(Edité : suite ajoutée le 29 janvier 2023, voir plus bas)
Nous ne connaissons pas la date de composition exacte du poème "Crimen amoris". Dans le projet de recueil avorté Cellulairement, la pièce est datée de juillet 1873 à Bruxelles, ce qui revient à dire que le poème est daté de manière symbolique autour du coup de feu de Verlaine sur Rimbaud. Nous connaissons pas mal le détail des journées vécues par Verlaine en juillet et nous savons qu'il n'a pas eu pleinement le temps de composer ce poème à ce moment-là, il est probablement antérieur ou ultimement remanié. Tout le monde a bien compris qu'il est question de Rimbaud dans ces vers de onze syllabes. Pour notre réflexion, nous pouvons prendre en considération trois versions du poème, celle du recueil avorté Cellulairement, celle du recueil Jadis et Naguère, et une version manuscrite de la main de Rimbaud alors que Verlaine est depuis peu incarcéré. Le recueil Cellulairement contient le poème "Crimen amoris" (crime d'amour) comme un aveu et un plaidoyer paradoxal. Le recueil Jadis et Naguère suit le recueil Sagesse où le poète a affiché son repentir et annoncé sa reconversion au christianisme. Le titre Jadis et Naguère dénonce le passé non chrétien et y insère le poème "Crimen amoris", ce qui vaut répudiation de l'expérience dite "satanique" avec Rimbaud. Le recueil Amour suivra. Il ne signifie pas seulement l'amour chrétien que cultive Verlaine comme il l'a clamé dans Sagesse. Il s'agit plus précisément de montrer à Rimbaud, lecteur possible de ces recueils, que l'amour chrétien est le vrai et que l'amour que cherchait Rimbaud n'est plus qu'une ruine de "Jadis et Naguère", que Verlaine délaisse, rejette derrière lui.
Le poème "Crimen amoris", sous-titré "Mystère" sur la copie remise à Rimbaud et "Vision" dans le dossier de Cellulairement, est composé de 25 quatrains de vers de onze syllabes. Il s'agit d'une allusion aux vingt-cinq quatrains du "Bateau ivre". Pour rappel, il est question dans "Le Bateau ivre" d'une mer, supposément verte, "Plus douce" que "la chair des pommes sures", autrement dit le "bateau ivre" a mordu le fruit défendu et dans l'aventure il découvre parmi les saveurs les "rousseurs amères de l'amour".
Verlaine a déjà composé des vers de onze syllabes en 1872, vers publiés dès 1874 dans ses Romances sans paroles, mais il adopte à ce moment-là la césure canonique prônée par Banville en son traité et exploitée à deux reprises par Marceline Desbordes-Valmore : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." poème de la séquence "Ariettes oubliées" contemporain de la composition de "Larme" et où il est question de "deux pleureuses" face à une demande de pardon chrétien.
Décidément !
Mais les vers de onze syllabes de "Crimen amoris" ne favorisent pas le découpage habituel en hémistiches de cinq et six syllabes. Il favorise très nettement un découpage en hémistiches de quatre et sept syllabes, avec très souvent une allure grammaticale ternaire pour maints vers.
"Crimen amoris" suit le modèle du poème "Mémoire" / "Famille maudite" de Rimbaud (et notez le mot "maudite") pour ce qui est des césures les plus audacieuses. Dans "Mémoire", Rimbaud raréfie et organise les césures sur un "e" de fin de mot rejeté dans le second hémistiche et surtout les enjambements de mots sans appui sur un "e" qui sont tous deux dans une même strophe centrale du poème de quarante vers "après et "maroquin".
Dans "Crimen amoris", le seul enjambement de mot est sur "Satan", valeur transgressive significative à l'appui.
Verlaine a aussi organisé quelques répétitions symétriques pour bien faire sentir qu'il joue exprès avec la mesure inédite de quatre et sept syllabes pour les hémistiches de l'hendécasyllabe. Mieux encore, il prononce le chiffre "Sept" dans ses vers ) reprises lexicales :
Font litière aux + sept péchés de leurs cinq sens.
C'est la fête aux + sept Péchés, ô qu'elle est belle !
Ce n'est pas tout.
Le premier vers ternaire de "Crimen amoris" est identique au premier vers de "Larme" :
Le premier vers ternaire de "Crimen amoris" est identique au premier vers de "Larme" :
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
Les deux vers désignent tout deux un lieu, l'un de retraite du monde, l'autre de lieu maudit contraire au monde en gros.
La partie centrale fait à chaque fois trois syllabes "des troupeaux", "soie et or".
Dans "Larme", le poète voit de l'or et pleure. Chez Verlaine le Satan de 16 ans songe l'oeil plein de flammes et de pleurs.
A suivre, non ? Vous ne croyez pas ?
***
On peut approfondir quelques points. Donc "Crimen amoris" est un poème en 100 vers, 25 quatrains de rimes croisées. La différence avec "Le Bateau ivre", c'est que nous passons de l'alexandrin à un vers de onze syllabes plus intrigant.
Ce lien entre les deux poèmes prouve la valeur du chiffre 100 pour le cas du "Bateau ivre".
Mais deux poèmes de 100 vers ont une certaine ampleur et on peut comparer la dynamique des deux pièces. Le premier poème, celui de Rimbaud, décrit un mouvement et ne commence pas par un mention de lieu où une part de l'action va être décrite : "Lorsque je descendais..." tandis que le poème de Verlaine s'ouvre par une mention de lieu que j'ai comparé fatalement au premier vers de "Larme". Au passage, la mention "La soie et l'or" se rencontrent dans soit Les Feuilles d'automne, soit Les Chants du crépuscule, mais je pense que c'est une coïncidence liée à l'emploi d'une association cliché. Je reviens à mon idée. Verlaine a composé cent vers comme "Le Bateau ivre", mais il attaque son poème de manière parallèle à "Larme", et comme "Le Bateau ivre" et "Crimen amoris" n'ont pas les mêmes sujets, les mêmes décors, les mêmes images on pourrait rapidement arrêter de chercher des liens. Or, j'ai insisté sur l'idée du péché de la pomme du jardin d'Eden évoquée au début du "Bateau ivre" avec la "chair des pommes sures" de "L'eau verte", puis du coup la valeur contre-chrétienne des "rousseurs amères de l'amour" naissance d'une Vénus d'ivresse d'ailleurs. On comprend le lien à un poème comme "Criman amoris" où un alter ego de Rimbaud parle de réinventer l'amour par-delà bien et mal, sachant que malicieusement ce dépassement est tout de même du côté du Mal, puisque du côté des satans.
Or, j'ai deux faits à établir.
Premièrement, si on ne connaît pas la date exacte de composition de "Crimen amoris", on peut supposer que ce n'est pas une composition si ancienne que ça. En 1872, outre d'autres poèmes inédits, Verlaine a déjà composé pas mal de poèmes des Romances sans paroles. Mon intuition, c'est qu'en mai-juin 1873, Rimbaud est déjà engagé dans la composition d'un livre qui deviendra Une saison en enfer comme l'atteste la lettre à Delahaye en mai avec le projet de "Livre nègre" ou "Livre païen", et au même moment Verlaine devait chercher à se mettre au diapason pour parler comme dans le poème "Vies", et on devait avoir un ensemble de pièces en cours telles que le sonnet "Invocation" ou "Luxures", lequel contient le mot clef "appétits", puis donc une composition de longue haleine "Crimen amoris". Verlaine a abandonné Rimbaud à Londres, et les disputes prenaient un tour qui s'est avéré décisif. Le poème "Crimen amoris" était-il terminé ou non lors du drame de Bruxelles ? On peut le penser, mais il est certain qu'une fois en prison Verlaine devait passer par pas mal d'états contradictoires et qu'il avait tout le loisir de consacrer de la méditation et du temps à chacun. La copie manuscrite de "Crimen amoris" par Rimbaud, cela signifie que Verlaine essayait de répondre au Rimbaud en train de publier Une saison en enfer.
Pour rappel, quand Verlaine écrit sur un exemplaire de Jadis et naguère du comte de Kessler que le poème a été écrit à la prison des Petits-Carmes en août 1873, il insiste sur une anecdote et les conditions de détention "sur une feuille de papier à envelopper du fromage (venu de la cantine) avec une allumette trempée dans du café". Difficile de considérer ce témoignage comme suffisant pour dater une composition. Et on en revient toujours à l'idée que la composition a été méditée dans le temps. Mais, les rimbaldiens ou verlainiens se contentent d'identifier les allusions générales à Rimbaud dans "Crimen amoris", et ils citent indifféremment des points de comparaison avec "Matinée d'ivresse" ou Une saison en enfer. Moi, je cite "Larme" et "Le Bateau ivre". Mais, au-delà d'une telle dispersion, ce qu'il est important de souligner, c'est la convergence : "Crimen amoris" est une pièce qui a maturé en plein pendant la composition d'Une saison en enfer d'avril à août 1873. Et on pourrait même souligner la coïncidence quand Verlaine revendique avoir fini son poème le même mois que Rimbaud son livre.
Et les sept péchés capitaux, c'est une mention de la prose liminaire d'Une saison en enfer, et les péchés sont égrenés et revendiqués dans "Mauvais sang" : "Magnifique, la luxure !" etc.
Pour moi, c'est plus important d'insister sur le lien étroit entre "Crimen amoris" et Une saison en enfer que de dire que "Crimen amoris" parle de Rimbaud.
Mon deuxième point à établir c'est le lien au "Bateau ivre".
Je parlais de la dynamique des compositions et je peux rebondir après avoir souligné qu'il y a un traitement antichrétien dans "Le Bateau ivre". Le nom de l'intervenant littéraire qui a dit dans un entretien radiophonique que le vers "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir" était de l'esbroufe. Je prétends que le vers doit être abordé sous un aspect sarcastique qui parodie et fit la satire de vers d'Hugo et Lamartine. Le "Tu n'iras pas plus loin" aux flots est d'Hugo et figure dans Les Chants du crépuscule. Lamartine formulait l'idée auparavant. Lamartine parlait de voir la réalité chrétienne au-delà, pendant que Vigny dénonçait le silence. Je rappelle qu'il est délicat de définir le lyrisme né du romantisme. La poésie lyrique existait avant le romantisme, et pas seulement la poésie définie lyrique parce que chantée, mais la poésie des émotions personnelles. La nouveauté du lyrisme avec le romantisme et dans le cadre français avec Lamartine, premier poète romantique officiel de notre littérature, c'est que le discours personnel ne tient plus dans des renvois à ce que peuvent penser les hommes quand ils partagent une même condition. Le lyrisme romantique, c'est le début d'une poésie où les émotions personnelles n'appartiennent qu'à soi, ont une singularité inaltérable. Mais, ça ne s'est pas créé comme cela clairement et consciemment. Lamartine cessant par orgueil et fatuité de s'identifier à tout homme comptait convaincre tout homme d'émotions partageables. L'originalité du lyrisme lamartinien, c'est que tout en se disant chrétien il va méditer personnellement sur l'univers, Dieu, la Nature, les expériences humaines en-dehors de tout cadre autorisé et convenu. Pour un Bossuet, le christianisme bon teint d'un Lamartine ou d'un Hugo, ça sent le soufre. Lamartine et Hugo et les autres donnent libre cours à leur imagination, même quand ils professent une foi chrétienne. Et Lamartine il veut en remontrer aux gens, il veut poser en homme qui sait que Dieu ne permet pas à l'homme de tout savoir, mais qui en sait pourtant plus que les autres. Et Lamartine emploie les verbes "croire" et "voir", et Hugo poursuit de la sorte. Le vers de Rimbaud "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" est bien sûr à lier à l'expérience du voyant, mais parce qu'il est lié à l'expérience du voyant il est à concevoir comme une ramification satirique et critique de la voie ouverte par Lamartine, avec Hugo comme puissant relais. Et dans "Crimen amoris", vous ne voyez pas que le vers : "[]Ô je serai celui-là qui créera Dieu !" est sans aucun doute le vers qui fait allusion à notre "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Ce dernier vers conclut la 8e strophe du "Bateau ivre", la création prétendue de Dieu conclut la 10ème strophe de "Crimen amoris". Il est plus exactement symétrique du vers : "Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !" Ajoutons l'interpellation "Le voyez-vous..." qui apparaît dans le poème de Verlaine. On sent que la comparaison des poèmes a de l'avenir.
Les vers dont j'ai traité ont des positions proches dans le développement des deux poèmes si on les met en parallèle.
Il est question aussi d'une quête d'une "aube qui point" dans "Crimen amoris", mais je parlais encore de la dynamique des actions.
Le poème "Le Bateau ivre" raconte la rencontre de la mer, il y a une étape préalable jusqu'au sixième quatrain, mais cela forme un tout exaltant. En revanche, la fin du poème est dramatique. C'est un mouvement comparable que nous avons dans "Crimen amoris". Le Poème de la Mer commence au sixième quatrain chez Rimbaud. Chez Verlaine, après quatre quatrains introductifs, la loupe est mise sur le satan de seize ans à partir du cinquième quatrain. Au lieu des quatrains de visions "J'ai vu...", nous avons avec "Crimen amoris" un exposé d'idées au discours direct avec tirets et guillemets. Au lieu de "noyés à reculons" nous avons des "satans mourants [...] dans les flammes". Verlaine joue quelque peu sur le procédé des répétitions partiels de vers à la manière de Léon Dierx, ce qui n'est pas le cas de Rimbaud et ce qui me rend un peu étonante l'idée d'une composition tout entière faite quand Verlaine vient d'être incarcéré. Or, je cite cet effet à la Dierx car elle sert à un retournement en plein milieu d'un quatrain. Le tournant dramatique se joue au vers 75, milieu du dix-neuvième quatrain. Quelqu'un de juste règle son compte à notre Satan adolescent dans les derniers quatrains.
Dans "Le Bateau ivre", Rimbaud ne joue pas sur le même vers 75 et une répétition de vers à la manière de Dierx, mais il joue sur quelque chose de similaire à peu près au même endroit des 100 de son propre poème. Rimbaud joue sur une rhétorique de suspens grammatical prolongé : "Or moi, qui... Moi qui... Moi qui..." et notons que le principe de répétition n'en est donc pas absent..., et il finit par lâcher qu'il "regrette l'Europe aux anciens parapets", cependant que les derniers quatrains nous révèlent que le poème de la mer a cessé et que le poète à la dérive veut mourir plutôt que de revenir se soumettre aux vainqueurs. Et admirez ce dernier point de comparaison : les derniers vers des deux poèmes où on a d'un côté les "yeux horribles des pontons" qui sous-entendent un traumatisme dissuasif et de l'autre "Le Dieu clément qui nous gardera du mal." Le vers a sans nul doute été composé ironiquement, mais considéré comme récupérable à un certain premier degré quand Verlaine a affiché sa foi reconquise.
Et dans le cas du parallèle avec "Larme", on n'oublie pas la fin du poème non plus avec "le vent de dieu".
Prochainement, une revue des poèmes en vers de onze syllabes de Verlaine et ce sera l'occasion de parler du propos étrange de Verlaine en réponse à Jules Huret sur les torts de Rimbaud de ne pas avoir maintenu la césure...
On verra que tout ça est assez retors.
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