samedi 25 janvier 2014

Voyelles, du noir au blanc

La sensation du "A noir" est présentée comme pouvant être communiquée par deux éléments mis en parallèle : il y a d'abord le corset noir de mouches, sachant que le pluriel pour "mouches" et l'action de ces mouches de bombiner, offre l'idée de plusieurs abdomens qui tous s'agitent en produisant un bruit, bourdonnement, et en dessinant les courbes d'un vol qui ressemble à des ondulations
Que nous fassions des inférences en lisant, cela relève de l'évidence, c'est un truisme, mais l'originalité des approches du vingtième depuis Grice est de mettre en avant ce procédé d'inférence et surtout de supposer que la démarche qui consiste à éclairer le sens par les inférences se suffit à elle-même
Il est aussi question de préciser en quoi l'approche par inférences n'est pas infaillible et en quoi des automatismes font que pourtant on peut s'éduquer pour que cela fonctionne au mieux
Je fais de cette idée d'inférence l'arrière-plan de tout ce que j'ai à dire sur la production du sens par les liaisons dans le poème Les commentaires exploitent rarement, pratiquement jamais, les liaisons de deux mots à la rime, les effets des répétitions et reprises, encore moins des symétries de position plus abstraites Quant au jeu sur les phonèmes, il se limite à un repérage d'une masse conséquente et à formuler que cette masse a valeur imitative ou suggestive au plan du sens : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?' on imite le sifflement du serpent avec ce vers de Racine, je dirais pourtant plutôt que ce vers suggère le sifflement du serpent, ce n'est pas une imitation, et "Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides", les [m] suggèrent je dirais plutôt accentuent les valeurs négatives des mots employés Toutefois, Arnaud Bernadet dans le cas des poèmes de Verlaine et Bruno Claisse dans le cas des poèmes en prose de Rimbaud utilisent un système de notations du linguiste Henri Meschonnic pour cibler ces jeux sur les phonèmes et en traiter les effets de sens Meschonnic a d'ailleurs attiré l'attention sur le fait que nous avons affaire à des phonèmes et non directement des sons, et il a critiqué l'opposition entre harmonie imitative et harmonie suggestive comme nous venons de le faire plus haut
Les articles de Bruno Claisse déploient cette méthode et sa notation d'une sorte qui nous paraît plus confuse, moins compréhensible, et nous ne pouvons pas toujours y souscrire, notamment quand il voit un jeu de reprise de phonème entre le titre Parade et le début du poème "Des drôles très solides", la liaison ici n'a pas lieu d'être entre le [d] du titre et ceux du poème Les titres des poèmes peuvent changer et n'entrent pas sans justification dans un jeu avec le texte poétique même
En revanche, Bernadet propose une synthèse très fine et il privilégie très souvent des positions clefs comme les initiales de mots, etc, ce qui fait que je ne saurais trop conseiller aux rimbaldiens de posséder le volume de la collection Foliothèque que Bernadet a consacré aux recueils réunis en Poésie Gallimard Poèmes saturniens, Fêtes galantes et Romances sans paroles
Cela fait des années que je prévois de faire une mise au point sur tout cela
Dans le cas de mon étude inférentielle de Voyelles, j'ai pratiqué les inférences et elles sont passées au crible de l'intérêt pour le sens Lire "oeufs blancs" pour "E blanc" et "eau bleue" pour "O bleu", cela s'enferme de soi-même dans l'impertinence J'ai développé l'analyse inférentielle sur les rimes en considérant que le mot "latentes" est le premier qui fait entendre le non respect de la règle d'alternance des cadences, alors qu'un commentaire se contente de dire que tout le poème est en rimes féminines, sauf une rime masculine
Je mets en vedette le terme "latentes" dans ce processus, sachant que je mets en relation vers 2 et vers 14 au plan de la promesse d'explication
Par anticipation, j'ai aussi donné une explication de l'unique rime masculine du poème en faisant jouer les mises en commun des deux vers concernés par l'exception, alors que le commentaire se contente de constater le caractère conclusif de la rime masculine, ce qui est déjà intéressant, mais tend à oublier le rôle du vers 11 dans la production du sens de la rime masculine, voire à oublier que c'est le vers 11 qui crée la surprise du retour de cette rime, et en passant cela dégage l'idée d'unité des deux tercets par opposition à la lacune de cadences des seuls quatrains
A plusieurs reprises depuis 2003, j'ai commenté le sens des rimes par couples "latentes" inclus dans "éclatantes", "rides" inclus dans "virides"
Ces axes de recherche ne sont pas courants, aussi étonnant que cela puisse sembler
On peut remarquer également que je fais jouer les symétries de position, j'ai rapproché "puanteurs cruelles" et "ivresses pénitentes" et puis "puanteurs cruelles", "ivresses pénitentes" et "grands fronts studieux", ce qui m'a permis de bien poser que le poème joue un combat pour la vie face à la mort, la souffrance, la vieillesse qui reviennent en boucle dans ce sonnet
Et je peux encore anticiper sur des considérations qu'il me reste encore à formuler pour la première fois, par exemple le "I rouge" concerne les vers 7 et 8 le centre du poème, et j'y vois des liens entre le début des associations et la fin, avec l'échange "sang craché", "ivresses pénitentes" vers le "A noir" et l'échange "rire des lèvres belles", "rayon violet de Ses Yeux" vers le tercet du O bleu-violet
Et, dans le passage de quatrain à quatrain, je remarque encore que le rejet "Golfes d'ombre" a une valeur scénique qui ne saurait manquer de prolonger très précisément la mention "puanteurs cruelles"
Le vers 5 est ainsi un très fort moment de paradoxe, les golfes d'ombre sont contaminés si on peut dire par l'idée de "puanteurs cruelles", ils s'en nourrissent, et le paradoxe n'est pas que du retournement qui fait que nous passons du noir au blanc, mais aussi de ce que nous passons du cruel de l'ombre au candide de la lumière
Le noir est absorption de la lumière dans un monde cruel dont se nourrir pour former des corps, le parallélisme "corset" et "golfes" ne doit laisser aucun doute quant à ce caractère matriciel que les études rimbaldiennes n'ont pas su cerner auparavant, faute de pratiquer les inférences les plus abstraites à la lecture
Le noir n'est toutefois pas à prendre ici en tant que phénomène partant de l'objet uniquement, mais en tant que vision par quelqu'un qui voit les abdomens des mouches et les ombres des golfes, comme il va avoir les sensations du blanc suivantes sur fleurs ou montagnes

Maintenant, le contraste est calé dans un hémistiche lequel est soumis à une tension interne à cause d'un rejet de quatrain à quatrain Il s'agit clairement d'une mise en scène
Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, le noir est processus interne, et les couleurs sont de l'ordre de la diffusion : "De tes noirs Poëmes" "Blancs, verts et rouges dioptriques", évasion de fleurs étranges et papillons électriques, mot "étranges" qui revient dans Voyelles
Dans un article de la revue Rimbaud vivant de juin 2012 (" 'Voyelles' les règles d'un raisonné 'dérèglement' ")qui s'intéresse enfin à l'importance de la lumière dans Voyelles sans comme d'habitude citer le moins du monde mon très long article de 2003 dans la principale revue d'études rimbaldiennes, sauf que malheureusement je publiais dans la même revue un nouvel article sur Voyelles, Yoshihito Tajima offre pas mal de considérations intéressantes, et je prévois une recension de cet article également, sachant qu'il y a aussi des points à récuser, mais au passage j'observe qu'il confirme mon idée de liaison du mot "dioptriques" employé dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs à la théorie de la décomposition de la lumière à l'aide d'un prisme Je précise que sur internet il est facile de vérifier que l'emploi adjectival de "dioptrique" n'a rien d'anormal et que ce mot "dioptrique" est également associé aux sept couleurs révélées par le prisme Or, Tajima considère que l'influence de Banville a à voir ici, en supposant que l'ouvrage important serait dès lors la Théorie des couleurs de Goethe Et Tajima cite cette phrase de Gautier au sujet de Banville :

Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d'Hélène, il [Banville] voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques Incapable de maîtriser son essor, il ne peut effleurer la terre du pied sans rebondir aussitôt jusqu'au ciel et se perdre dans la poussière dorée d'un rayon lumineux
Il s'agit curieusement d'une citation parue en 1872, puisqu'elle provient de l'Histoire du romantisme par Gautier
Mais, au plan des images du poème, on ne peut pas impunément impliquer une lecture dioptrique ou prismatique simple Les mots "dioptrique" ou "prismatique" sont métaphoriques et n'ont de sens qu'au plan du poète Nous reviendrons sur ces notions et pour l'instant nous allons prendre les images telles qu'elles se présentent
Nous passons donc des ombres aux candeurs et frissons de choses qui visuellement se présentent comme blanches Le noir protégeait quelque chose en son sein, l'intérieur, le blanc est l'exposition en gloire au jour, l'extérieur, la surface de contact avec l'extérieur
Ce qui est impressionnant, c'est que les lectures ont fui, évité, l'idée d'une relation intérieur / extérieur, d'une relation contrastée noir / blanc pour pousser dans leurs derniers retranchements les significations symboliques du "A noir" et du "E blanc", et partant celles qui leur sont communes
Les rimbaldiens en sont demeurés à la lecture tiède du code grammatical, du code lexical, du code des lectures proposées par les notices, d'un relevé superficiel de thèmes et motifs
Des vérités étaient entrevues, mais les inférences étaient à peine formulées et en tout cas non suivies dans ce qu'elles avaient d'enrichissant
Et il est assez amusant de voir des lecteurs du genre d'ironistes intervenant parfois sur internet pour conspuer ceux qui ont quelque chose à dire de neuf sur Rimbaud soutenir qu'il ne faut pas traduire ou décoder Rimbaud, quand leurs lectures sont justement les premières à fonctionner sur le modèle du code, et cette crispation sur le code est aussi celle de la quasi totalité des publications sur Rimbaud La lecture inférentielle n'est pas enseignée, l'éducation à ce sujet est personnelle et peu de gens s'en servent finalement Hélas, les lecteurs tièdes confondront sans doute les lectures inférentielles éduquées avec les lectures inférentielles non éduquées, tant qu'un commentaire poussé des justifications de toute lecture inférentielle ne sera pas mené à terme
L'ironie veut que les lecteurs tièdes n'aient aucune patience face aux discours permettant de prouver, ils veulent être convaincus avant même la fin de la première phrase d'une réponse
Nous vivons dans le culte de la lecture sans effort pour érudits patentés
C'est une très mauvaise chose
Le piétinement actuel de ma série d'articles est volontaire, je vais revenir prochainement sur les mots à la rime avec d'un côté "latentes", "éclatantes" et "tentes", de l'autre "voyelles", "cruelles" et "ombelles" Je ne développerai pas un article intitulé la coquille d'E blanc, ni un commentaire d'oeufs sur la poêle pour l'unique rime masculine Nous sommes dans une succession noir / blanc, non pas dans l'idée du poussin qui casse sa coquille, mais je vais revenir sur le miracle de l'ombelle dans sa valeur d'échange avec "ombre", échange au plan des phonèmes donc, plan inférentiel à privilégier

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