Dans quelques-uns de mes derniers articles, je parlais de titres d’œuvres en prose qui citaient des inventions rimbaldiennes : Le Désert de l'amour de François Mauriac et Quoi ? L'éternité de Marguerite Yourcenar. J'ai hésité à citer un autre ouvrage que je n'ai pas encore lu et sur lequel j'ai encore un doute : A charge d'âme de Romain Gary. Je traiterai de ces trois ouvrages un jour ou l'autre, j'espère. Puis, je me suis lancé dans une idée d'anthologie épurée de recueils poétiques du XXe siècle. J'ai oublié de citer Hélène Dorion dont je ne comprends évidemment pas comment sa poésie peut être mise à côté des poésies de jeunesse de Rimbaud au programme du baccalauréat de français. J'ai parlé de ce qui ressortait avec évidence pour moi, le style proustien de Jaccottet dans le dernier tiers au moins du vingtième siècle, et notamment dans Cahiers de verdure, mais j'ai oublié du coup de citer dans ce même recueil de Jaccottet les passages qui me semblent bien s'inspirer de Rimbaud et notamment de "Mémoire". Et puis, aujourd'hui, j'ai relu le recueil Les Mains libres de Paul Eluard et Man Ray. Je possède plusieurs recueils d'Eluard publiés dans la collection Poésie Gallimard : Capitale de la douleur, L'amour la poésie, La Vie immédiate, Donner à voir, mais le recueil Les Mains libres est très particulier, puisqu'il s'agit d'un recueil de poèmes qui illustrent des dessins de Man Ray. Le recueil se lit très vite en terrasse avec un petit vin blanc moelleux uby, en prenant le temps de regarder les dessins dont bon nombre sont érotiques et d'autres dans la continuité de Picasso et des peintres liés au courant surréaliste.
Les poèmes sont très courts et objectivement ils ne sont pas très beaux. Ils ont beaucoup de défauts d'un écrit court mal pensé, fait surtout pour épater, avec des tics d'écriture peu réjouissants. Mais la dynamique d'échange entre les dessins et les poèmes est réelle et profite à l'expérience de lecture. Je ne lirais pas les poèmes, ou plutôt je ne relirais pas avec plaisir les poèmes s'il n'y avait l'accompagnement des dessins.
Les dessins ont été composés en premier, c'est Eluard qui, par ses poèmes, vient illustrer, enluminer diront les rimbaldiens, les dessins de Man Ray. Le recueil est composé de deux parties numérotées en chiffres romains, deux parties où nous avons à chaque fois en vis-à-vis une page de dessin et une page avec un poème assez concis. Après ces deux parties I et II, nous avons une section intitulée "Sade" avec deux dessins de Man Ray et deux textes, ici clairement débiles, de Paul Eluard. Les deux dessins de Man Ray sont à peu près identiques, mais il y a des différences. Cependant, le premier semble passer la loupe sur une partie du dessin suivant. Sur le premier dessin, on a un dessin représentant un buste de Sade composé à partir de briques, avec en fond la Bastille. Eluard pond cette daube à côté : "On ne connaît aucun portrait du marquis de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire." Sur la double page suivante, le texte passe à gauche et le dessin refait est un agrandissement de la scène fournie dans le premier dessin. Eluard y parle avec bêtise de la bêtise : "Presque entièrement écrite en prison, l'oeuvre de Sade semble à jamais honnie et interdite. Son apparition au grand jour est au prix de la disparition d'un monde où la bêtise et la lâcheté entraînent toutes les misères." Il a lu Sade ? Il a trouvé les phrases magnifiques ? Il a trouvé que c'était une plume ? Il y a trouvé des perspectives saisissantes ? Enfin, bref !
Nous avons ensuite une section intitulée "Portraits" avec exclusivement des dessins de Man Ray, autrement dit sans illustration par des textes d'Eluard. Picasso, Eluard, Man Ray ou André Breton, "la fermme au bras cassé". et puis nous avons une section finale intitulée "Détail" qui offre quatre agrandissements de détails de quatre dessins contenus dans le recueil.
Avant les deux parties du recueil, nous avons un premier dessin qui suit la page de faux-titre, puis une préface de Paul Eluard qui bien que séparée du dessin liminaire semble s'en inspirer.
Le premier dessin montre une femme géante allongée sur les trois arches restants du médiéval pont d'Avignon avec la tête appuyée contre la chapelle Saint-Bénezet sur laquelle elle pose une main, tandis que ses cheveux ondoyants et longs coulent verticalement pour s'enfoncer dans le Rhône.
La préface est à un moment qui a de la gueule, ce qui me fait penser à la préface d'Henri Michaux à son recueil Epreuves, exorcismes 1940-1944. Je cite la préface d'Eluard :
Le papier, nuit blanche. Et les plages désertes des yeux du rêveur. Le coeur tremble.Le dessin de Man Ray : toujours le désir, non le besoin. Pas un duvet, pas un nuage, mais des ailes, des dents, des griffes.Il y a autant de merveilles dans un verre de vin que dans le fond de la mer. Il y a plus de merveilles dans une main tendue, avide que dans tout ce qui nous sépare de ce que nous aimons. Ne laissons pas perfectionner, embellir ce qu'on nous oppose.Une bouche autour de laquelle la terre tourne.Man Ray dessine pour être aimé.P. E.
Le discours est assez complaisant et il s'agit clairement de séduction manipulatrice. Je ne suis pas très friand de ce genre d'hypocrisie. Le premier alinéa renvoie pour moi clairement au dessin liminaire que je vous ai décrit. L'amorce est banale, rappelant Mallarmé en moins bien. Il y a une bonne progression paradoxale dans "des ailes, des dents, des griffes", on reconnaît un lieu commun d'Eluard dans "Une bouche autour de laquelle la terre tourne" et on a une bonne comparaison habile entre le verre de vin et le fond de la mer. C'est poétiquement pas mal, malgré quelques défauts, même si ça ne se prétend pas un poème.
Passons aux dessins illustrés de poèmes. Parfois, les titres des poèmes sont dans les dessins, mais en général non. Par commodité, j'utiliserai le titre pour dessins et poèmes. "Fil et aiguille" est un très beau dessin de Man Ray avec une conceptualisation artiste : un fil passe par le chas d'une aiguille et retombe des deux côtés au sol en prenant la forme approximative d'une silhouette de femme, cela sur fond d'un décor avec prairies et montagnes. L'interprétation d'Eluard me paraît à côté de la plaque :
Sans fin donner naissanceA des passions sans corpsA des étoiles mortesQui endeuillent la vue.
En clair, Eluard s'est concentré sur la suggestion fantomatique de l'aiguille et du fil en se détournant du signifié du paysage qui ne sert plus qu'à justifier le dernier hexasyllabe : "Qui endeuillent la vue."
Je vous épargne un commentaire du texte "La Toile blanche", puisque je ne saurais rendre ici une bonne idée du dessin. Je trouve le poème en vers libres assez poseur pour pas grand-chose :
La faim le froid la solitudeQui se méfient des asilesDu blé fiévreux des morts.
Le titre "L'Evidence" est inscrit au bas du dessin suivant qui fait inévitablement songer à Picasso. Nous avons un unique oeil et un unique sourcil au milieu de la figure féminine qui n'a pas de contour par elle-même, puisqu'il résulte de l'apposition de fumées d'un côté, de flammes de l'autre, si je comprends bien, sur lesquelles se superposent des mains en suspension qui tendent vers... elle. Il y a un collier serré qui interpelle un peu en-dessous du cou. Le poème d'Eluard est bien tourné, mais là encore ça ne colle pas vraiment aux détails de l'illustration.
Ensuite, nous avons "Château abandonné". Man Ray a représenté trois étages de bâtiments qui n'ont pas l'air d'être le même immeuble, mais Eluard a improvisé une idée plaisante là-dessus :
La langue partit la premièrePuis ce fut au tour des fenêtresIl n'y eut plus que mort fondéeSur le silence et sur l'obscurité.
Le premier distique me ravit avec la force du second octosyllabe qui complète si joliment le premier.
Je ne vais pas tout vous commenter. Pour "C'est Elle", Eluard reprend le texte écrit en gros sur le dessin pour en faire une anaphore. Les poèmes "Le Désir" et "La Glace cassée" ne sont pas pour leur part des plus inspirés, ni "Objets". "Le Don" l'est nettement plus, mais c'est causé par un dessin de nu.
Viennent ensuite trois superbes dessins de Man Ray : "La Lecture", "L'Aventure" et "L'Angoisse et l'inquiétude". J'aime beaucoup celui de "L'Aventure", sous un fronton triangulaire de temple grecque, une femme en robe ample grecque se couvre le front avec le bras pour se protéger du soleil. Le fronton est en suspension et la femme séparée du monument est à l'endroit où on attendrait une cariatide qui fait angle. Il y a une petite tache obscène à un endroit précis de la jupe qui confirme un peu plus maladroitement une lecture érotique de l'image, mais pour le reste il y aurait encore d'autres beaux détails à commenter tant ce dessin est inspirant.
Pour le poème "La Lecture", je me suis demandé si Eluard avait pensé à l'étonnante variante "pudeur Paris" pour "putain Paris" dans "Paris se repeuple" de Rimbaud :
Au centre de ParisLa pudeur rêvassait[...]
Le poème a des qualités caractéristiques de la manière d'Eluard et se termine sur un dernier vers pensé :
Au centre de ParisLa pudeur rêvassaitLe bouquet du ciel sans nuagesDans un vase de maisons noiresQuand elle n'a pas le tempsElle n'en est que plus belleOn n'en finit pas d'apprendreLe ciel ferme la fenêtreLe soleil cache le plafond.
Je lis et j'apprécie le poème essentiellement pour lui-même, mais il y a des liens minimalistes avec le dessin de Man Ray qui représente une femme qui lit un livre ou plutôt un ensemble de feuilles qu'elle a dressée à hauteur de son visage, ce qui fait écran. Un oeil est visible sur le côté des feuilles tout de même et on comprend que la lecture est absorbante. Il y a certaines torsions de la représentation du port de tête et de la main, la main pas très belle adopte une allure gracieuse, très recherchée, avec de longs doigts fins. A cause de la broche dans les cheveux et du flou des contours de l'oreille, je me suis demandé si le visage n'était pas un masque. L'idée de pudeur et celle réorientée de "centre" viennent de l'écran des feuilles sur le visage. L'attitude de la lectrice ne me semble pas rêvasseuse néanmoins. La formule "quand elle n'a pas le temps" suppose que la lectrice dresse le texte en refusant de s'intéresser à nous. Le "On n'en finit pas d'apprendre" est encore une autre façon de comprendre le dessin, et là on note l'hétérogénéité maladroite d'Eluard dans les passerelles qu'il établit avec le dessin support de sa création. Dans la relation au dessin, le vers final "Le soleil cache le plafond" prend un autre sens. Le deuxième distique est assez inexplicable quand on le rapporte au dessin, même si "bouquet de ciel sans nuages" est sans doute l'idée du visage qu'on aimerait surprendre. Je préfère lire le poème pour lui-même d'un côté et apprécier le dessin ensuite. Notons qu'en guise de texte Man Ray s'est contenté de triples lignes horizontales disposées en alinéas.
Les dessins "La Lecture" et "L'Aventure" se succèdent en rimant par leurs titres, et on peut aussi derrière leurs apparents contrastes les rapprocher. Les deux femmes tendent à se cacher le visage, même si l'une est autrement à découvert que l'autre. Pour "L'Angoisse et l'inquiétude", deux mains sans corps avec bracelets et bagues pour celle de femme, alliance et ficelle-bracelet pour celle d'homme. Les mains se croisent derrière un pot contenant une plante à longue tige avec une anomalie, la tige est effacée au niveau des mains avec une branche cassée avant de repousser au-dessus et de s'épanouir avec de grandes feuilles tombantes.
Voici le distique d'Eluard qui joue sur une répétition pour le coup rythmique :
Purifier raréfier stériliser détruireSemer multiplier alimenter détruire.
J'aime beaucoup aussi le dessin et le poème sous le titre "Les Tours du silence". Le poème coquin "J." est assez amusant, il illustre un dessin de femme dont les seins repoussent le chemisier se donnant à voir à côté d'une horloge où il est écrit 3 septembre 1936.
Elle se forge son travailAvec des métaux indolents.
Suit le poème qui donne son titre au recueil "Les Mains libres", mais je trouve le dessin et le distique qui l'accompagne assez faibles d'intérêt.
Puis, nous avons un dessin assez détaillé qui a donné à Eluard l'idée d'un quatrain intitulé "L'Arbre-rose" et où, au dernier vers, on a un bon aperçu des jeux sémantiques propres à ce poète : "La rosée brûle de fleurir."
Un autre ensemble poème et dessin, plus loin, qui m'a marqué, c'est "Le Tournant". Je crois reconnaître le passage du train à Anthéor dans le massif de l'Estérel entre Cannes et Saint-Raphaël. Il y a aussi la route, et une main s'agrippe à la paroi rocheuse révélant la présence d'une personne jouant à se cacher derrière le virage et nous attendant. Le poème d'Eluard me semble complètement manquer le sens du dessin, puisque l'idée serait plutôt que le spectacle à couper le souffle qui se découvre à chaque virage est digne de personnification et de fantasme. Eluard a simplement fourni ceci :
J'espèreCe qui m'est interdit.
Je suppose que dans une certaine logique collective propre à des artistes liés au surréalisme il n'y a pas eu de concertations, censures, recadrages, dans le travail d'illustration des dessins par des poèmes. J'ai l'impression qu'on joue un peu au cadavre exquis, même si ici Eluard connaît les dessins. Pour moi, il y a des ratés dans l'interprétation des dessins ou des libertés prises qui ne leur rendent pas toujours une pleine justice.
Pour "Nu", le dessin a l'intérêt de figurer deux ailes d'oiseau en lieu et place de seins. Je vais arrêter de commenter, j'estime avoir donné une certaine idée du recueil et de ce que je pense de la rencontre entre les dessins et les poèmes. Je vais quand même faire quelques remarques sur "Rêve" : le dessin représente une zone limite entre en bas une étendue de nature assez petite avec un pont, des chemins et de petits voitures, puis de l'autre côté d'une grande route, on a d'immenses immeubles bien verticaux et modernes, et puis un train en l'air, retourné et sans rails qui semble être propulsé par-dessus les immeubles et qui va atterrir dans le calme paysage. Ce dessin et le poème me font penser à des lectures des premières bandes dessinées américaines. Dans son poème, Eluard, qui semble avoir été déstabilisé dans l'interprétation, a ajouté la tour Eiffel "penchée". Il résout cela en désinvolture avec un dernier vers qui me fait penser encore une fois à une planche connue de bande dessinée précoce américaine avec l'enfant qui tombe à bas du lit :
Petit jourJe rentreLa tour Eiffel est penchéeLes ponts tordusTous les signaux crevésDans ma maison en ruineChez moiPlus un livreJe me déshabille.
Je recommande aussi la lecture de "La Plage" en regard de son dessin.
J'aime beaucoup le monostiche "L'Attente" qui commente le dessin de deux mains tenant non du fil à coudre, mais des toiles d'araignée : "Je n'ai jamais tenu sa tête dans mes mains." C'est un au-delà du dessin assez fendant.
Le dessin suivant est une suite avec le poème "Des nuages dans les mains".
"Les Tours d'Eliane" est particulièrement obscène dans l'ensemble formé par le dessin et son commentaire de poème.
Mais revenons à "Nu" !
Le dessin représente un être qui peut faire songer à un hermaphrodite puisqu'il a des ailes au lieu de seins. L'androgynie est posée par le poème d'Eluard qui s'intitule "Nu" au masculin.
Vous connaissez le poème "Being Beauteous" de Rimbaud ? Il est suivi par un bref poème sous trois croix séparatrices "Ô la face cendrée...", mais vers 1935-1937 les deux poèmes étaient imprimés comme un seul poème. La séparation des deux n'avait pas été comprise.
C'est pour cela que je pense que le poème suivant avec sa subdivision au moyen d'une unique astérisque est une allusion à cette page des Illuminations réunissant "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée..." et je vois même avec l'impératif "Prends" garde", l'androgynie et l'allitération en "t" une allusion à "Antique" qui est dans le voisinage de ces deux poèmes justement.
NUPrends garde on va te prendre ton manteauTon lit le tuteur de tes nuitsTon manteau et ton litTes prairies blondes et la lueurDes lèvres que tu aimesOn va t'enlever cette assurance ces ressourcesQui te donnent des ailesImmobilesMême tes belles larmes.*Au pays des figures humainesOn s'apprête à briser ta statue ridicule.
Il y a un autre cas seulement dans ce recueil où Eluard semble avoir mis deux poèmes courts pour commenter un dessin de Man Ray. Nous avons un dessin un peu à la Picasso, mais sans trop d'absurdités, avec une tête de femme inclinée les yeux fermés un nuage contre la tempe, des cheveux longs et une main levée sur le côté, par-dessus une ligne vague de maisons aux toits ronds avec trois fenêtres qui n'en sont peut-être pas. Je pense que c'est plutôt un dessin des remparts d'Avignon vu de l'intérieur des remparts. et que les fenêtres n'en sont pas ni ne sont des meurtrières, mais des renfoncements dans les murs. Enfin, ce n'est pas clair... Mais le poème s'intitule deux fois "Avignon", puisque nous avons ce titre, un distique, ce titre, un groupe de trois vers libres.
AVIGNONLe calendrier aboliNous fûmes seuls au rendez-vous.AVIGNONNous ne sommes restés qu'un moment à AvignonNous avions hâte d'arriver à l'Isle-sur-SorgueOù René Char nous attendait.
Là, le lien au dessin est assez ésotérique et je n'ai pas très bien compris ce qui motivait de penser à Avignon, puisque je pense qu'il y a un dessin des remparts, uniquement par esprit de déduction, sans perdre de vue un lien avec le dessin liminaire qu'Eluard a visiblement sous-exploité du côté de la figure féminine.
Voilà ! cet article plus original vous aura-t-il plu ? Je vais publier d'autres études de l'influence de Rimbaud sur les poètes et écrivains du vingtième siècle. J'ai de la matière.
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