Récemment,
Alain Bardel a mis en place sur son site rimbaldien un ensemble intitulé
« En relisant Une saison en enfer ».
Le fac-similé du livre mis sous presse en 1873 nous est offert accompagné de
remarques en marge, puis après chaque section nous avons droit à un florilège
de citations, et à la fin nous avons une page bibliographique.
Au
sujet de la prose liminaire, Bardel cite des passages et les commente. Je vais
mentionner deux points. Pour le « dernier couac », il martèle comme
il a déjà fait par le passé l’idée de la suggestion du détail biographique.
Rappelons que le livre devait être publié à la fin de l’année 1873 dans
l’esprit de Rimbaud. L’allusion ne pouvait être comprise que de lui-même, de
quelques proches, et il n’avait pas spécialement intérêt à ce que ce
« détail » biographique s’ébruite. Néanmoins, Bardel finit aussi par
identifier qu’il est question d’une « conversion in extremis » et que c’est le ressort dramatique du livre que
nous avons sous les yeux. Puis, au sujet de la phrase : « Cette
inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Bardel dit ceci : « Un
retour au ‘festin ancien’ fondé sur l’exercice de la ‘charité’ (troisième vertu
théologale) apparaît au sujet comme une chimère. » Et il ajoute un peu
plus loin : « Le ‘dévouement’, autre nom de la ‘charité’, représente
pour lui cette conception chrétienne qui fait de l’amour un devoir ; un
devoir envers son prochain comme envers Dieu, par l’accomplissement duquel le
croyant s’imagine acquitter son droit d’entrer au Paradis. »
Or,
sur le site, nous pouvons toujours nous reporter à ses précédents commentaires du livre Une saison en enfer et en particulier
une page d’analyse de la prose liminaire qui est datée de 2009. Je vais donc
citer maintenant ce document plus ancien. Nous sommes le 21 juin 2020, je passe
par le lien « Anthologie commentée » et je consulte à l’instant même
la page intitulée « Prologue d’Une
saison en enfer (avril – août 1873) » et je peux déjà en extraire un
passage intéressant, une citation de la phrase « la charité est cette
clef » flanquée d’une parenthèse de commentaire « (c’est la voie
du réarmement moral, une forme de conversion) ». L’expression
« forme de conversion » implique que la charité n’est donc pas
clairement identifiée à la vertu théologale et que toute la scène n’est pas clairement
identifiée comme la proposition du salut par la conversion chrétienne.
L’expression « forme de conversion » établit bien une distance. Je
vais même citer plus largement l’extrait en question. Voici donc ce qu’écrit
Bardel, et je le cite en respectant la ponctuation qu’il adopte, puisqu’il y a
le problème de l’absence du tiret devant « Cette inspiration » et des
guillemets des propos rapportés de Satan confondus avec les guillemets de
citation du texte de Rimbaud :
On y trouve […] l’annonce
d’une problématique, c’est-à-dire ici d’une réflexion ayant pour enjeu le choix
entre deux options contradictoires :
– « j’ai songé à
rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La
charité est cette clef (c’est la voie du réarmement moral, une forme de
conversion)
– « Cette inspiration
prouve que j’ai rêvé ! » / « Tu resteras hyène, etc… »
(c’est la persévérance dans la négation violente des valeurs établies.)
La
seconde parenthèse qui parle de « valeurs établies » ne présuppose pas
clairement un arrière-plan religieux. J’observe aussi que la phrase
« Cette inspiration prouve que j’ai rêvé » est associée à la répartie
de Satan, ce que je vais discuter un peu plus loin. Certes, à la fin de son
commentaire, Bardel parle de l’importance de la référence chrétienne à cause du
vocabulaire, mais il est visible qu’il veut conserver à ses propos d’analyste
une certaine amplitude qui ne s’y limite pas. Et je vais facilement le prouver.
Sur cette page, nous avons donc un lien sur lequel cliquer qui conduit à une
« Lecture linéraire » datée de « (2009) ».
Au
moment d’étudier l’alinéa du « dernier couac », Bardel formule
l’avertissement suivant :
La deuxième partie du texte
qui commence ici pose de redoutables problèmes d’interprétation. J’avertis que
je vais avancer des hypothèses qui me paraissent à moi-même, parfois, assez
fragiles, sans signaler – pour faire vite – les solutions alternatives envisagées
par la critique. J’invite le lecteur à se reporter au panorama critique
consacré à ce texte s’il veut se faire une idée du large éventail de gloses
qu’il a suscité.
Et
plus bas, dans son commentaire, au sujet de la « charité », il écrit
encore ceci :
[Le mot
« charité » est un terme] emprunté à la théologie chrétienne (l’amour
porté à autrui au nom du christianisme qui est religion de l’Amour). Il éveille
nécessairement des connotations religieuses. Mais il ne me paraît pas évoquer
ici, comme on le dit souvent, la tentation d’un retour à la foi, d’une sorte de
conversion. C’est de l’amour humain qu’il s’agit. […]
Explicitons. Bardel parle pour l’emploi de ce mot de « connotations
chrétiennes ». Les connotations, c’est du côté des suggestions. Le sens du
mot, c’est du côté de la dénotation. La modalisation « sorte de
conversion » n’est pas très claire dans la citation ci-dessus. Bardel
pouvait plus précisément écrire : « il n’est pas question ici d’une
conversion ». La nuance « sorte de conversion » n’est pas à sa
place. En tout cas, Bardel affirme bien que la charité est à prendre au sens
laïc : « C’est de l’amour humain qu’il s’agit. »
En
clair, en 2009, Bardel qui a quand même un site qui invite à lire de nombreux
commentaires des écrits de Rimbaud propose ou proposait une lecture linéaire de la prose
liminaire, tout en refusant de rendre compte des lectures critiques antérieures. Il développe la sienne et soutient que le sens du mot « charité » n’est
pas celui de vertu théologale. Il a changé d’avis en 2020 visiblement.
Il
se trouve que, en janvier 2011, j’ai publié un article de mise au point sur la
prose liminaire du livre Une saison en
enfer où j’ai expliqué pourquoi depuis l’année du centenaire environ les
rimbaldiens avaient cessé de trouver évidente l’allusion à la vertu théologale
dans la prose liminaire du livre Une
saison en enfer et où j’ai montré que cela partait d’erreurs de lecture
importantes et qu’une fois ces erreurs de lecture corrigées on en revenait à
l’évidence du sens religieux de la notion de « charité » dans le
texte de Rimbaud. Étrangement, depuis 2011, plusieurs commentaires ont été
publiés au sujet du prologue d’Une saison
en enfer. Il y a un article dans un numéro plus ou moins récent de la revue
Rimbaud vivant. C’est aussi le cas de
Michel Murat dans la partie inédite sur Une
saison en enfer de son livre remanié L’Art
de Rimbaud. Lors d’interventions radiophoniques, sur France Culture
peut-être, car il y en a eu quelques-unes, Yann Frémy a fait également une
lecture suivie du prologue, et donc c’est maintenant l’occasion de le faire à son tour pour Alain Bardel.
Or, on observe à chaque fois une magnifique convergence avec la mise au point de mon article
de 2011.
Pour
ceux qui veulent vérifier l’historique des commentaires sur Une saison en enfer, je vais procéder à
quelques rappels et vous renvoyer bien évidemment aux rubriques
bibliographiques du site d’Alain Bardel.
En
gros, les études de référence sur Une
saison en enfer sont les suivantes.
Peu
souvent cité, l’ouvrage de Margaret Davies de 1975 est paradoxalement le
meilleur ouvrage sur Une saison en enfer.
C’est le seul qui formule un discours proche de celui voulu par Rimbaud. Il
faut d’ailleurs préciser qu’il y a deux versions. Il y a un article long publié
dans une revue (en une ou deux parties, je ne sais plus), puis l’ouvrage de
1975. Je les possède, mais je ne les ai pas là sous la main. Il faut noter que
dans les années 1990 et 2000, cet ouvrage est pourtant écarté de la liste
fermée des écrits de référence sur Une
saison en enfer. Je m’empresse également de préciser que je ne soutiens pas
les lectures d’autres textes de Rimbaud par Margaret Davies et je ne soutiens
pas toute sa lecture d’Une saison en
enfer. Il se trouve que c’est simplement le meilleur ouvrage à consulter
pour comprendre ce texte-là de Rimbaud.
Les
deux ouvrages généralement reconnus comme étant de référence sur Une saison en enfer ont tous les deux
été publiés en 1987. Il y a d’un côté l’édition critique de Pierre Brunel chez
José Corti et de l’autre la thèse de Yoshikazu Nakaji publiée donc sous forme
de livre avec son titre sur le mode de la phrase interrogative : Combat spirituel ou immense dérision ?
Lui aussi a été publié chez José Corti. Ces deux ouvrages témoignent pourtant
d’une compréhension du livre de Rimbaud moindre que celle affichée dans le
livre de douze ans antérieur de Margaret Davies. Le livre du critique japonais
Yoshikazu Nakaji fait montre d’un effort louable dans l’analyse. C’était une
véritable gageure vu les obstacles culturels. Il y a des procédés de
commentaire un peu datés dans cet ouvrage, mais il y avait de bons éléments. Il
y a eu ensuite le livre Se dire et se
taire de Danielle Bandelier en 1988. Il est parfois associé en tant
qu’ouvrage de référence aux côtés des deux livres publiés en 1987 chez José
Corti, mais pas souvent, et il faut dire que c’est une étude formaliste dont les
enseignements profitent rarement à une meilleure compréhension du discours tenu
par Rimbaud. Ce n’est pas vraiment un ouvrage critique qui favorise une
meilleure compréhension du livre Une
saison en enfer. Depuis, si les études rimbaldiennes sont nombreuses, le
seul ouvrage portant exclusivement sur Une
saison en enfer est la thèse publiée de Yann Frémy. Sa thèse peut être lue
sur microfilm dans certaines universités, à Toulouse par exemple, et il en a
publié plusieurs parties sous forme d’articles, dans Parade sauvage, Studi
francesi, etc. Puis donc, cette thèse a été publiée sous forme de livre en
2009 aux éditions Classiques Garnier : « Te
voilà, c’est la force. » Mais cette thèse n’a pas la même
reconnaissance que les ouvrages de 1987 ou de Margaret Davies. C’est également
un ouvrage qui défend des thèses de lecture (conviction clef de l’influence des
lectures du dix-huitième siècle par Rimbaud, concept métaphysique d’énergie qui ne vient pas du texte de Rimbaud lui-même, spéculations
« philosophiques » abondantes, etc.), ce qui n’en rend pas la
consultation évidente et, quand on le lit, on n’a pas vraiment le sentiment
d’être confronté à une analyse de détail du texte d’Une saison en enfer. La réflexion est sincère, mais les lectures
proposées ne sont pas établies par le fait de montrer par le menu des
articulations imparables du texte. Ce problème vaut aussi de toute manière pour une bonne partie des réflexions des ouvrages de Nakaji et Brunel. Enfin, dans l’édition révisée de
son ouvrage L’Art de Rimbaud, Michel
Murat a proposé une partie inédite sur Une
saison en enfer. Voilà pour les ouvrages à lire. Ils ne sont pas nombreux.
Il faut bien sûr y ajouter des articles, parfois des recueils d’articles, et
bien sûr les annotations des éditions critiques.
Or,
dans les ouvrages de Margaret Davies et de Yoshikazu Nakaji, la lecture de la
prose liminaire qui est donnée est très proche de la mienne, et à chaque fois
il est admis que la « charité » dont il est question dans la prose
liminaire est la vertu théologale. Or, en 1987, dans son édition critique,
Brunel a rendu une lecture étonnante. Il a supposé que Satan se récriait parce
que le poète rejetait la « charité ». Comme le centenaire de 1991 a
été l’occasion de maints événements rimbaldiens, de conférences et d’articles,
un critique Jean Molino a dénoncé l’illogisme de la lecture de Pierre Brunel,
en précisant qu’il était absurde que Satan reproche au poète de ne pas se
laisser tenter par la charité. Et pour lever la contradiction, Molino a
prétendu établir, en se vantant de son caractère évident, une lecture
différente de celle de Brunel, mais une lecture qui s’éloignait aussi des
lectures antérieures de Davies ou Nakaji, et c’est en établissant sa lecture
que Molino a été le premier à affirmer que le mot « charité » dans la
prose liminaire n’avait pas le sens de vertu théologale. Personne avant mon
article de 2011 n’a récusé la lecture de Molino, même si Brunel a persisté dans
sa propre lecture apparemment, et surtout il s’est diffusé dans les écrits sur
Rimbaud l’idée que le mot « charité » n’avait pas son sens religieux
dans ce fameux prologue.
Depuis
2011, les rimbaldiens réaffirment donc le sens religieux du mot.
Je
vais donc une énième fois réexpliquer le problème de lecture de la prose
liminaire, en essayant de montrer que les redoutables problèmes
d’interprétation dont parle Bardel ne sont pas si insurmontables qu’il y
paraît.
Je
vais aussi en profiter pour préciser quelque chose au sujet du vocabulaire.
Dans l’opinion courante, le langage est associé à l’idée d’un code. Parler,
c’est coder avec des mots, et écouter, c’est décoder les mots d’un autre. La
théorie du code a été dominante dans les interprétations philosophiques du
langage jusqu’aux années 1980 et l’idée du langage comme code est
inévitablement dominante dans les représentations communes en 2020. En réalité,
il y a un courant nouveau venu du monde anglo-saxon qui est celui du pragmatisme
avec des auteurs tels que Austin, Searle, Grice et avec des représentants
français comme François Recanati, Catherine Kerbrat-Orechioni et Dan Sperber, et
nous pourrions même citer Benoît de Cornulier, le rimbaldien spécialiste de
versification, puisqu’il a publié un livre intitulé Effets de sens. Et tout ce courant montre qu’il n’est pas question
uniquement de code, mais que le langage est lié à des contextes, aux intentions
que nous prêtons à celui qui parle et à des inférences logiques que nous faisons
spontanément et qui nous font envisager très rapidement le sens le plus
pertinent pour une phrase, un mot, un geste, même si parfois nous nous trompons
parce que nous n’avons pas les mêmes connaissances, les mêmes préoccupations en
tête ou la même évaluation de la pertinence. En gros, pour défendre la lecture
d’un texte, je vais vous inviter à privilégier la pression de l’inférence la
plus logique. Ensuite, même si le langage ne se réduit pas à un code, les mots
ou les phrases ont un sens précis. Certes, deux personnes peuvent ne pas se
représenter un mot de la même façon, mais le noyau du sens restera le même.
C’est les contours de l’emploi d’un mot qui varient selon les personnes, mais
le noyau du mot, son sens rigoureux, n’est pas problématique. Alors, évidemment,
il y a le cas particulier des mots qui, pour des raisons historiques, ont
plusieurs sens. Dans ces cas-là, on va établir le sens du mot par inférence
logique, par pression du contexte.
Dans
le cas de la prose liminaire, nous avons une collection de mots autour du thème
de la religion. Rimbaud ne connaissait pas l’expression affectée « champ
lexical », mais celle-ci est devenue tellement courante dans les collèges
et les lycées que nous avons perdu de vue son caractère affecté. La notion
« intertexte » est également une formule affectée, mais ce n’est
pas le sujet ici. Acceptons de parler de champ lexical : tout le monde
comprendra. Donc, dans le titre, nous avons la mention « enfer », au
singulier par opposition au pluriel du monde païen. Nous sommes d’accord
qu’avant de lire la prose liminaire, nous avons lu ce titre. Puis, dans la
prose liminaire, je ne vous apprends rien, nous avons une mention du mot
« espérance », et précisément du mot « espérance », pas du
mot « espoir ». Il y a trois grandes vertus théologales : la
foi, la charité et l’espérance. Donc, dans cette prose liminaire, nous
observons la présence du mot « espérance » et du mot
« charité ». Nous savons qu’il y a trois vertus théologales et quatre
vertus cardinales qui à elles sept sont opposables aux sept péchés capitaux.
Or, les sept péchés capitaux sont partiellement égrenés dans la section
suivante intitulée « Mauvais sang » : colère, luxure, paresse,
et les mentions de l’orgueil ou de l’avarice ne vont pas manquer à l’appel dans
la suite du récit (« Soyons avare comme la mer »). La gourmandise
sera associée à une provocante tentation : « J’attends Dieu avec
gourmandise ». Mais revenons à la prose liminaire. Il est question de
« fléaux » qu’on appelle, d’un malheur qu’on dit « mon
dieu » et un personnage qui fait entendre sa voix dans le texte n’est
autre que « Satan », qui est qualifié également de
« démon ». Satan mentionne lui-même les « péchés capitaux »
et le poète lui répond en se définissant en tant que « damné ».
Alors,
petit test d’inférence logique : le sens du mot « charité » dans
cette prose liminaire, est-ce celui de la vertu théologale ou celui dérivé,
mais laïc, du simple désir vertueux de faire le bien du prochain ? La
réponse va de soi. Rimbaud emploie le mot au sens de vertu théologale. Et nous
sommes tous d’accord que le mot a un sens dans la phrase et que cette phrase a
un sens immédiat. Il n’est pas raisonnable de faire un commentaire critique de
cette phrase « La charité est cette clef », en décidant que le sens
du mot va résulter d’un arbitrage subtil entre tout ce que nous croyons savoir
de Rimbaud ou du message du livre Une
saison en enfer. Ce n’est pas parce que plus loin il va être question d’une
« charité ensorcelée » au sujet de « l’Époux infernal »
qu’on peut se permettre de définir un sens rimbaldien du mot « charité »
dans la prose liminaire. Dans cette prose liminaire, le cadre est clairement
celui de la religion. Il n’y a aucune subtilité de vocabulaire à mettre en
place. Il est question de la vertu théologale. Je n’ai insisté que sur le champ
lexical, c’est vrai, mais relisez le texte, et vous voyez bien qu’il n’est pas
question de l’amour humain au sens large, du désir de faire du bien aux autres,
indépendamment de la religion. Certes, il y a aussi l’idée d’être en harmonie
avec les autres, mais rappelons que le sens religieux implique l’amour du
prochain. C’est parce qu’il est question de Satan, des péchés capitaux, de
damnation, de séjour en enfer, de fléaux et de rejet immédiat de la charité qu’on ne saurait douter
du sens religieux du mot « charité » dans le texte.
Maintenant,
passons à la lecture des derniers alinéas. Je vais les citer. Je montrerai
ensuite la lecture de Brunel, puis celle de Molino, puis je rappellerai
le découpage de 2009 de Bardel, et bien sûr j’exposerai ma propre lecture.
Or, tout dernièrement m’étant
trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé
à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. –
Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène,
etc…, » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots.
« Gagne la mort, avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés
capitaux. »
Ah ! j’en ai trop pris
[…]
La lecture traditionnelle
a toujours été jusqu’à l’étude de Molino de considérer que, dans un même alinéa,
la phrase introduite par un tiret « - Cette inspiration prouve que j’ai
rêvé ! » manifeste le rejet immédiat de la phrase précédente :
« La charité est cette clef ! » Il s’agit d’une récusation
spontanée. Pour les articulations des alinéas entre eux, les rimbaldiens se
sont moins empressés de préciser ce qu’ils en pensaient.
En 1987, dans son édition
critique, Brunel maintient cette lecture pour l’alinéa : « La
charité est cette clef ! – Cette inspiration prouve que j’ai
rêvé ! » Mais, il introduit alors une liaison étonnante entre cet
alinéa et le suivant. Satan se récrie dans la suite immédiate du texte. Fondons les deux
alinéas en un seul pour mieux comprendre son approche :
La charité est cette clef. –
Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! / « Tu resteras hyène,
etc…., » se récrie le démon […]
Une inspiration propose
la solution de la charité. Le poète la repousse. Satan se récrie parce que le
poète repousse cette inspiration. Telle est la lecture de Brunel. Et Molino va
dénoncer l’absurdité de cette thèse de lecture qui fait de Satan et non de Dieu
celui qui invite à l’exercice de la charité. Au passage, Satan ne saurait
encourager à l’exercice de la charité ni au sens de la vertu théologale, ni au
sens laïc d’amour du prochain.
Voici maintenant la
lecture de Molino. Ce dernier conserve la liaison de Brunel entre les deux
dernières phrases. Pour Molino comme pour Brunel, Satan se récrie parce que le
poète a rejeté quelque chose comme du rêve. La différence de lecture, c’est que Brunel
continuait de remonter le texte en considérant que l’inspiration rejetée
c’était la solution de la charité, lecture traditionnelle, tandis que Molino
refusait la lecture traditionnelle. Pour Molino, l’inspiration de la charité
comme solution prouverait que ce sont les alinéas 2 à 7 qui sont un énorme rêve
de la part du poète. Le poète ne se serait révolté qu’en rêve contre la Beauté,
la justice, il n’aurait appelé qu’en rêve les fléaux, n’aurait effectué qu’en
rêve l’appel à la mort. Brunel considère que l'inspiration "La charité est cette clef" est satanique et que Satan soutiendrait que le poète a tort de la rejeter, constatant qu'il prend conscience qu'il a été dupé par un rêve. Molino considère, non pas que, pour Satan, le poète a eu tort de rejeter l'inspiration charitable, au contraire cela lui convient, mais que Satan ne veut pas que cette inspiration sur la charité convainque le poète que sa révolte ne fut qu'une chute dans un mauvais sommeil trompeur. J'en rendais assez mal compte dans mes articles précédents. L’étude de Molino a été publiée dans un recueil
d’articles qui contient une introduction par André Guyaux qui
saluait cette étude comme une mise au point historique et décisive. Et beaucoup
de gens par la suite soit ont cité l’étude de Molino comme une référence, soit
ils se sont alignés sur les éléments de lecture de celle-ci et dont je vais
maintenant parler.
D’abord, pour justifier
sa lecture, Molino a souligné des analogies qui peuvent effectivement troubler
les lecteurs. Les pavots provoquent les rêves et Satan a abreuvé le poète de
pavots. La révolte des premiers alinéas ne serait qu’un rêve provoqué par
Satan. Mais surtout, Molino a cité les passages dans les sections suivantes du
livre Une saison en enfer où le poète
associe son séjour en enfer à un mauvais rêve. Le poète parle de sa chute et de
son sommeil plus loin dans le livre, et Molino tient cela pour une preuve
irréfutable que sa lecture est juste et que c’est avec raison qu’il peut dire
que le faux souvenir à rejeter c’est tout ce récit chimérique d’une
révolte contre la beauté, la justice, etc. Molino confond un plan d'analyse et croit qu'il peut tirer d'une phrase telle que celle-ci : « Je me crois en enfer,
donc j’y suis[,] » l'idée que Rimbaud doit se libérer des mensonges rusés de Satan en comprenant qu'il ne fait que rêver ses actes de révolte, comme il ne fait que rêver qu'il est en enfer. Spontanément, je trouve assez
farfelu de considérer que la révolte n’était qu’un rêve, puisque dès lors on ne
voit pas très bien pourquoi le poète se croit damné et trouve important de
refuser la mort et de changer de vie. Mais cette lecture est fausse. Les rêves
dont il est question dans la suite du texte ne sont pas nécessairement à
rattacher à l’expression verbale de la phrase : « Cette inspiration
prouve que j’ai rêvé ! » Or, dans cette prose liminaire, le
doute sur la réalité du souvenir porte non pas sur les alinéas 2 à 7 et la
révolte haineuse, mais bien sur le premier alinéa et une concorde qui
correspondait à un idéal de charité :
Jadis, si je me souviens, ma
vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Je
trouve incroyable que Molino ait su convaincre massivement les rimbaldiens que
le poète doutait de la réalité de sa révolte à partir d’un rapprochement avec
un passage ultérieur du livre Une saison
en enfer, alors que dans l’économie de lecture de la seule prose liminaire
on avait avec la modalisation « si je me souviens bien » le début de
déni d’une situation de vie selon l’idéal de la charité « où tous les cœurs
s’ouvraient ».
Selon
Molino, face à la proposition de la charité, Satan réplique au poète qu’il ne
pourra rien faire et restera du côté de la hyène.
Avant
que je ne développe ma lecture, rappelons à partir de la citation faite plus
haut qu’en 2009 à tout le moins Bardel associait des phrases deux par deux,
sans tenir compte de la subdivision en alinéas. Il associait la phrase : « j’ai
songé à rechercher la clef du festin ancien » à la phrase « La
charité est cette clef » et il associait la phrase : « Cette
inspiration prouve que j’ai rêvé » aux propos de Satan qui se récrie.
Autrement dit, il voit deux phrases de tentation de la charité et deux phrases où
le rejet de la charité est à l’unisson de la prise de parole par Satan. Et, sans que ce ne soit une erreur de procéder ainsi, il
faut bien remarquer qu’une telle subdivision gomme ce qui pour moi est
important la menace de la mort. En 2020, les propos de Bardel sont différents,
il parle d’un cas de « conversion in
extremis ». Les lignes ont un peu évolué.
Passons
donc à ma propre lecture.
Le
premier alinéa a évoqué un passé incertain, un prétendu souvenir d’une vie
fondée sur l’exercice de la charité. Les alinéas 2 à 7 font le récit de la
rupture et révolte du poète. L’alinéa 8 nous dit clairement que, précisément à cause de son abandon à la révolte haineuse, le poète a vu
la mort de près et qu’il n’en a pas voulu.
Or, tout dernièrement m’étant
trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé
à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit !
Le poète refuse la mort
et songe même à rentrer dans le rang. Ma lecture ne va pas supposer que dans
les alinéas qui suivent le poète envisage deux options contradictoires. On voit
aussi que j’ai dissocié l’alinéa du « j’ai songé » de la phrase « La
charité est cette clef ! » Non, le récit, c’est que comme le poète
refuse la mort et envisage un retour à la vie de jadis, Dieu et Satan sont tous
les deux prêts à influencer la décision du poète. Le récit, c’est que Dieu et Satan
se disputent notre poète. Evidemment, Dieu qui intervient pour un poète athée
comme Rimbaud, c’est la pression sociale de l’atmosphère de religion du monde
dans lequel il vit, et Satan c’est l’envers de cette pression sociale, mais un
envers tout aussi factice, car construit en miroir du modèle divin, mais n’anticipons
pas outre mesure.
Donc, Dieu prend la
parole en premier. Satan n’est pas de taille contre Dieu dans nos traditions
culturelles. Il faut d’abord qu’il y ait une faille dans la relation de l’homme
à Dieu. La voix de Dieu se manifeste donc dans la bouche même du poète. Mais le
poète va rejeter aussitôt l’idée en considérant cela comme une sottise.
La charité est cette clef. –
Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
Le poète ne précise pas l’inspiration,
il aurait pu dire « inspiration divine », mais cela serait déférent.
Il se contente de dire avec désinvolture « Cette inspiration ». Il la
désacralise. Et surtout, il procède par une pirouette. Normalement, Dieu, si on
lui prête une naïveté humaine, doit se dire : « Quelle aubaine ! Il
regrette le festin ancien, c’est l’occasion de le ramener à la charité, il
suffit de lui dire que la charité c’est le moyen d’avoir cette récompense. »
Seulement, le poète réplique que cette idée de clef est tellement sotte que
cela suffit à lui faire comprendre que ce festin ancien n’était qu’un rêve. Il
croyait s’en souvenir de ce lointain passé. C’est le discours de la religion et
du catéchisme : on nous fait croire à notre origine divine à laquelle il
faut retourner. Mais Rimbaud a toujours le pli amer de son expérience du second
alinéa avec la Beauté, pli amer qui va de pair avec la révolte contre la
justice, etc. Si la charité est présentée comme la clef d’une vie antérieure, c’est
qu’on nous ment en nous faisant croire à cette vie antérieure, c’est ça que dit
le texte. Et il y a de l’ironie dans l’emploi verbal « j’ai songé »
au lieu de « j’ai pensé », « j’ai voulu », « j’ai
envisagé ». Donc, Dieu propose sa solution par le biais d’une inspiration
qui traverse le poète, mais le rejet est immédiat.
Et maintenant, la
différence radicale de ma lecture avec celles des autres rimbaldiens, c’est bien
cette idée que Dieu et Satan prennent la parole chacun à leur tour, et comme l’inspiration
proposait la charité pour retrouver la voie du festin et aussi ne pas connaître
la mort, Satan réagit à son tour au sujet de cette peur de la mort de la part
du poète. Il le dit en toutes lettres : « Gagne la mort ». Il est donc
clair, net et précis que Satan se récrie parce que le poète a été effrayé à l’idée
du « dernier couac ! »
L’expression « Gagne la mort » est savoureuse, puisqu’il s’agit d’une
formulation rusée qui retourne l’expression plus désagréable « perdre la
vie ». Tu ne perds pas la vie, tu gagnes la mort. Comment se fait-il qu’aucune
étude rimbaldienne ne soit en mesure d’identifier cette évidente inversion
trompeuse ?
Ma lecture conserve la
force de la lecture traditionnelle pour l’alinéa : « La charité est
cette clef ! – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » en
confirmant le sentiment spontané que nous partageons à peu près tous que la
seconde phrase fait un pied-de-nez à la première, en conservant le sens de
vertu théologale au mot « charité », et tout cela sans souffrir du manque de
logique d’un Satan qui voudrait d’un Rimbaud séduit et trompé par la charité,
vertu chrétienne, etc.
Et comme à l’inspiration
divine était opposée une fin de non-recevoir, le poète fait quelque chose
de similaire avec Satan. Il vient de refuser la charité, il refuse encore la
mort en répliquant à Satan « Ah ! j’en ai trop pris ! »
Ma révolte me conduit à la mort. Que faire ? Retourner au festin ancien ? Comment ?
La charité est cette clef. - Peuh ! une telle inspiration prouve donc que j'ai rêvé mon souvenir de festin ancien.
"Mais, voyons, me dit Satan, tu es une hyène, tu ne changeras plus, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la logique et mourir comme une hyène, avec tous les péchés capitaux, en appelant les fléaux, etc. ?"
Ah non ! j'en ai trop pris de ces autres rêves aussi.
Entre les lignes, on comprend que, si le poète s'est révolté, ce n'est pas pour être renvoyé à une alternative réduite entre une vie de charité ou bien une rapide mort de haine. Le poète veut vivre et pour cela il doit repenser ce que pourrait être l'amour.
Il ne renvoie sans doute pas exactement Dieu et Satan dos à dos, le poète reste un damné disciple de Satan, mais un disciple irrévérencieux qui nargue son maître, qui n’y croit plus, puisqu’il refuse la mort comme promesse, tout comme il refuse la charité comme promesse d’une vie comblée. Or, vu qu’il y a un double refus, il n’y a aucune inconséquence à envisager que d’un côté il y a les beaux rêves de la charité et de la vie de « Jadis », et de l’autre côté il y a les rêves des pavots sataniques qui prétendent qu’on « gagne la mort ».
Ma révolte me conduit à la mort. Que faire ? Retourner au festin ancien ? Comment ?
La charité est cette clef. - Peuh ! une telle inspiration prouve donc que j'ai rêvé mon souvenir de festin ancien.
"Mais, voyons, me dit Satan, tu es une hyène, tu ne changeras plus, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la logique et mourir comme une hyène, avec tous les péchés capitaux, en appelant les fléaux, etc. ?"
Ah non ! j'en ai trop pris de ces autres rêves aussi.
Entre les lignes, on comprend que, si le poète s'est révolté, ce n'est pas pour être renvoyé à une alternative réduite entre une vie de charité ou bien une rapide mort de haine. Le poète veut vivre et pour cela il doit repenser ce que pourrait être l'amour.
Il ne renvoie sans doute pas exactement Dieu et Satan dos à dos, le poète reste un damné disciple de Satan, mais un disciple irrévérencieux qui nargue son maître, qui n’y croit plus, puisqu’il refuse la mort comme promesse, tout comme il refuse la charité comme promesse d’une vie comblée. Or, vu qu’il y a un double refus, il n’y a aucune inconséquence à envisager que d’un côté il y a les beaux rêves de la charité et de la vie de « Jadis », et de l’autre côté il y a les rêves des pavots sataniques qui prétendent qu’on « gagne la mort ».
Dans ma lecture, il ne
reste aucune difficulté de compréhension au sujet de la prose liminaire,
sachant que pour ce qui est des « lâchetés en retard » je ne les
interprète pas comme des textes, mais bien comme des « lâchetés » au
sens moral, je prends le mot dans sa signification littérale. C'est même intéressant de voir que notre poète se reconnaît comme disciple de Satan à hauteur d'une certaine lâcheté, puisque Satan voudrait qu'il fasse partie de l'élite des démons plus courageux qui marchent à la mort. Et pour l’expression
« si je me souviens bien » appliquée au « festin ancien »,
je précise que dans « Mauvais sang » le poète se prête des souvenirs
dans une histoire de France qu’il n’a pas vécue réellement, parce que les
souvenirs du festin ancien et de l’histoire de France ciblent précisément le
mensonge de l’éducation reçue. Rimbaud a appris à être chrétien parce qu’on lui
a parlé d’une vie antérieure, autrement dit d’un rapport préétabli entre les humains et Dieu. Et, comme, en ce qui concerne l’histoire des siècles passés, on a expliqué à l’enfant poète que
c’était son histoire et qu’elle était nécessairement chrétienne, il se trouve que cet enfant poète, disons Rimbaud, a vu, dans
les souvenirs de cette histoire chrétienne des siècles passés, des fissures et failles, quand il a pu s’identifier au Gaulois, etc., etc. C’est aussi simple que ça, ce qu’il
faut comprendre !
Maintenant, j’avoue que j’ai
parfois déformé dans mes comptes rendus la lecture de Molino. Dans mes articles
antérieurs, j’écris plutôt que Molino identifie l’inspiration aux alinéas 2 à
7. Ici, je pense avoir résumé plus exactement son interprétation de la prose
liminaire. Mais ma lecture, elle, c’est toujours la même que j’ai soutenue. Je
l’ai publiée pour la première fois en 2005. En 2009, je l’ai précisée et j’ai
insisté sur les problèmes que posait la réfutation de la lecture de 87 de
Brunel par Molino au moment du centenaire de Rimbaud. Sur mes blogs, je suis
revenu à quelques reprises sur le sujet. Ceci est encore une nouvelle mise au
point. J’espère qu’on finira par en apprécier la solidité. Pour l’instant, mon
étude n’a pas été citée, même quand des lectures récentes de la prose liminaire
font sensiblement écho à mes conclusions et non à celles de Richter, Frémy, Brunel, Molino, Moncel et d'autres.
Je rappelle que Nakaji en 87 avait une lecture de la prose liminaire où il
envisageait traditionnellement que le mot « charité » avait son sens
de vertu théologale, mais que par la suite, comme il a continué de publier des
articles sur Une saison en enfer il a
considéré que Molino avait établi que le sens du mot « charité » n’était
pas religieux. Il existe un article de Nakaji sur la « charité » dans
Une saison en enfer où il réfute sa
lecture de 87. Moi, je suis pour revenir clairement à l’identification du sens
religieux du mot « charité » comme cela a toujours été le cas avant l’intervention
de Molino. Et je ne vois pas comment on peut fermer les yeux sur un point qui
soulève le problème de telles divergences dans les interprétations. On ne peut pas lire comme je le fais
maintenant la prose liminaire avec la charité comme vertu théologale, puis
soutenir que la charité dans Une saison
en enfer ce n’est pas qu’une vertu théologale mais avant tout un concept rimbaldien
personnalisé. En tout cas, si on veut soutenir cette dernière hypothèse à
laquelle je ne souscris pas, il faut à tout le moins savoir qu’il y a eu une
influence diffuse de l’article de Molino et donc savoir si oui ou non celui-ci n'est pas à l'origine des nouvelles fausses difficultés de lecture qui pendant vingt à trente ans ont fait louvoyer les lectures entre sens religieux et sens laïc du mot « charité ».
Rimbaud n’étant pas un
philosophe, et sa poésie n’étant pas du tout une construction notionnelle
progressive, même s’il y a des définitions dans « Génie », etc., je
vais aussi préciser que Rimbaud ne recrée pas le sens des mots. Il utilise les
mots en leur donnant les mêmes acceptions que nous. Là où Rimbaud crée du sens,
c’est quand il critique les systèmes de pensée, quand il en fait la satire. Quand
Rimbaud parle de « charité » qui serait « ensorcelée », le
critique ne doit pas se dire que le mot « charité » n’a pas le sens
de vertu théologale parce que c’est contradictoire avec le mot « ensorcelée »,
il doit au contraire apprécier la portée satirique, ironique d’une telle
association d’idées, et c’est là qu’il va dégager les idées personnelles à
Rimbaud. Dans le poème « Vies » des Illuminations, le poète se vante d'avoir « trouvé quelque chose comme la clef de l'amour ». L'écho est évident avec "La charité est cette clef", mais dans la prose liminaire c'est l'inspiration divine qui fait parler le poète et le choix de "charité" est à dessein, puisque c'est la charité en tant que telle qui est ici convoquée, et non pas l'idée d'amour que, dans d'autres passages, Rimbaud dit chercher à définir, trouver ou inventer. Dans "Vies", le sens du mot "amour" n'est pas non plus personnalisé, c'est dans la modalisation que le poète fait entendre qu'il a une idée singulière "quelque chose comme", sauf que, du coup, il ne nous en délivre pas la définition précise. C'est par sondage des critiques qu'il fait de la charité et des idées sur l'amour qu'on peut petit à petit décrire un autre profil de l'amour pensé par Rimbaud, mais le critique ne doit pas affirmer que Rimbaud met un sens personnel au mot qu'il emploie dans sa phrase. S'il donnait un sens personnel aux mots, il nous en préviendrait. Dans « Vierge folle », il est question de « réinventer l'amour ». Partant de là, la critique rimbaldienne peut spéculer sur la définition de l'amour selon Rimbaud, mais le vocabulaire n'est pas altéré. Le mot « amour » dans ces deux expressions ne peut être compris qu'en fonction de ses sens courants, parmi lesquels le sens religieux. Et ce pluriel de « Vies » dans le titre d'un poème des Illuminations, nous le rencontrons dans la phrase interrogative : « Vite ! est-il d'autres vies ? » dans Une saison en enfer. C'est bien la preuve que le poète considère que s'il ne fait que se révolter il ne résout pas la question essentielle pour lui qui est de vivre. Dans « Génie », Rimbaud définit cet amour qu'il recherche par opposition au modèle chrétien, contre la charité vertu théologale, et il fait volontairement se croiser vertu théologale et péché capital dans l'expression : "l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues". Sa conception de l'amour admet l'orgueil et même en fait un ingrédient privilégié. Ainsi, il faut le dire et le redire : la réflexion sur l'idée d'amour selon Rimbaud doit être dissociée de la reconnaissance des mots de tous les jours qu'il emploie pour en parler. Ainsi, il n’y a aucune raison de dire que le livre Une saison en enfer délivre un sens nouveau du mot « charité »
qui ne serait dans aucun dictionnaire. De tels raisonnements sont insensés, je dirais même forcenés.
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