne Bernard à l'appui. Bardel a pourtant prétendu que le poème ne posait aucune difficulté de lecture, en-dehors du dosage de l'ironie.
Quant au poème "A une Raison", c'est bien beau de souligner le rythme binaire. Le binaire et le ternaire, c'est les choses les plus évidentes à rencontrer. Pour des raisons qui, à mon avis, ne sont pas inconcevables, il est plus facile de repérer du binaire ou du ternaire qu'une division par cinq, un fractionnement par sept, un séquencement par onze ou treize. C'est dingue, non ?
Plus sérieusement, malgré les écrits de Licorne et Reboudin sur mon blog, je prétends que le verset central permet bien de créer une sorte de clé de voûte avec de part et d'autre deux autres versets, et je prétends que la symétrie est essentielle entre les deux premiers versets et le quatrième. Remarquer cela, c'est déjà plus subtil que de relever du rythme binaire. Et dans cette symétrie, il y a la reprise du mot "levée" au verbe "Elève" et la reprise de "commence" à "commencer". Et quand on s'interroge sur le glissement de "nouveaux hommes" à "enfants", il faut en particulier s'interroger sur le glissement de "levée" à "Elève" !
Quelque part, il faut comprendre que tout en demandant à la divinité d'intervenir les "nouveaux hommes" qui sont donc des "enfants" s'en pénètrent de la divinité, et ils doivent quelque peu à eux-mêmes l'élévation de leurs fortunes, cette levée est commandée par la divinité, mais c'est bien le corps des "nouveaux hommes" qui agit, qui se lève dans cette commune aspiration. Et dans ce rapprochement, le "n'importe où" est moins incompréhensible qu'il n'y paraît. Ces hommes se sont levés, ils ne sont pas restés assis, après, peu importe les contours de ce qu'il adviendra si l'effet de s'être dressé a porté des fruits pourrait-on dire.
Bardel ne fait donc rien des couplets "commence"-"commencer" et "levée"-"Elève" parce que ce serait cité du Ducoffre. Il ne fait rien non plus de l'unicité de l'adjectif "nouveau" dans le poème, le seul adjectif du poème, puisque même si c'est un fait objectif il faudrait me citer pour l'avoir dit apparemment le premier.
Il y a enfin la question de la syllabation. Cornulier s'est dérobé à ce travail dont il n'a visiblement pas compris l'importance cruciale. Il a publié un article pour réfuter les approximations de Fongaro, mais Cornulier n'a jamais attaqué le sujet réellement. Il s'est réfugié dans le sentiment du nettement perceptible à la lecture. En gros, Cornulier est convaincu qu'il est normal de produire des raisonnements aussi compliqués sur le chahut de la césure dans les poèmes en vers, mais dès que le vers n'est plus là le raisonnement sur la syllabation n'a d'un coup plus lieu d'être, et ni lui ni d'autre ne se demanderont ce qui pourrait s'y substituer, car le poète il a besoin de temps et de repères pour concevoir ses poèmes. On dirait que tout se passe comme si Rimbaud s'était débarrassé entièrement d'une contrainte pesante et mesquine.
Je suis désolé, mais si on écoute Cornulier, ce poème est en prose avec un rythme binaire "gnan-gnan" et se termine par une allusion à l'alexandrin dans une espèce d'à peu-près, vu le "e" surnuméraire du participe passé "Arrivée" : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout."
Cornulier fait le tour de force de considérer que les autres faits troublants n'existent pas car non directement perceptibles, ou plus précisément non formatables métriquement sans reste théorique.
Je prétends moi au contraire que le verset central fait allusion à un doublon d'alexandrins, avec une présence remarquable des suites "-our"/"-tour" qui soulignent l'idée d'hémistiche et soulignent aussi une relation au dernier alinéa ou verset admis en tant qu'approximation d'alexandrin.
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
Je prétends que "our" souligne clairement l'allusion à des alexandrins à césure italienne : "Ta tête se détour+ne : le nouvel amour ! Ta tête se retour+ne, - le nouvel amour !"
Et que la fin de la première séquence (rythmiquement) soit plutôt en "ourne" au plan syntaxique qu'en "our", ça ce n'est pas de la contre-argumentation, c'est "peanuts".
Puis, en ce qui me concerne, j'ai pas de mal à cerner l'importance pivotale du radical verbal "tourner", j'ai la chance d'avoir été bien conçu.
Ensuite, y a-t-il ou non un équilibre sensible des masses syllabiques dans le deuxième alinéa ? "Un pas de toi (4). C'est la levée (4) des nouveaux hommes (4) et leur en-marche (4)."
Il va de soi que le "e" de levée joue les trouble-fêtes ainsi que le "-es" dans "nouveaux hommes". Il va de soi que si on met la phrase en prose sans découpage pour l'oralité, on n'aura pas seize syllabes, mais au minimum dix-sept (le "-es"), et jusqu'à dix-huit (le "e" de "levée" plus volontiers élidable). Et dix-neuf syllabes en comptant le "e" final de "en-marche", mais c'est bien le "e" surnuméraire qu'on concédera d'évidence.
Le truc n'est pas parfait, donc il n'existe pas, Rimbaud n'y a pas pensé. Mais vous rendez-vous compte du problème que cela pose ? Du coup, vous admettez des allusions à l'alexandrin qui n'ont aucune signification : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", pour Cornulier, comme pour les autres, c'est un résultat formel aléatoire. Rimbaud a fait ça, il aurait pu faire autre chose. Là, cet alinéa final, on est bien obligés de le ressentir alors on va concéder du bout des lèvres qu'il y a eu là une allusion, et ce sera tout. C'est complètement vain, et surtout ce n'est pas intelligent, c'est le moins qu'on puisse dire ! C'est l'absence d'intelligence même, puisque c'est une absence de signification prêtée à un fait poétique.
Revenons sur la lecture de "A une Raison" selon Bardel. L'enjeu serait de cerner l'ironie du poème. Mais l'ironie d'un texte ne se déclare pas (ou ne se décrète pas, si vous préférez, mais je veux insister sur le lecteur Bardel qui déclare) ! Pourquoi Bardel et quelques autres veulent-ils voir de l'ironie dans le fait que la formule "on t'en prie" soit en-dehors des guillemets. C'est le contraire de l'ironie bien évidemment. Le poète adhère au discours des enfants et s'inclut en tant qu'enfant. Je ne vois ni ironie ni problème de lecture dans ce "on t'en prie". Je ne vois pas non plus d'ironie dans l'alinéa final : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Wi et quelques autres selon le Dictionnaire Rimbaud voient un problème de circularité contradictoire avec l'action sollicitée. Mais on s'en moque d'eux. Ils ne savent pas lire, c'est leur problème. Pourquoi tenir compte d'inepties pareilles ?
Et ce n'est pas tout. L'évolution de Bardel va de pair avec un rejet inquiétant des approches de Claisse qu'il soutenait jadis. Claisse m'a piqué l'intertexte de Leconte de Lisle pour "Soir historique" et il a évité de me citer dans son second ouvrage, ce qui n'est pas joli-joli, mais il n'en reste pas moins que, si je me laisse de côté, Claisse était le seul rimbaldien qui pouvait défendre une lecture articulée d'ensemble d'un poème en prose de Rimbaud. Claisse a commencé les années quatre-vingt, et il a publié un premier livre au début des années quatre-vingt dix. Or, Claisse n'a jamais été reconnu en tant que rimbaldien. Murphy l'a été, mais pas Claisse. Cependant, avant la non reconnaissance de Claisse, il y a eu un épisode important. Todorov a publié un article sur l'illisibilité des Illuminations. Et Todorov avait passé en revue différentes formes d'approches. Cet article a reçu diverses réponses par articles interposés. Il y en a une de Fongaro, il y en a une de Jean-Pierre Chambon qui inévitablement lui mettra les rieurs dans la poche, et ainsi de suite. Le discours de Todorov, pas n'importe qui dans les références universitaires vu l'amour que lui portent bien des gens nés dans les années 1950 et qui ont fait leurs études universitaires dans les années 70 (ce qui n'est bien sûr pas mon cas), s'est effondré sur cette question. Mais, Fongaro était haï parce qu'il se disputait avec franc-parler par articles interposés, tandis que Claisse, qui lui ne rentrait pas dans le lard, fut tout de même rejeté, parce qu'il expliquait les idées de Rimbaud dans les poèmes, quand il n'était question que de lire les poèmes comme des jeux de l'esprit ne portant pas tellement à conséquence. Il est vrai que Claisse avait une déformation. Comme Murphy ou Ascione, il y a un biais marxisant dans son approche, et Murat a reproché à Claisse de faire parler Rimbaud en marxiste et non en poète. Face à cela, Claisse a voulu se donner des gages et il a découvert les écrits de Meschonnic, et il en a fait un maître spirituel, ce qui n'était pas très heureux, mais ce fut ainsi. Claisse continuait à expliquer les idées des poèmes de Rimbaud comme il l'avait toujours fait, mais cette fois il mobilisait une théorie poétique pour justifier ses lectures, théorie malheureusement problématique. Claisse expliquait donc que le travail était poétique. Cela n'a pas séduite non plus.
Toutefois, Claisse a eu une reconnaissance au sein de la revue Parade sauvage. Murphy, Ascione, Fongaro et plusieurs autres considèrent le travail de Claisse comme essentiel et performant. Et c'est aussi le cas de Frémy, codirecteur du Dictionnaire Rimbaud de 2021, c'était le cas de Bardel, c'est aussi mon cas.
Il y a eu en plus une sorte d'âge d'or pour Claisse avec les publications des articles sur "Nocturne vulgaire", "Mouvement" et "Villes" qui furent particulièrement bien estimés.
Claisse s'est retiré des études rimbaldiennes après son dernier livre.
On sait que Murat et Claisse ne sont sans doute pas en bons termes, on a vu plus haut ce qui pouvait se passer, et lors du colloque "Les Saisons", avec le discours d'introduction, on sait que Murat ne cite aucun des deux livres de Claisse comme référence. Il cite le livre de Sergio Sacchi qui en effet analyse le texte, mais qui n'est pas si performant que ça, loin de là. Il cite la thèse d'André Guyaux qui ne relève pas de la compréhension de textes, et il cite son propre ouvrage L'Art de Rimbaud qui ne s'intéresse qu'à des questions formelles et pratiquement pas au sens. Or, cet escamotage est reconduit dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021. En-dehors d'Alain Bardel, les notices sur les poèmes en prose sont confiées à des gens sortis de nulle part et puis une notice sur l'herméneutique des Illuminations a été confiée au codirecteur Adrien Cavallaro. Celui-ci n'a jamais publié une grande étude sur un poème de Rimbaud. Il n'a jamais produit une contribution majeure pour l'élucidation du sens d'un poème, que ce soit un poème en prose ou un poème en vers. Il a travaillé sur la critique rimbaldienne de la première moitié du vingtième siècle. Et du coup il a plutôt approfondi sa connaissance d'auteurs de la première moitié du vingtième siècle que sa connaissance du texte de Rimbaud lui-même.
Or, Cavallaro prétend énumérer les profils d'études qui ont échoué, et il enferme Claisse dans une approche idéologique qu'il rejette. Et Bardel a le front de trouver ce qu'écrit Cavallaro génial en parlant le 06 mars 2021 d'une synthèse capitale sur Les Illuminations. Mais ce n'est pas une synthèse capitale, c'est une exécution capitale de Bruno Claisse. Pire encore, la synthèse de Cavallaro, c'est l'article corrigé de Todorov, c'est le même cas de figure en moins maladroit (non pas au plan de la thèse de l'illisbilité ou non du texte, mais au plan du rejet d'approches variées). En plus, quand Cavallaro écrit la notice sur "Being Beauteous" les rares éléments pertinents comme les allusions de rejet au christianisme viennent indirectement de mises au point où Claisse fut l'un des premiers à s'exprimer. Puis, ça ne veut rien dire le discours de Cavallaro selon lequel il y a une méthode de lecture idéologique, etc. C'est du charabia, ça ne fait pas sens. C'est complètement gros sabots. La critique est complètement biaisée de manière à rejeter les seuls travaux critiques qui ont fait avancer la connaissance de Rimbaud.
En fait, la revue Parade sauvage sacrifie Claisse et les Illuminations pour préserver les lectures des poèmes en vers et quelques positions clefs de rimbaldiens de la revue Parade sauvage encore actifs. Pour moi, ce dictionnaire fait date, il acte le suicide de la revue Parade sauvage.
J'ai corrigé certaines coquilles dans l'article ci-dessus.
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