Pour les amateurs de Rimbaud, le sonnet "Oraison du soir" est une jolie création au caractère blasphématoire obscène explicite dont le dernier vers fut d'emblée salué par une élite de lecteurs : "Avec l'assentiment des grands héliotropes". L'interprétation obscène est souvent envisagée comme étant doublée : le poète se décrit explicitement en train de pisser, mais le caractère érotique de l'acte n'exclut pas une allusion à l'éjaculation.
La lecture du sonnet s'en tient dans ces limites et ce sonnet ne fait donc pas partie des nombreuses pièces de Rimbaud qui opèrent des réécritures d'autres poètes.
Pourtant, le sonnet a une distribution remarquable des rimes dans les tercets. Il s'agit d'une distribution alternant deux rimes sur six vers dans un ordre impeccable : ABA BAB. Cette distribution est typique des sonnets en langue italienne de Pétrarque, mais cette distribution n'a pas été reprise en France où le sonnet a été considéré comme un sizain avec soit la lecture de base AAB CCB, soit la lecture plus acrobatique AAB CBC où il faut bien voir que la rime B décisive ne conclut pas le poème mais est bien celle qui relie les deux tercets.
Cette distribution de rimes ABA BAB est un fait remarquable dans "Oraison du soir". Charles Nodier l'a exploitée exceptionnellement dans un poème récupéré par certaines anthologies, et dans ce poème figure qui plus est une mention du nom "hysope" également présent dans "Oraison du soir". Toutefois, la piste Charles Nodier ne semble pas devoir être fructueuse. En revanche, cette distribution est abondante dans le recueil Philoméla de Catulle Mendès. Cas à part de Nodier, Mendès est le premier à diffuser ce modèle pétrarquiste dans les sonnets de langue française. Or, Rimbaud a parodié "Le Jugement de Chérubin" dans "Les Chercheuses de poux", et ce même poème avec quelques autres de Mendès semble faire l'objet d'allusions dans "Oraison du soir".
Le sonnet "Oraison du soir" fait partie d'un petit ensemble de compositions poétiques rimbaldiennes en vers première manière effectuées à Paris entre septembre 1871 et mars 1872, et c'est le cas également des sonnets "Les Douaniers" et "Voyelles", comme du poème "Les Chercheuses de poux".
Inévitablement, des poèmes comme "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir" font songer à un prolongement des expériences parodiques de l'Album zutique, puisque nous avons une cible, un poète objet de réécritures allusives : Catulle Mendès, et cette cible rejoint la sphère des poètes hostiles quelque peu à Rimbaud et à la Commune, avec Mérat, Coppée, Armand Silvestre, Daudet, voire Dierx et quelques autres.
Dans un numéro récent de la revue Rimbaud vivant, paru en 2021 (mais des articles de ce blog précisent déjà tout ce que j'ai mis dans la revue), j'ai souligné que "Oraison du soir" et "Accroupîssements" étaient saturés de réécritures de vers des Fleurs du Mal de Baudelaire, et je justifiais les réécritures par des arguments précis d'analyse métrique. Il va de soi que la relation parodique à Baudelaire ne saurait se confondre avec les propos satiriques d'allusions à Mendès, Coppée et d'autres. L'intérêt de mes rapprochements, c'est que les réécritures de Baudelaire dans la poésie de Rimbaud sont rarement clairement établies. En général, les rimbaldiens se contentent de formuler des hypothèses. Ici, nous avons une démonstration que les poèmes "Accroupissements" et "Oraison du soir" font exprès de provoquer des renvois à des poèmes précis de Baudelaire, et le poème "Un voyage à Cythère" est capital dans les rapprochements, sachant que "Accroupissements" et "Oraison du soir" ont en commun l'idée d'une prière blasphématoire obscène par l'évacuation du bas corporel.
L'idée du voyage est fortement intéressante.
Le sonnet "Oraison du soir" commence par la formule "Je vis assis..." alors même que ce premier quatrain concentre les réécritures du poème "Un voyage à Cythère". Nous pouvons comprendre le poème comme "Je voyage assis". Le second quatrain de Rimbaud parle de ses rêves comme de pigeons voyageurs retenus au bercail quand il parle de "mille rêves" qui demeurent au colombier.
Depuis quelques jours, j'ai nonchalamment affirmé que je voyais un lien entre le poème "Départ" qui lance le recueil Espana de Théophile Gautier et le sonnet "Oraison du soir", en soulignant les reprises "mille rêves" et "colombier", mais en précisant en même temps que "Départ" est une source connue au poème "Le Voyage" qui clôt Les Fleurs du Mal. L'importance des poésies de Gautier pour Baudelaire était un secret de polichinelle à l'époque de Rimbaud, lequel a lu Les Fleurs du Mal dans l'édition posthume de 1868 longuement préfacée par Gautier, lequel Gautier recevait aussi la dédicace du recueil par Baudelaire avec les mots louangeurs de "parfait magicien".
Dans la mesure où ce mot "voyage", qui est un thème à lui tout seul, figure aussi dans le titre "Un voyage à Cythère" du poème dont "Oraison du soir" opère quelques réécritures, il devient sensible que "Oraison du soir" peut très aisément superposer des allusions aux trois poètes Mendès, Baudelaire et Gautier, sachant que Mendès et Gautier sont parodiés à cette époque par Rimbaud, l'un avec "Les Chercheuses de poux", l'autre avec "Les Mains de Jeanne-Marie". Mendès est quelque peu hostile à la Commune, comme l'atteste son livre des "73 Journées", et Gautier l'était encore plus nettement comme l'atteste son livre Tableaux du siège paru à la toute fin de l'année 1871. Et dans la mesure où Catulle Mendès, dont le recueil Philoméla s'essaie à une filiation satanique baudelairienne, pouvait se vanter en société d'être le beau-fils de Théophile Gautier, cela ouvre des perspectives intéressantes sur la portée satirique latente et méconnue du sonnet "Oraison du soir".
Je veux bien qu'on fasse des recherches sur un cliché du colombier des mille rêves, mais on a quand même un dossier de liens difficile à ébranler : une organisation des rimes dans les tercets à la Philoméla de Catulle Mendès, des réécritures de vers de Baudelaire et tout particulièrement de "Un voyage à Cythère" en continuité avec l'écriture obscène antérieure du poème "Accroupissements" et enfin le colombier des mille rêves et le buveur un peu flamand à la Gautier. Puis, ce motif solaire dans "héliotropes".
Vous ne pensez pas que l'important du sonnet on est en train de le cerner comme jamais ?
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