dimanche 19 janvier 2014

Voyelles, les inférences en lisant Voyelles (partie 3)

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

Etrangement, certains commentaires proposent de voir dans cette phrase un tour optatif, le poète dirait l'inverse de ce qu'il fait Mais je ne vois pas en quoi les vers 3 à 14 disent des "naissances latentes"
La formule "Je dirai quelque jour" peut bien faire penser à une invocation de poète au début d'une épopée, Iliade ou Odyssée par exemple, puisqu'en effet, au début de maintes oeuvres antiques, le poète invoque les forces de la Muse et annonce en en déclinant les grandes lignes le sujet précis qu'il va traiter : ainsi d'Homère qui précise bien qu'il ne va pas parler de toute la guerre de Troie, mais de la colère d'Achille dans sa rivalité avec Agamemnon et de son retour au combat suite au décès de Patrocle
Dans L'Enéide, Virgile imite les deux grandes oeuvres grecques attribuées à Homère, L'Iliade et L'Odyssée, sous forme de reprise en chiasme, inversée si vous préférez, dans un seul ouvrage, puisque les six premiers chants sont une odyssée d'Enée et les six derniers une guerre troyenne en Italie
Malgré les droits sur les traductions, je me permets de citer les premières lignes de l'épopée virgilienne dans l'édition du Livre de poche de 2004, traduction de Maurice Lefaure revue par Sylvie Laigneau, même si je préfère de très loin Homère et notamment L'Iliade :

    Je chante les combats et le héros qui, le premier, banni des rivages de Troie par l'ordre du destin, vint en Italie, aux bords du Lavinium Longtemps, sur terre et sur mer, il fut ballotté par la puissance des dieux d'en Haut qui servaient la haine tenace de la cruelle Junon longtemps aussi il eut à souffrir de la guerre avant de fonder une ville et de porter ses dieux dans le Latium : de là nous viennent la race latine, nos ancêtres les Albains et les remparts de la superbe Rome
    Muse, rappelle-moi les causes : dis-moi pour quelle atteinte à sa volonté sacrée, pour quel ressentiment la reine des dieux condamna un héros d'une insigne piété à courir tant de hasards, à affronter tant d'épreuves Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dieux célestes ? 
Il y a beaucoup de choses dans ce début de l'épopée, une exposition suivie d'une invocation, mais aussi un début de plaidoirie pour le héros victime abusive des dieux, une interrogation sur les dieux et aussi une justification de la pertinence du sujet pour un public romain qui annonce une oeuvre édifiante Il y a de beaux passages dans L'Enéide, mais aussi énormément de faiblesses et de considérations fades et inintéressantes au possible, Virgile revient souvent platement sur ce qu'a déjà fait, voire dit Homère, et ce début de L'Enéide ne me paraît pas très heureux Passons à une invocation en tête de L'Iliade

 J'ai connu L'Iliade dans la traduction de Paul Mazon, puis dans celle de Victor Bérard

Voici la traduction par un tout grande poète Leconte de Lisle, mais il reste un piètre traducteur et on comprend que les traductions du parnassien n'aient pas rejoint ses compositions personnelles dans les éditions courantes de poésie :

   Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s'accomplissait ainsi, depuis qu'une querelle avait divisé l'Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.

   Qui d'entre les Dieux les jeta dans cette dissension ? Le fils de Zeus et de Lètô. Irrité contre le Roi, il suscita dans l'armée un mal mortel, et les peuples périssaient, parce que l'Atréide avait couvert d'opprobre Khrysès le sacrificateur.
Voici une traduction que je reprends sur internet et qui est autrement bien écrite, celle de Mazon me semble-t-il :

Déesse, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils de Pélée, ­ colère détestable, qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Commence à la querelle où deux preux s'affrontèrent : l'Atride, chef de peuple, et le divin Achille. Quel dieu les fit se quereller et se combattre ? C'est Apollon, le fils de Zeus et de Létô. Ce dieu, contre le roi s'étant mis en courroux, déchaîna sur l'armée un horrible fléau, dont les hommes mouraient, à cause de l'affront que son prêtre Chrysès reçut du fils d'Atrée. Pour racheter sa fille au prix de grands trésors, Chrysès était venu vers les sveltes vaisseaux de la flotte achéenne, et, sur un sceptre d'or, de l'Archer Apollon portant les bandelettes, il priait les Argiens, mais surtout les deux chefs de guerre, fils d'Atrée :

 Par leurs connaissances des textes antiques, les universitaires plaquent sur le poème de Rimbaud l'idée que le second vers expose à la manière épique le sujet de son poème, ce qui est à l'évidence une démarche contre-intuitive et il était bon de citer ici des exemples canoniques de débuts d'épopées pour discréditer cette idée Là, il n'y a pas de remise à plus tard, vous avez immédiatement la possibilité de comparer
Je ne veux pas qu'on me lise en se disant que cette idée épique est peut-être fondée
Voici bien plutôt le rapprochement que je me suis permis d'opérer en 2003 avec un poème célèbre de Victor Hugo "Ce siècle avait deux ans:::" (extrait des Feuilles d'automne)

Je vous dirai peut-être quelque jour 
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour, 
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée, 
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée, 
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas 
Epandait son amour et ne mesurait pas !
Evidemment, il ne s'agit pas des premiers vers du poème, et on observe que dans un seul vers nous retrouvons le "Je", la conjugaison au futur "dirai" et l'infini "quelque jour", et au passage nous observons que le verbe "dirai" doit s'entendre comme "raconterai" La tâche est remise à plus tard et n'est même pas importante à Hugo "peut-être"
Dans Voyelles, l'indéfini "quelque jour" n'est pas en concurrence avec un "peut-être" et la désinvolture prêtée à ce tour indéfini n'est qu'une hypothèse de lecture par inférence, mais que rien ne viendra confirmer dans la suite du sonnet
La solennité mise en place dans le premier vers se prolonge dans le second, et l'intention est celle du poète en sa fonction, ce qui rejoint un autre lieu commun hugolien : Rimbaud veut occuper le magistère hugolien et expliquer le mystère des origines des ces voyelles colorées, dont le lien se fonde sur un commun rapport à la vibration, au fait que son et couleurs sont du côtés des ondes et non des corps
Voilà donc corrigé le régime inférentiel à appliquer à ce vers à rebours des notes et introductions d'une partie des éditions courantes: Le second vers de Voyelles, dans la foulée de l'adresse aux voyelles, n'est pas une invocation à des muses voyelles et une exposition rhétorique du sujet du poème à la manière épique Le poète annonce son idée d'un jour lever un voile sur le mystère des voyelles, sans que nous ayons même à préjuger si les voyelles vont l'aider ou si il va entrer en lutte avec elles
Le second vers formule une prétention de mage qui ne se sent pas arrivé au sommet de ses forces, de ses capacités, mais qui fait une promesse qu'il se sent capable de tenir, et par anticipation, d'autant que le poème n'est constitué que d'une seule phrase, du moins au plan de l'autographe manuscrit, nous pouvons dire que la révélation finale du regard divin par une des visions de voyelle nous donne un gage de cette capacité du poème qui est en progrès quant à l'acquisition de ce savoir, il nous montre qu'il sait en quel sens guider ses pas
Maintenant, il n'y a qu'un mot véritablement à expliquer, c'est "latentes", car ce n'est pas un mot courant
C'est aussi l'occasion pour moi de dire ici ce que je pense de la lecture à partir de dictionnaire
Le dictionnaire offre un confort de lecture et il apporte un secours quand les mots sont résolument inconnus et que nous n'arrivons pas du tout à déterminer le sens du mot et de la phrase qui l'implique, mais l'erreur est de croire que pour les mots où nous n'avons pas consulté le dictionnaire c'est que nous maîtrisons spontanément le sens des mots Je considère qu'en lisant nos représentations pour le sens ne sont pas des définitions de dictionnaire, mais des substrats tantôt abstraits, tantôt imagés Quand nous lisons une description d'un intérieur du dix-neuvième siècle, les mots peuvent être précis tant qu'on veut, nous nous représentons visuellement une chaise, un fauteuil ou une table à partir de nos expériences Nous avons pu voir des chaises chez nos grands-parents que notre esprit va considérer comme plus proche du dix-neuvième siècle, ou bien nous avons été marqués par une chaise dans un film dont l'action se déroule au dix-neuvième siècle, ou bien nous contournons le problème et nous imaginons un intérieur du dix-neuvième siècle selon nos convictions sur le mobilier de l'époque, la couleur des murs, etc, mais évitons d'investir ce que nous sentons comme problématique : on se représentera l'intérieur du dix-neuvième siècle, une table et des personnages assis, éventuellement une part de leurs habits, mais pas la chaise car nous n'avons pas dans notre mémoire une image précise d'une chaise ancienne, mais seulement de chaises modernes qui jureraient dans le décor
Nous avons compris le mot "chaise", mais en lisant nous ne reproduisons pas la définition, nous reproduisons des éléments qui nous semblent pertinents pour immiscer notre regard dans un univers
La plupart des hommes sont incapables de définir ce qu'est un chat spontanément
La consultation des dictionnaires ne doit pas nous leurrer sur notre façon de lire
Maintenant, il y a évidemment le cas des mots abstraits, mais nous n'impliquons pas plus le décodage par un renvoi à la définition du mot Nous créons des écrans de compréhension selon notre culture
L'adjectif "latentes" est par ailleurs assez mal défini dans les dictionnaires, en tout cas si on prétend se contenter de la définition du dictionnaire pour mieux comprendre le second vers de Voyelles
L'adjectif "latentes", cela ne signifie pas tellement que quelque chose de caché ou dissimulé va se manifester
Le latent c'est quelque chose d'invisible dont l'existence se manifeste par des symptômes, telle est ma perception immédiate du mot
L'adjectif "latent" peut s'employer volontiers dans les sciences et aussi dans le cas de l'alchimie qui se prétend dans la continuité des sciences, et je parle d'alchimie à dessein, car le mot "alchimie" apparaît en toutes lettres dans le poème, au vers 11, le dernier du premier tercet
La latent convient tout particulièrement à certaines forces physiques, comme pas tout à fait la gravité dont le constat est permanent mais d'autres invisibles, le mystère de la croissance des plantes, etc Et j'emploie encore une fois le terme de "mystère" à dessein, car le latent laisse supposer une énigme qui nous échappe et c'est bien le cas dans le poème de Rimbaud où il est question de parvenir un jour à expliquer quelque chose qui échappe encore à la connaissance
Enfin, dans des ouvrages sur l'alchimie, on pourra rencontrer ce terme "latent"
L'expression "naissances latentes" désigne assez simplement un mystère des origines à partir de manifestations qui ne donnent pas à voir directement leur source et, à la fin du poème, le poète arrive tout de même à l'entrevoir quand il échange un regard avec la divinité
Et nous assistons à un glissement très important du poème, car la lecture nous demande de ne pas mettre en veilleuse l'idée que le poète s'adresse aux cinq voyelles tout au long des quatorze vers
Le dernier vers va être celui qui unifie la relation pour retrouver par-delà les voyelles personnifiées la divinité productrice des "vibrements divins" Et il n'est pas innocent que le premier mot "latentes" soit celui qui rompt avec la règle d'alternance des rimes féminines et masculines, qu'il en soit le premier témoin, ni que le contrepoint de l'unique rime masculine soit appliqué au regard échangé
Le poète annonce que la totale explication lui échappe encore, mais ce sonnet marque une étape de progrès Le premier mot à la rime est "voyelles", le second "latentes", suivent plusieurs autres rimes féminines au lieu d'une alternance classique Il est nécessaire de faire des inférences sur ce plan-là
Le non respect de l'alternance est initié par Banville, et on remarque que plusieurs des poèmes tout en rimes féminines joue par calembour sur l'idée de différenciation sexuelle des rimes, différenciation non pertinente en grammaire (le périple, la beauté), mais différenciation symboliquement parlante, comme dans le cas du recueil Les Amies de Verlaine où l'exclusivité des rimes féminines signe le pacte lesbien des personnages évoqués, caractérise l'éviction des hommes:
Rimbaud se sert ici autrement de la différenciation sexuelles des rimes, l'unique rime masculine vient ramener tout à la fin l'équilibre et le partage est celui de rimes féminines du côté des voyelles et d'une unique rime masculine du côté de la fusion entre l'homme et le mystère des voyelles
L'unique rime masculine implique deux vers, le vers 11 et le vers 14 Le vers 11 est celui de l'empreinte laissée par l'alchimie sur les "grands fronts studieux", le vers 14 est celui de l'empreinte laissée par le regard violet de la divinité L'unique rime masculine souligne deux moments clefs du sonnet où il y a prétention à un savoir de l'humain sur les naissances latentes, elle est bien de l'ordre de la communion dans des moments d'empreinte
J'en profite aussi pour faire remarquer que les deux variantes du vers 11 "Qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux" ou "Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux" ressemble fort à une formulation physiologique du genre "que le son, la voyelle imprime aux oreilles" (impression du son)
En tout cas, le bouclage de l'unique rime masculine s'explique bien par un procédé supérieur appliqué à l'ensemble du sonnet, par un jeu de calembour renouvelé sur la différenciation sexuelle symbolique des cadences, et par une volonté de souligner le travail de l'homme tendu vers la divinité érotisée dont l'appel s'est prolongé tout au long des dix premiers vers

La prochaine fois, nous parlerons du basculement de "A noir" à "A, noir corset velu", pour préciser là encore la logique d'une lecture inférentielle rigoureuse du sonnet
A bientôt !

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