Une des manières d'expédier les difficultés d'interprétation du sonnet "Voyelles" consiste à y voir un énième procédé mécanique de parodie des ficelles de grandiloquence oratoire des prédécesseurs. Rimbaud imite la poésie des romantiques et des parnassiens pour la tourner en ridicule : "circulez, il n'y a rien à voir !"
Cela nous vaut une idée finale de poétique du voyant qui il faut le bien dire n'offre aucune espèce d'intérêt.
Face à une telle aporie, permettez-moi de souligner ici l'importance des images d'apparence répugnantes du "A noir". En effet, seules les images du "E blanc", du "U vert" et du "O bleu" sont exaltantes. Les images du "I rouge" sont ambivalentes, tandis que les images du "A noir" jouent clairement sur un paradoxe. Le sentiment paradoxal est atténué, mais conservé par l'expression "Golfes d'ombre", mais ce qui nous intéresse c'est l'image des mouches. Pour prouver qu'il y a là une allusion à la Commune, j'ai déjà insisté sur la construction de l'image. Notre regard est centré sur le corps des mouches, sur le corselet nommé "corset", sauf que la scène d'ensemble décrit un charnier. La plupart des lecteurs ne lisent pas le texte et se contentent de l'association de forme entre la graphie du "A" coloré en noir avec la forme d'une mouche vue de haut. La mention "corset" ne les intéresse pas en tant que précision interne, ni les suppléments plutôt externes qui s'étendent pourtant sur un quatrième vers qui du coup n'a aucune raison d'être. Pour la plupart des lecteurs, alors qu'il est déjà mal vu de faire d'un hémistiche une béquille dans une dispositif en vers, le quatrième vers de Rimbaud ne serait qu'un ajout pour arriver à tenir tout un quatrain, alors que c'est en un vers le cadre de la vision qui est posé : "Qui bombinent autour des puanteurs cruelles[.]"
Il suffit de se contenter de relever les mentions désagréables : "velu" au vers 3 et "puanteurs cruelles", pour décréter avoir compris l'association du "A noir" aux mouches. Rimbaud veut provoquer et voilà tout, et il le ferait dans la continuité du poème "Une charogne" de Baudelaire qui avait marqué les esprits à l'époque. Je trouve que ça fait passer la poésie pour quelque chose de très théorique. On dirait qu'il y a un immense gain intellectuel à exalter une beauté qui prend le contrepied de ce qui semble normal et à exalter une paradoxale beauté de la laideur. Ce que Baudelaire ou Rimbaud écrivent n'a plus aucune importance en soi, ils ont simplement effectué une opération intellectuelle qui consiste à dire de manière provocante : "Le laid le plus atroce est beau, pouvez-vous soutenir cela du regard ? En tout cas dégustez que je le dise avec la mélodie du vers !" Les lecteurs qui se contentent de ça, personnellement, je pense que ce sont plutôt des débiles mentaux. Le problème se pose également avec "Vénus Anadyomène". Les rimbaldiens, du moins ceux qui ne se réfèrent pas désormais à la lecture fournie par Steve Murphy en 1991, se contentent de considérer que Rimbaud ne célèbre pas une Vénus pour sa beauté, mais la décrit comme laide. Outre que cela a déjà été fait dans le passé par Joachim du Bellay, je ne vois pas l'intérêt satirique spontané de décrire une Vénus comme laide. Je ne vois pas en quoi c'est une révolution et une vraie provocation. Le propos du poème ne vaut pas parce qu'il est l'inverse de ce qui est attendu. L'inversion n'est que l'inversion, il faut qu'elle ait une visée derrière.
Notons que la célébration du "A noir" a quelque chose de comparable en fait d'inversion. Au lieu d'une exaltation devant le spectacle des beautés de la Nature, on a une exaltation pour ce qui est au contraire répugnant, et les mouches et les "puanteurs cruelles" enregistrent même l'idée de mort contre à un spectacle de vie. Les rimbaldiens se contentent tous de cette surface d'inversion, et s'ils la relèvent c'est pour mieux s'en contenter, puisque le mérite ne serait que dans le fait d'inverser. Or, si on cherche une visé au propos de l'inversion, on constate qu'il n'y a pas qu'une inversion, mais qu'au sein de l'inversion le poète va pointer ce qui justifie le paradoxe, ce qui justifie de parler de beauté, de vie et d'amour : le fameux corselet nommé à escient "corset". Malgré la scène d'horreur, la vie continue, les mouches sur les cadavres sont un prolongement des cycles de vie de la Nature entière. Et à cette aune, la comparaison du "A noir" avec les cycles du "U vert" est forcément bienvenue.
Pour conforter mon propos, il y a précisément cette mention olfactive en fin de premier quatrain dans "Voyelles" : "autour des puanteurs cruelles". Ce sont les "puanteurs" elles-mêmes qui ont attiré les mouches, et cela justifie l'inversion paradoxale des puanteurs en signe positif pour donner la vie. Evidemment, cela ne vaut que dans une ouverture à l'infini de l'existence, et si on se contente d'un cadre humain qui exclut l'intérêt pour la vie des insectes qui sont un peu nos parasites, ça ne marche pas. Mais Rimbaud joue sur l'universel et l'infiniment petit dans la continuité évidente du romantisme.
Et cela peut se soutenir par le rapprochement avec d'autres poèmes rimbaldiens.
Il y a déjà pas mal de décennies, le critique rimbaldien Antoine Fongaro soutenait que Rimbaud avait commencé à décrire des images négatives de mouches bourdonnant dans l'herbe sale à partir de sa rencontre avec Verlaine et que cela entrait en conflit avec les images plus joliesques de poèmes verlainiens contemporains, tels que "Kaléidoscope" (citation de mémoire qui reste à contrôler).
La thèse de Fongaro m'a toujours paru très tendancieuse, elle présuppose que Rimbaud n'aurait vécu sa relation avec Verlaine que comme un immense dégoût, que ce dégoût aurait pris place dès les premiers jours de leur rencontre et que tout au long de leur compagnonnage Rimbaud n'aurait eu de cesse de critiquer Verlaine et de parodier les poésies de ce dernier, le brocardant à plaisir. Je ne crois pas du tout à cette thèse. En revanche, derrière le contraste des images, il y a peut-être un rapprochement subtil à établir entre les deux oeuvres qui étaient beaucoup plus essentiellement complices de 1871 à 1873.
Mais nous pouvons encore demeurer sur la seule lecture des poésies rimbaldiennes. Quand Rimbaud compose "Les Poètes de sept ans", il y a de fortes chances qu'il ait déjà rencontré Verlaine à Paris, mais cette composition est antérieure au 10 juin 1871 dans tous les cas et donc aux premiers mois de vie à Paris dans la compagnie constante de Verlaine.
La pièce "Les Poètes de sept ans" contient une partie étonnante qui, forcément, suppose un rapprochement avec les "mouches" de "Voyelles". Le poète dit qu'il rêvait "la prairie amoureuse", et un dispositif de rimes internes fait s'accoupler : "prairie amoureuse" et "houles lumineuses". Les adjectifs qui partagent le même suffixe sont en rejet par rapport aux délimitations des hémistiches et vers : "amoureuse" et "lumineuses". Le couplage permet de ramener l'amour à une idée de lumière, et notez que cela entre en résonance avec le paradoxe du "A noir" qui est considéré comme une couleur malgré son appartenance à l'ombre qui est en principe absence de lumière. La "prairie amoureuse" permet de songer à "Credo in unam" et une prairie amoureuse cela suppose le constat d'une vie miniature des insectes, et par conséquent une beauté paradoxale, l'amour vécu par les bestioles pour le dire en une expression qui devrait parler à tout le monde. Rimbaud parle encore de "pubescences d'or" dans ce développement sur "la prairie amoureuse". La sève fascinante qui conduit à la vie, aux belles éclosions, n'est pas toujours ragoûtante, il faut connaître un peu sa botanique comme le dit encore significativement Rimbaud dans une pièce destinée à Banville un peu plus tard dans la même année.
Et j'en viens à un autre extrait significatif dont il m'apparaît avec évidence qu'il doit être rapproché des "puanteurs cruelles" de "Voyelles", une fois établi le contact entre "prairie amoureuse" et "mouches éclatantes", c'est celui de l'enfant, tristement "pommadé", qui se réfugie dans la "fraîcheur des latrines" et y livre "sa narine". Nous sommes bien dans une représentation olfactive qui inverse les valeurs. Et nous avons dans "Les Poètes de sept ans", un rejet explicite de la cure sociale qui fait l'enfant bien propre avec une chaste pensée chrétienne dans son observation du monde. Et je prétends depuis assez longtemps déjà que c'est bien ainsi qu'il faut lire l'inversion du "A noir" dans "Voyelles". Mon premier article sur "Voyelles" avait encore pas mal de défauts, mais il a été publié il y a maintenant vingt ans dans le volume n°19 de la revue Parade sauvage paru en décembre 2003.
Les rimbaldiens n'ont rien fait de cette thèse, mais surtout ils ne l'ont pas contredite, et les lectures ironiques du sonnet "Voyelles" qui forcément en font fi n'arrivent pas à s'imposer, ne convainquent pas, ne font pas consensus.
Et j'ai cité en passant un extrait de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", ce qui m'amène à vous en citer un autre : "Une fleur, romarin ou lys, / Vaut-elle un excrément d'oiseau..." Le romarin et l'excrément jouent sur l'olfactif, comme ils jouent sur l'impact visuel beau et laid. Pareil pour l'opposition du lys à l'excrément. Rimbaud ira plus loin avec l'image du "pleur de chandelle", mais ici je fixe définitivement que Rimbaud à plusieurs reprises, et au moins dans les trois poèmes suivants : "Les Poètes de sept ans", "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" et "Voyelles", parle de la vie que nous méprisons parce que de prime abord repoussante à notre échelle des bestioles qu'on rencontre dans la Nature, ou bien sur les cadavres s'il nous est donné d'en voir, etc., et le but de Rimbaud n'est pas de remplacer la description du beau par du laid en singeant une exaltation, Rimbaud a bien évidemment un propos sur la réalité comme l'attestent les questions rhétoriques du poème adressé à Banville par lettre en août 1871.
Une fois cela bien clair dans les esprits, il devient décidément impossible de faire passer "Voyelles" pour le poème fumiste et ironique sans propos sérieux qu'on prétend. Non, ce poème n'est pas qu'une suite de facilités.
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