vendredi 2 décembre 2022

Azur noir, le chapitre XV de Spirite

La mention "azur noir" est une rareté que nous retrouvons sous les plumes distinctes de Théophile Gautier, Arthur Rimbaud et Victor Hugo. Victor Hugo pourrait bien en avoir la primeur, il l'aurait employée précocement vers 1854 dans je crois et de mémoire La Fin de Satan, mais cet ouvrage est demeuré manuscrit et n'était pas encore publié quand Rimbaud envoyait la lettre à Banville d'août 1871 contenant "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Le poème de Rimbaud est lui-même demeuré manuscrit un certain temps, il ne fut publié qu'au vingtième siècle, ce qui fait que de toute façon les publications de Gautier et Hugo priment à la fin sur l'occurrence rimbaldienne.
Y a-t-il un concurrent à Hugo et Gautier ? En tout cas, il resterait à expliquer comment l'expression "azur noir" a pu venir à l'esprit de trois écrivains ne s'étant pas consultés, et au minimum il faudrait expliquer le lien qui nous vaut un passage soit d'Hugo à Gautier, soit de Gautier à Hugo.
Cependant, dans le cas de Rimbaud, la filiation avec Gautier peut aisément être plaidée, même si quantité de lecteurs ont pu lire la nouvelle Spirite sans faire le moindre rapprochement spontané avec les poésies rimbaldiennes.
En clair, Gautier a composé Spirite en 1865 et la nouvelle a été publiée en 1866. Et c'est à l'avant-dernier chapitre de ce récit, le quinzième, qu'apparaît la première publication attestée de l'expression "azur noir", sous réserve de recherches plus affinées.
Il faut aussi préciser une différence de contexte entre nous et Rimbaud.
Notre poète ardennais est né en octobre 1854. Lors de la publication de la nouvelle de Gautier, il allait vers ses douze ans et lisait la littérature de son époque, une littérature d'agrément comme une littérature classique, et les écrits d'un Gautier sont à l'intersection de la littérature d'agrément et de la grande littérature. De 1866 à 1871, Rimbaud grandit et il n'est pas absurde de considérer que pendant toutes des années il est sensible aux publications récentes de Théophile Gautier, plutôt qu'à Mademoiselle de Maupin. Cette logique de s'intéresser aux publications plus récentes vaut pour plein d'autres auteurs lus par Rimbaud.
Il est certain que Rimbaud avait déjà pas mal lu en 1871, même s'il faut se méfier de l'impression de gonflement qu'il peut arranger en passant comme tout être humain un peu fier, et dans sa lettre du 15 mai à Demeny il classe Gautier parmi les six poètes voyants. Plus significativement, Rimbaud a identifié des mots rares typiques de la plume de Gautier et les a employés dans ses propres productions. Il est quand même étonnant qu'il récupère l'hybridation "abracadabrantesques" à l'obscur Mario Proth et l'intègre dans un poème contenu dans la première des deux lettres dites "du voyant", il utilise "vibrements" dans rien moins que le vers 9 du sonnet "Voyelles", ce qui demande d'avoir lu la nouvelle "La Cafetière" ou les premières poésies de Gautier. Et le choix de "vibrements" au lieu de "vibrations", indépendamment du nombre de syllabes distincts de ces deux mots dans un vers, n'est certainement pas anodin.
Pour "azur noir", Rimbaud ne l'emploie qu'une fois telle quelle cette expression, dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Dans Une saison en enfer, il va la découper et la commenter : "j'écartai du ciel l'azur qui est du noir". Cependant, dans le poème envoyé à Banville, l'expression n'a pas la même hauteur symbolique et dans le cadre d'une imitation ostentatoire du début du célèbre "Lac" de Lamartine : "Ainsi toujours vers l'azur noir...", elle a avant tout une valeur descriptive poétisante. C'est exactement l'emploi qu'en fait Gautier au chapitre XV de sa nouvelle à fond swedenbrogien. Le récit se déroule pour l'essentiel à Paris, mais au chapitre XV le héros Guy de Malivert a renoncé, sans mal, à la rivale madame d'Ymbercourt et à ce monde, feue Lavinia lui a raconté son histoire et leur union est en cours. Pour ne pas compromettre la comtesse éconduite, Guy fait un voyage en Grèce dont le chapitre XV fait le récit, avec un passage étonnant sur le voyage à la proue que je pourrais comparer suggestivement à "Mouvement". Le ciel bleu, la lumière du soleil en Grèce sont plusieurs fois décrits dans ce chapitre, et l'expression "azur noir" évoque une nuit où les étoiles scintillent dans un ciel plus lumineux que celui de Paris. Nous avons par ailleurs une superposition de deux plans qui coïncident avec le parcours de l'expression chez Rimbaud : description de l'exotisme du voyage culturel dans le poème envoyé à Banville, plan métaphysique dans Une saison en enfer, puisque Guy de Malivert fait le voyage en Grèce, mais un autre voyage se joue de partance vers l'autre monde avec l'être aimé.

[Je termine cet article dans l'après-midi. Il sera donc comme édité ce 02/12 même.]







1 commentaire:

  1. Je n'ai pas pu mettre à profit ces derniers jours pour finir l'article, je vais le faire dans la semaine qui vient. Là, je suis à deux doigts de lancer un nouvel article, mais je me retiens. C'est à nouveau une idée ultra puissante qui lie Rimbaud, Verlaine, Baudelaire et Gautier. Le titre de l'article projeté serait "Liens du voyage" [entre ces quatre]. Je ne peux pas vérifier tout ce qui a pu se dire de l'influence des poésies de Gautier sur Baudelaire, parce qu'elle est conséquente en fait, et là je crois que j'ai un truc inédit assez dingue. Faut que je voie ça de près.

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