Comme je suis abonné à la lettre hebdo des parutions et actualités des éditions Classiques Garnier, j'ai découvert dans celle du 22 décembre les publications rimbaldiennes suivantes...
Premièrement, je cite un ouvrage d'Annick Louis intitulé Homo explorator. C'est le sous-titre qui évidemment m'a retenu : "L'écriture non littéraire d'Arthur Rimbaud, Lucio V. Mansilla et Heinrich Schliemann."
Je ne connais pas Lucio V. Mansilla et j'ai d'énormes doutes en ce qui concerne la valeur de Heinrich Schliemann, le prétendu découvreur du site de Troie à partir d'une lecture des trajets de L'Odyssée. J'ai toujours considéré que c'était du pipeau complet de reconstituer le trajet d'Ulysse d'après le texte d'Homère. En réalité, Schliemann avait des notions culturelles sur la répartition des mythes objets de récits dans L'Odyssée et surtout il savait où la rumeur fixait Troie sur les côtes de l'Empire Ottoman. Il faut arrêter de nous farcir de légendes autour des découvreurs. Mais je ne sais comment l'autrice se positionne là-dessus. Ce qui nous intéresse, c'est le cas de Rimbaud. En plus, il y a du débat avec des textes à découvrir à la clef puisqu'il semble avoir été journaliste dans sa vie africaine...
J'en profite pour parler d'un projet d'étude de ma part sur l'histoire de la prose française avec bien sûr un arrêt sur les manières en prose de Rimbaud.
Je ne peux pas me plonger dans les évolutions de la langue au Moyen Âge, mais prenez les anthologies de textes littéraires du XVIe au XXe siècle et vous pouvez arriver à des constats très intéressants. Au XVIe siècle, si on écarte les écrits de poètes (Marot, du Bellay, Ronsard, Aubigné, Scève et quelques autres), deux prosateurs dominent : Rabelais et Montaigne, mais les phrases sont longues, très chargées, avec énormément de ruptures de construction, ça part dans tous les sens et cela se confirme avec les autres auteurs en prose de l'époque : des écrits en prose de du Bellay ou Ronsard, des extraits de Monluc, de la Satire Ménippée, de Bonaventure Des Périers, etc., etc. Au XVIIe siècle, la langue classique se met en place. Bien qu'ils soient moins des écrivains que des philosophes, Descartes et Pascal avaient une place significative dans les volumes de la collection Lagarde et Michard, et en gros avec le Discours de la méthode de Descartes on a un texte qui nous explique à l'époque où cela s'est joué les énormes changements de la manière de rédiger en prose qui se sont joués. Il va de soi que ce qui s'est joué est différent dans le cas d'un texte à caractère scientifique et dans le cas d'un roman, mais les romans ont une matière plus ordonnée et des phrases plus faciles à lire. On peut penser à l'Histoire comique de Francion par Charles Sorel, aux écrits de Scarron, à La Princesse de Clèves de madame de Lafayette, dont le début résonne pourtant si fort avec la manière de Chrétien de Troyes, etc. Et cela s'est peaufiné jusqu'au XVIIIe siècle avec l'Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage, et puis les romans de l'Abbé Prévost parmi lesquels le récit de Manon Lescaut, et puis les écrits philosophiques ou non de Voltaire, Montesquieu et Diderot.
On le sait, les adjectifs n'ont pas bonne presse. Bien écrire, c'est éviter d'aligner des adjectifs quelque part. Et l'idée c'est qu'à la lecture des romans en prose du XVIIe ou du XVIIIe siècle, bien qu'il y ait des descriptions, etc., les phrases s'enchaînent en laissant filer peu d'adjectifs. Les phrases décrivent plus volontiers des actions ou des activités mentales. Les compléments sont eux-mêmes verbaux dans une phrase de roman classique. Et, parallèlement, vu qu'une recherche a été faite pour avoir des phrases moins profuses, on arrive au dix-huitième siècle à une langue qui donne l'impression d'être satinée. Il y a quelque chose qui se joue, on lit des phrases très dépouillées, très simples, soit du côté des contes de Voltaire, soit du côté des romans d'un Marivaux, et on a l'impression d'un lustre malgré tout. Et quand on y réfléchit, ce n'est pas si étonnant, puisque jusqu'à la première moitié du dix-septième siècle les romans ou écrits en prose avaient une sorte d'emmitouflement des subordonnées, une sorte de gonflement des phrases longues, et cela va repartir au début du dix-neuvième siècle. Au dix-neuvième siècle, on va retrouver une prose beaucoup plus descriptive, parfois aussi plus alanguie. Les subordonnées et les adjectifs vont revenir en force, mais avec un certain raffinement. Chateaubriand est un exemple précoce de ce changement. Stendhal et Mérimée seront des écrivains plus classiques qui s'opposeront à des plumes romantiques plus emphatiques.
Et ici, il convient de prendre en considération les générations héritières de l'effet libératoire de la Révolution française. Jules Michelet est né en 1798, Honoré de Balzac en 1799 et Victor Hugo en 1802, et comme par hasard ces trois écrivains ont une manière d'écrire démiurgique étonnamment comparables. Le plus flagrant, c'est la manière rhétorique commune à Victor Hugo et Jules Michelet. Balzac écrit quelque peu différemment, mais il les rejoint tout de même dans la manière démiurgique, dans le fait de partir de petits faits pour déployer une vision d'ensemble un peu époustouflante. Zola sera un héritier de ce côté démiurgique, mais en moins efficace. Zola est un imitateur très peu connu comme tel de la manière hugolienne. Mais visiblement Hugo, Michelet et avec sa différence particulière propre Balzac étaient trois écrivains nés dans une atmosphère de Révolution française qui fait que leur côté débridé et ambitieux leur était résolument naturel et facile.
Théophile Gautier est une plume différente. Il se nourrit de cette manière romantique, alors qu'il a les prédispositions classiques. Je lisais récemment Spirite, récit en prose tardif de 1865-1866. Ce n'est pas la meilleure lecture en prose que j'ai pu faire de Théophile Gautier, mais je perçois nettement un écrit qui serait un peu l'équivalent du classique avec une présence plus lourde et en l'espèce moins heureuse des adjectifs. Je sens à la lecture de Spirite une écriture plus classique, plus raffinée, endommagée par une façon moins heureuse de poser les adjectifs, adjectifs qui ne sont pourtant pas en surnombre dans cet écrit en prose. J'ai plus senti la magie éblouissante de Gautier dans ses écrits des années 1830. En revanche, le fait de ne pas être satisfait par l'élégance des phrases de la nouvelle Spirite me permet d'envisager un autre élément puissant de l'écriture en prose de Gautier. Il y a un don qui me fascine dans la prose de Gautier et qui n'est pas dans l'écoulement gracieux des phrases. Ce qui me fascine, c'est la précision de contour des idées enchaînées. Gautier est souvent capable de mettre l'idée à la place où elle doit être de façon à ce que ce soit dit dans le moins de mots possibles. Gautier n'est pas l'écrivain, selon moi, qui s'arrête dans son récit pour apporter des compléments d'information, pour s'excuser d'oublier un propos, une précision. Il y a une manière d'enchâssement qui est assez divine chez lui. Et quand Baudelaire célèbre la capacité de Gautier à choisir le mot juste, moi je pense que c'est plutôt le résultat de sa capacité à organiser l'enchaînement des idées dans un récit. C'est un plan auquel on ne travaille pas à l'école ou à l'université, mais il me semble que Gautier a cette capacité à tourner les idées dans un moule magnifiquement conduit. Et cela est sensible encore dans Spirite, même si ce n'est pas l'exercice de plus belle écriture du maître.
Evidemment, je n'ai pas parlé des interventions de la manière orale dans les récits avec Diderot et ses dialogues, avec les effets du discours indirect libre chez Hugo, Flaubert, puis Maupassant et Zola, et bientôt avec la manière propre à Céline qui ne fut jamais réellement reprise efficacement par un successeur.
Il y a eu à la fin du dix-neuvième siècle et tout au long de la première moitié du vingtième siècle, malgré des expériences singulières comme Proust et Céline, un autre âge d'or classique de la prose française. Je m'en rends compte personnellement que je savoure facilement la lecture de quantité de romans de langue française de la première moitié du vingtième siècle, alors même que ces romans ne sont pas les plus réputés du patrimoine. En revanche, depuis au moins les années soixante, plus rien ne trouve vraiment grâce à mes yeux. Nous sommes dans une phase de bouillie culturelle assez désespérante et il y aurait énormément de choses à dire sur les vices d'écriture des écrivains français, de renom ou non, de ces soixante dernières années.
J'en reviens alors à Rimbaud. Je prévois un jour de travailler à un article pour commenter la manière d'écrire en prose de Rimbaud, tantôt dans Les Illuminations, tantôt dans Une saison en enfer. C'est très différent de la manière de Baudelaire, et là encore j'ai un sujet à développer. Baudelaire a une prose lourde et il ne peut pas entrer en concurrence avec les plus belles plumes, mais il compense par l'invention d'une atmosphère intellectuelle que sa manière d'écrire favorise.
Cela fait des dizaines d'années que j'ai envie de travailler sur de tels projets d'articles. La synthèse que je viens de faire montre assez à quel point ce serait intéressant, je précise des points très simples à procéder. Avec un peu de méthode et en se bornant à des constats sur des éléments saillants, simples et dépouillés, il y a moyen de dire des choses saisissantes sur l'histoire de l'écriture en prose en langue française.
Cela n'a jamais été fait, loin de là !
Le premier ouvrage d'actualité sur Rimbaud m'a fait pas mal digresser. J'ai un deuxième ouvrage à mentionner. Ce mois-ci, toujours aux éditions Classiques Garnier, paraît un recueil d'articles en hommage à Georges Kliebenstein. Le principal mérite rimbaldien de Kliebenstein, c'est d'avoir identifié de quelle ville il est question dans la projection au pluriel "Khengavars" du poème "Les Mains de Jeanne-Marie". Et il faut relier plusieurs articles pour avoir la démonstration jusqu'à l'orthographe choisie par Rimbaud, car Kliebenstein n'a pas donné d'un coup l'explication complète, mais j'ai constaté qu'il l'a fait en deux ou trois mises au point. J'ai découvert des choses par moi-même avant de voir l'arborescence des articles de Kliebenstein sur le sujet. En revanche, pour tout le reste de la production rimbaldienne de Kliebenstein, je suis incompétent, parce que je trouve ses articles illisibles, ils partent dans tous les sens avec des calembours qui ne m'attirent pas, et du coup je ne lis pas ses articles, même quand je les possède dans mes volumes personnels.
Ce livre d'hommages ne porte pas que sur Rimbaud, mais il y a quelques articles quand même le concernant. Il y en a sur le "on" dans le poème "Roman", je suis curieux aussi de lire l'article sur l'expression de Baudelaire "plonger dans l'inconnu", sachant qu'à plusieurs reprises sur ce blog j'ai dénoncé que les baudelairiens faisaient visiblement un contresens sur le quatrain final du "Voyage", et donc le troisième article qui m'intéresse et que j'ai acheté en format numérique est celui de Benoît de Cornulier à propos du "Bateau ivre". Je vais le lire et en rendre compte prochainement.
Après, j'ai ouvert des sujets en annonçant des suites. Ne soyez pas frustrés, je travaille quarante à cinquante heures par semaine, je trouve que je produis déjà pas mal sur mon temps libre. Je vous presse fortement de vous reporter à mon précédent article "Oraison du voyage", où on voit vraiment que le sonnet "Oraison du soi" qui décrit un buveur tellement ivre qu'il n'arrive plus à se retenir d'uriner et qui le fait en blasphémant ne fait pas à l'arrière-plan qu'érotiser cet humour bravache. Le sonnet "Oraison du soir" parodie l'idée du "voyage" selon Baudelaire et selon sans doute ce qu'en font un Gautier ou un Mendès avec l'idée de "rêves" assimilés à la dimension scatologique de la pièce. Il ne s'agit pas d'un poète dépravé qui au lieu de nous éblouir par des roses gracieuses se dévoile en train d'uriner copieusement, il y a derrière ce sonnet une satire sur le voyage en pensée du poète, et le fait d'amorcer la réflexion sur les réécritures de vers de Mendès, Gautier et Baudelaire permet de complètement recentrer la lecture sur cette dimension d'image du poète pourvoyeur d'un voyage par les rêves. L'idée des rêves au colombier est essentiel au sonnet, on n'est plus dans le sonnet qui développe une obscénité avec des images comiques et une confusion coquine avec les thèmes amoureux.
Je suis très content d'avoir cerné le premier l'importance des réécritures de vers de Baudelaire, de Mendès et de Gautier dans "Oraison du soir".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire