lundi 23 janvier 2023

Défi : "Le Bateau ivre" et deux strophes des Feuilles d'automne, prouvons le dialogue avec Hugo !!!

Petit prologue avant de parler du dialogue avec Hugo :

En 2006, j'ai publié un article "Trajectoire du Bateau ivre" où je renforçais nettement l'idée d'une allégorie du rapport du poète à l'actualité de la Commune, ce qui est bien passé dans le monde de la critique rimbaldienne comme on peut le voir avec les études de Steve Murphy et d'autres qui ont suivi. Ce rapport à la Commune était envisagé depuis longtemps déjà et Ernest Delahaye avait lui-même initié le mouvement en identifiant une telle allusion dans le dernier mot du poème : "les pontons". Et j'en profite pour insister sur le fait que le rapprochement a une pertinence qui ne vaut pas que par l'emploi du mot "pontons" : il va de soi que cette identification est un mot de la fin qui pour ceux qui n'ont rien perçu à la première lecture éclaire d'un jour nouveau toute relecture du poème. On me répliquera que ce n'est pas ce qu'il s'est passé, puisque pendant longtemps, malgré la remarque de Delahaye qui était reportée dans les notes, le poème n'était pas lu comme faisant nécessairement une quelconque référence à la Commune. D'autres allusions ont été dégagées et mon article de 2006 contribuait à donner du sens à tout cela en impliquant une compréhension d'ensemble de tout le poème. Je développais alors une lecture métaphorique générale où la mer représentait l'émeute du peuple et la terre l'ordre, métaphore plus explicitement mise en place dans le poème en vers "nouvelle manière" de quelques mois postérieurs : "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", ce qui fait que la réflexion conjointe sur les deux poèmes a un aspect capital. On remarquera que dans le cas des deux poèmes l'allégorie de l'émeute du type communaliste est amplifiée par des réécritures patentes de vers hugoliens. C'est le cas du premier hémistiche du poème IV des Feuilles d'automne : "Que t'importe, mon coeur,..." dans "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." En 2006, j'ai dégagé des réécritures explicites de vers de Victor Hugo qui ont été reconnues, mais je précise que dans le lot de sources qui n'ont pas été retenues j'insistais lourdement sur un rapprochement qui liait le dialogue Hugo à l'allégorie de l'émeute communaliste, quand je faisais observer que dans plusieurs poèmes des Châtiments (trois de mémoire) Hugo liait la mention des "pontons" de représailles à la métaphore d'une mer qui pouvait être lavée. C'est un élément capital de la réflexion et démonstration qui ne doit surtout pas être oublié. Au sujet du thème de la Commune, bien que l'idée ait été renforcée, l'article de Steve Murphy qui a suivi le mien a effectué un retrait prudent que je ne partage pas, puisque la Commune n'est envisagée que comme un des quatre aspects directeurs du texte, un aspect qu'on pourrait mettre parfois de côté, idée qui ne me séduit pas du tout et qui fait que mon article n'a pas eu l'effet escompté sur ce point-là.

Les réécritures hugoliennes dans "Le Bateau ivre" aux yeux des rimbaldiens :

Rimbaud n'a jamais vu la mer et il est normal de chercher systématiquement des sources aux vers du "Bateau ivre", jusqu'à l'emploi du mot "clapotements" pour lui-même. Il est normal de considérer que Rimbaud a pu s'imprégner de tous les vers lus dans le premier Parnasse contemporain, même ceux d'un poète comme Louis Ménard, etc. Evidemment, le monde est contre cette lubie des rapprochements trop faciles quand deux poètes parlent du même sujet, développent un même thème, une image similaire. Sans surprise, ce sont les réécritures caractérisées qui sont retenues, mais aussi les réécritures qui flattent ce qui était déjà envisagé. L'idée de réécritures du poème "Oceano Nox" n'est pas passée et les relevés épars non plus. En 2006, je n'avais pas souligné la publication dans la presse et notamment dans le journal hugolien Le Rappel à la fin de l'année 1871 de poèmes du futur recueil L'Année terrible, c'est une découverte que j'ai faite personnellement quelques années après et que personnellement je n'ai pas encore exploitée dans un article suivi. Je sais évidemment qu'elle est porteuse. Je l'ai dit plus haut le couplage "pontons" et "lavé" en provenance du recueil Châtiments n'a retenu l'attention de personne. Mon idée d'un lien à un passage de la préface du drame Hernani pour justifier de lire une allusion aux "Ultras" dans "ultramarins" n'est pas reçue non plus. Ce qui est passé, c'est les réécritures très précises de vers des poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" avec à peine un ou deux autres cas de figure. Les poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" sont admis depuis des décennies en tant que sources au "Bateau ivre", mais jamais aucune réécriture d'un vers à l'autre ne semble avoir été proposée auparavant par un quelconque critique. Il s'agissait donc d'un progrès décisif qui a été avalisé en tant que tel par Murphy et d'autres après lui. Malheureusement, les conséquences de cette démonstration n'ont pas été tirées. Je rappelle qu'avant 2006 et après 1980, les rimbaldiens citaient de moins en moins volontiers "Pleine mer" et "Plein ciel" en tant que sources au "Bateau ivre". Le fait de prouver des réécritures de vers à vers renforce inévitablement l'idée que le poème fait un dialogue général avec les idées développées par Hugo. Je rappelle que "Pleine mer" et "Plein ciel" sont deux longs poèmes idéologiques de fin de recueil qui parlent de l'avenir énigmatique, et je rappelle que nous avons un renforcement de liens avec "Voyelles", puisque "Voyelles" réécrit en inversant l'ordre des mots l'expression "clairon suprême" qui apparaît deux fois dans La Légende des siècles de 1859, une fois dans "Eviradnus", une autre fois dans le poème final "La Trompette du Jugement". Nous avons donc une chaîne de rapprochements où "Le Bateau ivre" contient des réécritures explicites de "Pleine mer" et même "Plein ciel", antépénultième et pénultième poèmes de La Légende des siècles, tandis que "Voyelles" avec le "Suprême Clairon" fait allusion au poème final lui-même du même recueil hugolien. Il est clair comme de l'eau de roche que "Le Bateau ivre" et "Voyelles" sont deux "légendes rimbaldiennes" en réplique à Victor Hugo, ce qui ne veut pas dire que "Voyelles" soit une fumisterie railleuse et ironique, d'autant que l'allure du "Bateau ivre" invite au contraire à envisager l'opposition d'un discours engagé et non l'opposition du pur persiflage. L'idée d'un dialogue précis avec Hugo ne s'est pas du tout imposée aux rimbaldiens, puisque les réécritures de vers hugoliens ont été avalisées assez passivement, par Murphy, Santolini, puis d'autres, et puisque Steve Murphy, Michel Murat (réédition de L'Art de Rimbaud), puis d'autres ont continué à soutenir que la référence majeure du "Bateau ivre" était "Le Voyage" de Baudelaire comme "Les Correspondances" pour "Voyelles". Or, ce point devient tout de même délicat à soutenir à partir du moment où "Le Bateau ivre" et "Voyelles" véhiculent des réécritures tranchées et désormais bien admises des trois derniers poèmes de La Légende des siècles, mais aucune de Baudelaire lui-même. Une réécriture voyante dans un poème, c'est tout de même un acte de l'auteur pour orienter une lecture... Rimbaud nous invite à relire des poèmes précis de Victor Hugo et cela se renforce par le fait que la métaphore du flot émeutier est couramment utilisée par Hugo, ce qui n'est toujours pas le cas de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Il va de soi que la forme de sonnet de "Voyelles" et son sujet favorise le rapprochement avec "Les Correspondances", mais là encore il faut rappeler certains faits. Dans ses "Réflexions à propos de quelques-uns de [s]es contemporains", Baudelaire a utilisé le discours des "correspondances" qu'il attribue à une origine allemande avec les contes de E. T. A. Hoffmann pour caractériser la poésie hugolienne, tandis qu'il existe un article déjà ancien d'Antoine Fongaro qui montre que le sonnet "Les Correspondances" est constitué de réécritures et d'idées reprises à plusieurs passages de Chateaubriand et Victor Hugo lui-même. Et j'ai depuis insistés à plusieurs reprises sur la réécriture de vers clefs de Lamartine dans différents poèmes clefs des Fleurs du Mal, et l'hémistiche "La Nature est un temple" en fait partie. Et ce n'est pas pour rien non plus que je souligne les poèmes où Hugo rend hommage à Lamartine en développant la métaphore de poètes vaisseaux à l'épreuve des flots, que je souligne, après Jean-Pierre Bobillot ou d'autres, que les séquences anaphoriques "J'ai vu" en tête de vers sont typiquement lamartiniennes. Ce n'est pas pour rien que je souligne que dans "Le Bateau ivre" l'idée de statues de la Vierge qui ne font pas reculer l'océan fait songer à l'abondance de rappels des vers lamartiniens d'un Dieu qui dit à l'océan : "Tu n'iras pas plus loin !" Notez l'hémistiche de six syllabes, car c'est une citation de mémoire d'un passage de Lamartine ! Et Hugo a repris cette idée-là de temps en temps.
Je me bats pour montrer que "Le Bateau ivre" est une réponse à l'histoire du devenir des poètes et du monde mise en place par les poètes romantiques eux-mêmes : Lamartine et Hugo au premier chef, et je dégage tout particulièrement l'importance du dialogue avec Hugo, puisque celui-ci est le poète qui traverse tout le siècle, il a cinquante ans de métier quand Rimbaud compose "Le Bateau ivre" (de 1820-22 à 1871-72). Victor Hugo a subi l'exil, a produit une poésie engagée politiquement. Lamartine a été impliqué en politique, il a été même chef du gouvernement provisoire en 1848 avant les élections du prince-président Napoléon Bonaparte, mais Lamartine s'est retenu de développer une poésie politiquement engagée. Hugo était inévitablement le poète désigné pour répliquer sur la stature du poète voyant en charge du devenir du monde. Baudelaire ne faisait pas des poèmes sur l'actualité politique, il ne voulait pas que sa poésie consiste à donner son opinion sur le monde. En clair, autant on peut considérer que "Voyelles" tout en faisant allusion au martyre de la Commune, ne parle pas de l'actualité politique et peut se concilier à l'approche baudelairienne, autant "Le Bateau ivre" est caractérisé par un discours sur le présent qui exclut la filiation baudelairienne et soutient l'idée d'une reprise du dialogue avec Hugo en se construisant d'après ce qu'il a fait, mais en s'y opposant aussi. Dire que dans "Le Bateau ivre", la référence importante c'est "Le Voyage" de Baudelaire et non pas un débat avec Hugo qui implique à la fois l'actualité politique et l'ensemble de la représentation du poète romantique face au monde, c'est de l'escamotage.
Dans "Le Bateau ivre", le poète regarde l'horizon en cherchant des forces nouvelles et il le fait à la manière de Victor Hugo avec des images propres à la poésie hugolienne, les "millions d'oiseaux d'or" c'est du Victor Hugo. Dans "Le Voyage", Baudelaire parle d'un récit en mer vers l'inconnu, mais la manière de décrire les ailleurs n'a rien à voir avec la façon hugolienne qui est aussi celle du "Bateau ivre".
Les rimbaldiens ne m'ont pas encore donné raison, mais la bataille n'est pas finie. Vous avez tous les indices pour vous dire à quelle thèse les lectures rimbaldiennes à l'avenir vont pouvoir se raccrocher...
Je rappelle certains faits. En 1870, Rimbaud s'est énormément inspiré des Châtiments pour composer des poèmes contre le Second Empire ou au sujet de la guerre franco-prussienne. Il a lu et relu ce recueil et le connaît en profondeur quand il compose "Le Bateau ivre". En mai 1871, dans sa célèbre lettre à Demeny, Rimbaud dit avoir le recueil sous la main, "sous main" est je crois la leçon du manuscrit, et il cite le poème "Stella" comme exemple du "vu" hugolien, titre qui devrait imposer de songer à "Voyelles" et à "Aube" à tous les amateurs de Rimbaud. Et si la vision de "Stella" est prise au sérieux par Rimbaud, voilà qui montre aussi que Rimbaud adhère à cette approche un peu libre en fantaisie et que quand il la reprend ce n'est pas pour la railler mais pour construire autre chose que ses prédécesseurs. Comment des choses aussi évidentes ne sont pas devenues des acquis répétés par tous les rimbaldiens et toutes les éditions annotées des œuvres du jeune ardennais ?
Dès "Les Etrennes des orphelins", Rimbaud réécrit des vers d'un poème de La Légende des siècles, "Les Pauvres gens", mais on peut penser qu'il l'a lu seulement dans une revue. Tout au long de l'année 1870, Rimbaud compose des poèmes où des emprunts aux Contemplations sont sensibles. Et si nous revenons à la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud parle de la qualité du "vu" hugolien qui s'est accrue dans les derniers volumes. On peut douter qu'il songe au dernier recueil en date Chansons des rues et des bois. Il cite Châtiments, le roman Les Misérables et laisse entendre qu'il a lu tout ou partie de L'Homme qui rit. Il va de soi que les derniers volumes auxquels il pense sont Châtiments, Les Contemplations et La Légende des siècles, et vu qu'il est allé à Paris il y a peu en quête de contacts littéraires et qu'il est en pleine découverte passionnée des écrits de Baudelaire on peut penser qu'il écrit cela après avoir lu "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains". Enfin, on le sait par les écrits en prose qu'il a produits, Verlaine réagissait différemment, il préférait les recueils de jeunesse de Victor Hugo. Il n'aimait pas l'emphase, l'arrogance, le surjoué des recueils de l'exil. Je rappelle que le temps que Rimbaud et Verlaine ont passé ensemble est suffisant pour que ces idées que Verlaine a publiées sur le tard il ait eu mille fois l'occasion d'en faire part, fût-ce sous forme de phrases lapidaires de synthèse, à Rimbaud lui-même. Ils devaient, je suppose, parler de littérature et de poésies et de recueils antérieurs entre eux, de temps en temps. La mention "colocase"" dans "Larme" et la réécriture du premier hémistiche de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." sont deux éléments saillants qui invitent à penser que le Rimbaud qui préférait en mai 1871 les derniers volumes a passé du temps à réévaluer les premiers volumes hugoliens lorsqu'il vivait à Paris et passait énormément de temps littéraire avec Verlaine. On se contente paresseusement d'enregistrer que Verlaine préfère Baudelaire à Hugo et qu'il envoie des piques contre les principaux recueils poétiques hugoliens à nos yeux. Mais, il est plus subtil de constater l'effet de bascule d'un intérêt exclusif pour les recueils de l'exil à un regard nouveau sur les premiers recueils qui ne seraient pas si dépassés que ça (on dirait "pas si ringards" en langage familier). Rimbaud aurait été invité à penser que les pouvoirs du poète sont trop affirmés dans les derniers recueils, point de vue qu'il n'a pas nécessairement fait sien (mettons les gens en garde !), mais surtout il aurait été invité à considérer que les premiers recueils étaient faussement plus anciens, moins à la page, quand en réalité ils auraient véhiculé plus discrètement, plus subtilement, l'art nouveau du poète visionnaire dont les derniers recueils sont une expression simplement plus explicite au point que Verlaine la trouverait même la caricature du premier Hugo tout en nuances.
En 1872, Rimbaud vire exprès de bord selon les mots de Verlaine et fait des poèmes trop simples, mais aussi pas mal de vers courts de chanson et des poèmes d'émerveillement sur la Nature. Les premiers recueils lyriques d'Hugo (pas de décrochage en langue française pour le "h" de Hugo, aberration pédante) étaient moins démonstratifs que les recueils de l'exil, et c'est ça que Verlaine aimait bien aussi. Ce glissement majeur de Rimbaud vers les premiers recueils hugoliens est sans aucun doute un point important à méditer dans les études rimbaldiennes. Il s'est passé quelque chose au moment de la rencontre avec Verlaine. C'est une réalité de fait !
J'ai récemment indiqué comment le célèbre poème des Feuilles d'automne "La Pente de la rêverie" devait être compris comme une source au "Bateau ivre". J'en viens maintenant à une pièce maîtresse, puisque cette fois il va être question de réécritures caractérisées qui en principe sont facilement avalisées par l'essentiel de la communauté rimbaldienne.

Réécritures patentes :

Il s'agit plus précisément de deux pièces maîtresses. Le recueil Les Feuilles d'automne rassemble quarante poèmes numérotés par des chiffres romains. Nous avons des poèmes du type discours en rimes suivies ou rimes plates, et bien sûr des poèmes en strophes, parfois à partir de l'octosyllabe, d'autres fois à partir de l'alexandrin. Pour des raisons historiques que nous ne commenterons pas, Hugo utilise souvent un sizain d'alexandrins avec contraste modulaire (3e et 6e vers d'un alexandrin) d'un vers plus court. Rimbaud né en 1854 ne pratique pas cette forme, il privilégie le quatrain d'alexandrins de rimes croisées dans "Le Bateau ivre". Or, dans Les Feuilles d'automne, on relève quelques poèmes en sizains d'alexandrins avec contraste modulaire d'un vers court. C'est le cas du poème VI "A un voyageur". dont le titre invite à penser au "Voyage" de Baudelaire comme au "Bateau ivre". En sizains, le poème VII "Dicté en présence du glacier du Rhône" ne fait contraster que le 6e vers des strophes. Je m'abstiens de commenter le cas particulier du poème XI "Dédain". Les sizains du poème XIII "A Monsieur Fontaney" qui imite la rhétorique des tragédies sont tout en alexandrins. Le poème XIV correspond à ce sizain d'alexandrins à contraste modulaire de vers de six syllabes, et il a une épigraphe en italien; Et j'en arrive alors aux deux poèmes qui m'intéressent aujourd'hui, les poèmes XV et XVII du recueil qui n'ont pas de titre, qui ont tous deux une épigraphe en latin, l'un a une épigraphe biblique parole de Jésus lui-même "Sinite parvulos venire ad me[ [ ]" (traduction : "Laissez les enfants venir à moi !" et l'autre une épigraphe tirée de l'écrivain latin Ovide "Flebile nescio quid" (traduction : "Je ne sais pas pourquoi" en liaison avec l'idée de pleurs).
Nous approchons donc du milieu du recueil. Les deux poèmes sont séparés par un court poème qui tient sur une page, qui est en huitans d'alexandrins avec une épigraphe en anglais tirée de Byron qui contient le mot "steer" à peut-être rapprocher du "steerage" de "Veillées III". Il y a d'autres poèmes en sizains, y compris sous la forme modulée qui nous intéresse, mais c'est le couplage des poèmes XV et XVII qui nous intéresse. La réécriture caractérisée se trouve dans le poème XVII, mais le poème XV conforte nettement les rapprochements avec "Le Bateau ivre", d'où la nécessité de l'inclure ici.
Cela fait quelque temps que j'ai déjà indiqué ce rapprochement possible, et je l'ai rappelé récemment. Je savais déjà l'étendue que je voulais donner au rapprochement, mais j'ai seulement signalé à l'attention le passage "Tout miel est amer", il est temps d'aller plus loin, j'avais déjà fait une citation plus conséquente de plusieurs strophes pour preuve que je savais où je voulais en venir. Je pense aussi au "frêle papillon" bien évidemment... Et j'envisage aussi le fait de succession de deux strophes de l'un à l'autre poème !!! Voyez vous-même !!! Soulignements nôtres !!!

 

Il suffit pour pleurer de songer qu'ici-bas
        Tout miel est amer, tout ciel sombre,
Que toute ambition trompe l'effort humain,
Que l'espoir est un leurre, et qu'il n'est pas de main
         Qui garde l'onde ou prenne l'ombre !

Toujours ce qui là-bas vole au gré du zéphyr
Avec des ailes d'or, de pourpre et de saphir,
         Nous fait courir et nous devance ;
Mais adieu l'aile d'or, pourpre, émail, vermillon,
Quand l'enfant a saisi le frêle papillon,
          Quand l'homme a pris son espérance !

Pleure. Les pleurs vont bien, même au bonheur ; les chants
Sont plus doux dans les pleurs ; tes yeux purs et touchants
             Sont plus beaux quand tu les essuies,
L'été, quand il a plu, le champ est plus vermeil,
Et le ciel fait briller plus frais au beau soleil,
              Son azur lavé par les pluies !

***

Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi, plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Le poème dont j'ai extrait ma citation de trois sizains est le dix-septième (XVII) des Feuilles d'automne et il est daté, sinon antidaté de "Juin 1830".
Pour sa part, le poème XV est daté ou antidaté de "Mai 1830", le papillon. Il n'a pas de titre, mais est introduit par une citation de Jésus en latin : "Sinite parvulus venire ad me." Le premier vers du poème lui fait écho : "Laissez. - Tous ces enfants sont bien là. [...]"
Le poète imitant le Christ invite les enfants à se rapprocher de lui et à faire ce qui est dans leur nature : "riez, chantez, courez."
Je parlais aussi du "rayon violet de Ses Yeux" dans un précédent et tout récent article. J'insistais sur le fait que le "rayon violet" supposait cette fois un acte en face du poète qui observe et je soulignais l'idée que le rayon qui part des yeux est psychologiquement considéré comme l'expression de l'âme humaine dans l'action volontaire, et que cela ne saurait se ramener à la théorie grecque caduque en optique du rayon visuel. Je soulignais que Victor Hugo parlait souvent d'un regard qui apporte sa flamme au monde, en rupture donc avec l'idée plus simple que le jour on peut voir les yeux des gens et les reflets de la lumière qui les éclaire, et je soulignais l'emploi du verbe "jeter" dans certains des vers des Feuilles d'automne. Voici mon cadeau du jour. Le vers 8 du poème XV, le second du deuxième sizain : "Votre œil me jettera quelques rayons dorés[.]"
Nous retrouvons l'idée de rayons particuliers dans un regard : rayon violet, rayon d'or, rayons dorés,...
J'en profite pour rappeler que dans mon article de 2006 "Trajectoire du Bateau ivre", j'ai souligné qu'il y avait quatre reprises du mot "enfant(s)" dans "Le Bateau ivre".
On en fait la revue ?
J'ai déjà parlé de l'enfant qui lâche un bateau frêle en liaison avec l'enfant hugolien qui s'est saisi d'un papillon, mais dans "Le Bateau ivre" il y a eu auparavant trois autres mentions au pluriel du mot "enfants".
Le bateau ivre "Plus sourd que les cerveaux d'enfants" a couru. Ce verbe "courir" est coincé entre rire et chanter dans une citation que je viens de faire un peu plus haut du poème hugolien : "riez, courez, chantez"!
L'eau verte est ensuite assimilée à quelque chose de plus doux que "la chair des pommes sures" pour les enfants". Vous noterez que cette chair "plus douce" est à rapprocher de la séquence d'amertume ("Aubes navrantes, "lune" "atroce", "soleil amer") et que du côté hugolien on a le balancement rapproché dans les sizains du poème XVII exhibés plus haut entre "Tout miel est amer" et "les chants / Sont plus doux dans les pleurs".
Ce second sizain du poème hugolien avec l'hémistiche "où rien ne nous sourit" prépare bien sûr la séquence des trois sizains du poème XVII cités plus haut, mais elle contient aussi une mention conclusive "Le choeur des voix intérieures !" qu'on pourrait comparer à des passages de Rimbaud ou Verlaine "choeur des petites voix", etc., mais qui anticipe surtout le titre d'un recueil commis quelques années plus tard par Victor Hugo.
Arrêtons-nous là dessus.
Il y a une continuité par les titres de recueils entre Méditations poétiques, Contemplations et Illuminations. Le titre des Orientales a un caractère un  peu concret qui ne doit pas faire oublier son autre versant de méditation vers la lumière clairement bien inscrit dans la suite des titres de recueils que Victor Hugo s'est choisi.
J'ai déjà appuyé sur le fait que l'affrontement du poète à la mer, y compris sous forme d'esquifs, est un motif travaillé par Lamartine puis par Hugo, lequel compose précisément un poème adressé à Lamartine où les deux poètes sont assimilés à des bateaux mis à l'épreuve des flots. Mais le présent recueil s'appelle Les Feuilles d'automne, et ballottée par le vent la feuille est une figure alternative du bateau dans la tempête, et bien évidemment Hugo renvoie aux images de poèmes très connus de Lamartine, avec accessoirement un renvoi à des clichés antérieurs au romantisme bien implantés dans la poésie de fin de dix-huitième siècle, puisque Victor Hugo évoque le désir lamartinien d'être une feuille emportée par les "orageux aquilons". La "Chanson d'automne" des Poèmes saturniens dans une très bonne analyse d'Henri Scepi, parue dans une revue italienne Plaisance, est assimilée à une réécriture sur le mode mineur et sans emphase rhétorique des déclarations poétiques lamartiniennes.
Le titre Les Feuilles d'automne permet en même temps de jouer sur l'idée de méditations (Lamartine) et donc de contemplations, et cela permet aussi de créer une tension entre deux crépuscules, celui du matin dans les Orientales et celui du déclin saisonnier dans Feuilles d'automne, avec un léger décalage du cadre du jour au cadre saisonnier. Rimbaud annonce dans la préface des Feuilles d'automne reporter des créations plus politiques dans un prochain recueil, et ce recueil va finalement avoir pour titre Les Chants du crépuscule. Je ne vais pas revenir ici sur la continuité thématique sensible des titres des recueils hugoliens jusqu'en 1872, cas à part des Châtiments, de La Légende des siècles et de L'Année terrible. Les Voix intérieures, Les Rayons et les ombres, Chansons des rues et des bois, ça peut se passer de commentaires.
Dans une récente publication de la revue Parade sauvage, Yves Reboul a montré que la mention "claires-voies" de "La Rivière de Cassis" renvoyait à l'avant-dernier poème en partie conclusif (décidément !) du recueil L'Année terrible. Il commente aussi le "soir charmé" du poème "Les Corbeaux", mais en le désolidarisant étrangement du rapprochement avec le "crépuscule embaumé" du "Bateau ivre", alors que ce lien est rendu évident par l'écho rimique correspondant : "papillon de mai", "fauvettes de mai".
Toutefois, il y a plusieurs déclics à avoir en même temps et il faut bien que j'en énumère d'autres. Dans le poème "Le Bateau ivre", dans les deux quatrains que j'ai cités, il y a le soleil, l'aube, la lune qui désespèrent le poète (amer, atroce, navrantes) et puis il y a le "crépuscule embaumé" et ce mot "crépuscule" est celui du titre qui suit le recueil des Feuilles d'automne, tout en lui faisant un clin d'oeil.
Et on sait qu'Hugo a écrit un recueil intitulé Orientales, tandis que Rimbaud a repris la métaphore politique et prophétique de l'orient à Hugo dans Une saison en enfer ou dans ses Illuminations ("Mystique" : "la ligne des orients, des progrès").
Rimbaud parle encore une autre fois des enfants au pluriel dans "Le Bateau ivre", et nous avons encore cette idée : "J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades / Du flot bleu". C'est bien le prolongement de la pensée d'Hugo dans le poème XV des Feuilles d'automne où il s'investit danns le rôle christique de donneur de leçons aux adultes. On pourrait penser à un cliché du genre de la chanson de France Gall qui dit : "Tu n'es pas encore assez jeune !" mais Hugo se réclame explicitement par l'épigraphe en latin d'une parole de Jésus du modèle biblique, et Rimbaud est un spécialiste de l'écriture contre-évangélique comme en atteste le poème en prose "Génie" parmi plusieurs autres exemples.
Le poème XV parle de "L'orientale d'or" qui "éblouit". Nous sommes bien dans le sujet. Et le vers de Rimbaud "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir" moqué comme de la pose absurde dans un entretien radiophonique un peu postérieur à la Seconde Guerre Mondiale prend de plus en plus l'allure d'une réponse à des vers similaires de Lamartine et de Victor Hugo qui emploient très précisément l'expression "croire voir", si pas les modèles d'origine "voir" et "croire" dans plus d'un de leurs poèmes de visions sur le devenir imagé du monde selon l'esprit du poète.
J'aurais encore quelques idées à préciser, mais je fatigue. Mais, à un moment donné, c'est à vous, rimbaldiens qui commentez l'oeuvre, de savoir ce que vous voulez. Il me semble clair et net que si vous prétendez comprendre personnellement "Le Bateau ivre" vous envisagez de mentionner ce qui précède ici dans cet article.

Quant à la guerre en Ukraine, vous prenez le temps de réfléchir sur qui a détruit les gazoducs de Nordstream 1 et 2, ce n'est pas accessoire. L'intelligence passe exclusivement par là ! Sur le Donbass, vous ne dites pas parce que ça vous arrange que c'est une guerre de l'Otan contre la Russie. Non, non, ce serait déjà un progrès, mais ce n'est pas suffisant. Vous devez aussi vous poser la question des gens du Donbass, de leur droit de peuple, vous devez connaître leur histoire. Et avant de pleurer sur le drame, bien réel, des ukrainiens qui meurent en masse et souffrent de destructions, il serait peut-être intelligent de vous dire que les ukrainiens de l'ouest se sont moqués huit ans durant des mêmes souffrances des gens du Donbass persécutés part l'armée de leur pays officiel. C'est ça, l'intelligence ! Ou vous avez une critique rimbaldienne alignée sur la pensée d'un Macron dont on sait le potentiel de déchaînement sur un stade de football ou vous avez une critique rimbaldienne qui ne va pas à la mort de sa société ! Pour l'instant, j'ai le regret de vous annoncer que, si on compare le macronisme et le rimbaldisme, on a une dominante bien solidement macronienne du rimbaldisme, on n'a pas un mouvement libre des rimbaldiens.
Pourquoi la vérité ne passe pas sur les intentions de Rimbaud dans "Le Bateau ivre" ? Parce que les rimbaldiens sont pris dans des cadres de pensée en société complètement macroniens. Il faut arrêter de se mentir, le rimbaldisme s'en moque éperdument de la pensée Rimbaud, il n'est qu'un prétexte à faire carrière et à briller en société sur l'air du "j'ose tout" tant que ça plaît aux grands.

2 commentaires:

  1. Je suis en train d'étudier la possibilité d'un prochain article "De Baudelaire à Musset en passant par Hugo : comme un papillon de mai", on verra !

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  2. Allez, quelques petits tests d'avenir.
    1) Pour prouver que "Larme" est en hémistiches de quatre et sept syllabes avec un premier vers qui joue sur la tension entre décasyllabe et trimètre, j'ai en soutien "Crimen amoris" et en particulier son... premier vers : "Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane[.]"
    2) Pour "colocase", la préface des Orientales n'a pas l'air de fournir grand-chose sous la dent avec la colocasia comme vêtement, mais elle a pu inviter à lire la source culturelle dans Virgile, mais dans Larme aussi l'emploi est inapproprié comme pour Hugo, et quand Rimbaud a remplacé le mot par "case chérie" c'est étrange comme il a fait un effet rythmique ressemblant à "cotte hardie" de la préface des Orientales : "[revêtant] la colocasia ou la cotte hardie", Rimbaud passe lui de "colocase" à "case chérie".
    3) Musset risque de ne rien donner, mais un historique significatif est à mettre en place. Hugo a employé le "comme si" à la césure dès les Odes et ballades, voire le "comme s'il" qui est à chercher, et le "C'est un" dans Marion de Lorme. Dans Les Marrons du feu, Musset commet à la rime cette fois "comme s'il" puis "comme une". En 1851-57, les "comme un" des Fleurs du Mal reprennent donc Hugo et Musset, les "comme" reprennent Hugo (et d'Aubigné), ce que Verlaine n'avait pas vu, mais on sait de Verlaine qu'Hugo l'avait repris... Dans "Accroupissements" et "Oraison du soir", Rimbaud joue à fond sur le comme un et le comme. Dans Le Bateau ivre, on a comme d'un côté et un de l'autre : "comme + un papillon de mai", Musset avait "Comme une / Aile de papillon" entre deux vers et "falots" est aussi dans Les Marrons du feu, ce qui m'interpelle. On verra ce que ça donnera par la suite.
    Et attendez des suppléments sur Les Chants du crépuscule.

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