lundi 27 juin 2022

"Nous" et "monde" dans "Being Beauteous"

J'ai récemment mis en ligne un article sur le poème "Après le Déluge", poème ayant un arrière-plan contre-évangélique certain à cause de la mobilisation sarcastique de la notion biblique du "déluge". Je lis bien évidemment des allusions à la Commune dans ce poème, mais même en laissant cet aspect de côté on arrive à une lecture simple du poème comme critique de l'ennui auquel se laisse aller le monde dans lequel nous vivons. Dans le contexte d'époque, avec la répression de la Commune en mai 1871 et la période de composition du poème non encore publié qui plus est, c'est bien sûr la période des débuts de la Troisième République en France qui est visée, période allant de mai 1871, idée de Déluge qui s'est rassise, à une période d'écriture du poème située plutôt vers 1873 ou 1874, sans se préoccuper de la datation d'Une saison en enfer ici.
Pour moi, le poème est relativement aisé à lire, il peut avoir des passages plus obscurs, mais trois passages peuvent laisser être piégeux à la lecture.
Le premier point, c'est celui des "pierre précieuses qui s'enfouissaient" et des "fleurs qui regardaient déjà". On peut envisager des liaisons naturelles à l'intérieur du poème. L'adverbe "déjà" peut être rapproché de la locution conjonctive qui ouvre le poème : "Aussitôt après que...". Nous pourrions en inférer que le poète veut dire que les fleurs se sont mises immédiatement à regarder et à s'ouvrir une fois que l'idée du déluge s'est éloignée, et cette image est logique quand on songe que les fleurs ont eu à craindre la pluie sur leurs pétales. On peut opérer une autre liaison des "fleurs qui regardaient déjà" avec la phrase : "Les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images", et comme nous avons lié l'adverbe "déjà" à la mention initiale "Aussitôt" du poème, nous pouvons comparer l'emploi de l'adverbe "déjà" avec celui de l'adverbe "encore" au sein du complément de lieu "Dans la grande maison de vitres encore ruisselante". Autrement dit, malgré le deuil, les enfants sont invités à s'émerveiller, et malgré le ruissellement de la pluie qui rappelle le ciel sombre qui a menacé les enfants ont déjà les yeux rivés sur de merveilleuses images.
Tout cela forme un tout cohérent. Et il va de soi que la répétition des "pierres précieuses" et des "fleurs" impose de relier "les fleurs qui regardaient déjà" aux "fleurs ouvertes".
La difficulté de lecture demeure à ce stade au plan des seules pierres précieuses. Certaines lectures, comme celle récente d'Henri Scepi que j'ai en partie commentée, vont mettre les pierres précieuses sur le même plan que les fleurs, sauf que les modèles culturels cités à l'appui ne conviennent pas. Dans le poème "Le Déluge" de Vigny, l'aspect de "pierres précieuses" du ciel s'impose, il ne se cache pas. On peut alors préférer une lecture différente que par exemple Antoine Fongaro a déjà développée selon laquelle les pierres précieuses sont la vraie poésie et les fleurs la fausse poésie.
Les pierres précieuses se cachent, s'enfouissent pour fuir cette situation de refus du déluge, tandis que les fleurs mièvres et sottes se félicitent de l'événement. Si les pierres précieuses s'enfouissent, c'est peut-être qu'elles figurent l'éclat de lumière de l'eau du déluge amorcé, eau qui disparaît dans le sol, comme l'eau fond sur des sables vierges dans "Larme". On peut comparer avec le jaillissement des forces souterraines dans "Barbare" et le fait que cela fait jaillir une forme de "pierres précieuses" puisqu'il est question de coeur de la terre éternellement carbonisé pour nous et d'un "Solde de diamants sans contrôle". Ici, la lecture et les images d'un autre poème viennent clairement soutenir la lecture envisagée. Tout a l'air de bien se tenir.
Je pense que c'est la bonne lecture à faire dans ce poème pour les "pierres précieuses" et les "fleurs".
Maintenant, il y a une possibilité de difficulté si on effectue un rapprochement des "fleurs qui regardaient déjà" avec la "fleur qui me dit son nom" dans "Aube", paysage où soudain la Nature regarde l'aube se lever. C'est ce qui fait qu'à une époque j'hésitais entre les deux lectures, deux lectures diamétralement opposées d'un passage ou deux passages de "Après le Déluge", mais paradoxalement cela les deux lectures opposées pouvaient justifier une même lecture pour le reste du poème. Je pense que le rapprochement avec "Aube" a une pertinence, mais une pertinence seconde. Les deux poèmes ont en commun le motif important de la fleur qui regarde, mais dans "Aube" il y a une construction positive et dans "Après le Déluge", il y a une construction négative. Les fleurs sont trompées dans "Après le Déluge", et c'est ce qui fait que contre toute attente on ne peut pas mettre sur le même plan le regard de la fleur qui dit son nom et le regard des fleurs trompées par la fin de la menace de déluge.
Il y a un deuxième point de résistance à la lecture qui suppose la même problématique. Un enfant s'enfuit en claquant la porte et tourne ses bras sous l'éclatante giboulée avec l'assentiment des girouettes et des coqs des clochers de partout, si vous me permettez cette allusion en douce à "Oraison du soir".
L'écriture rimbaldienne étant assez elliptique, on peut vite être dominé par une impression de lecture personnelle qui n'est pas la bonne. Et je suis victime de ce problème-là en ce qui concerne la giboulée, ce qui fait que je me retrouve à hésiter entre l'idée que la "giboulée" est un instrument du printemps d'Eucharis qui fouette le méchant rebelle dont les bras sont tournés vers les quatre vents, etc. Mais, on peut penser aussi que l'enfant aspire toujours au déluge et voit dans la giboulée le moyen d'échapper à l'effet suborneur des merveilleuses images. Quand je pèse le pour et le contre, c'est plutôt cette dernière lecture qui s'impose à moi, mais c'est malheureux, je dois départager deux lectures par un retrait de considérations intellectuelles par rapport au poème. Je pense quand même que la liaison avec l'appel à un déluge qui sourd du sol renforce l'idée d'appel à la pluie et à l'arrivée des eaux, à la fois par en bas, et par le ciel. Mais dans ma lecture où la giboulée est considérée comme une ennemie, je joue sur l'opposition du déluge qui vient d'en bas avec la menace du ciel qui appartient à Dieu, et je songe à la variante du poème "Larme" de "Le vent du ciel" à "Le vent de dieu".
C'est le deuxième point un peu compliqué du poème, bien que la compréhension du poème ne pose pas problème en soi dans l'ensemble.
Enfin, il y a le troisième point compliqué, la comparaison avec les gravures : "la mer étagée là-haut comme sur les gravures". Je considère que le fait de tirer les barques vers le haut est une allusion au début en vers du "Bateau ivre", une sorte d'écho interne à l'œuvre rimbaldienne même. Dans "Le Bateau ivre", les haleurs tirent le bateau vers la mer mais en contrôlant l'allure. Ils vont être tués et le bateau ira à la mer en descendant selon le rythme des fleuves parce que hors de contrôle. Que l'idée d'une allusion au "Bateau ivre" ne plaise pas, peu importe ! Rimbaud a écrit "Le Bateau ivre" auparavant et de toute façon nous avons un même auteur qui une fois envisage des haleurs une autre fois envisage des barques tirées vers la mer donc on ne va pas s'interdire de comparer les significations symboliques, poétiques, potentielles des deux passages. Mais, le fait étonnant, c'est que la mer est placée en haut, le mot qui est précisément employée est "étagée". La mer n'est pas une force qui peut être dominée. Dans l'optique d'une métaphore du peuple en révolte, métaphore politique banale avec entre autres des poèmes de Chénier, Hugo, etc., et métaphore politique présente explicitement dans "Les Poètes de sept ans", on peut comprendre qu'il y a une raillerie amère d'un peuple qui a été parqué, dominé. Rien ne dit qu'il faille envisager le poème comme décrivant la scène d'une ville, en l'occurrence Paris, mais si on procède ainsi, on pense alors aux débuts de l'insurrection à Montmartre. Toujours est-il que la mer est anormalement placée en hauteur. Cela ne se conçoit pas, ce n'est pas logique, et l'idée qu'elle est étagée ne fait pas partie de la comparaison. Le poète dit que la mer est étagée là-haut et que ça fait le même effet que celui d'une mer dessinée sur une gravure.
La mer est évidemment un réservoir d'eau qui vaut expression du déluge et si elle est placée en hauteur elle devient l'image d'une citerne qui si elle éclate noie le restant de l'activité humaine. Les gens qui tirent les barques seront noyés puisqu'ils viennent d'en bas, par exemple.
C'est ce qui achève de rendre la métaphore communarde convaincante et pertinente.
Et même si on lit le poème en laissant de côté les identifications communardes, il va rester dans la lecture immédiate le sentiment d'une mer citerne qui n'est pas à sa place naturelle et qui peut exploser, comme il va rester une configuration d'ennui éprouvé pour une société pourtant humaine qui s'active. Ce n'est pas parce qu'on aura décidé de ne pas voir la Commune que ces aspects satiriques de la lecture vont disparaître. Ces aspects-là sont bien explicités.
Et j'ai bien insisté sur la différence des plans. Certes, le poème se clôt sur l'idée que la Sorcière ne veut pas nous révéler un secret, mais le propos du poème c'est de dire qu'un sentiment d'ennui s'accumule depuis un certain temps, vu que sans le déluge la société s'adonner à un mythe du printemps qui est une imposture. Et la lassitude est martelée avec la reprise de "puis" ou "depuis" à trois ou quatre reprises par exemple. Et on sent poindre le reproche fait à la société de générer cet ennui et d'être la cause que la Sorcière ne veut pas révéler son secret. Le problème n'est pas que la Sorcière ne veut pas, le problème c'est que le monde a découragé la Sorcière de nous délivrer son message.
Et je m'appuie sur "Barbare" en disant que c'est un poème qui illustre l'accord de la Sorcière pour parler avec bien sûr cette "voix féminine arrivée au fond des volcans".
Et je n'insiste pas pour rien sur les échos avec le poème "A une Raison". Je prétends d'un côté que la séquence de l'enfant qui "tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs de clochers de partout" est en écho avec l'alinéa : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", et aussi avec le jeu d'écho lexical : "Ta tête se détourne", "Ta tête se retourne", comme dans une moindre mesure les bras font écho à "Un coup de ton doigt" et "un pas de toi", comme dans une plus forte mesure la mention au singulier "enfant" fait écho au groupe nominal introduit par un déterminant démonstratif dans : "te chantent ces enfants". Or, la mention "arrivée" dans "Barbare" fait écho à l'attaque participiale du dernier alinéa de "A une Raison" : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Résultat des courses, l'alinéa final de "A une Raison" entre en résonance avec aussi bien "Après le Déluge" que "Barbare".
Ceux qui me suivent savent par ailleurs que je m'ingénie à lire "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" comme deux poèmes racontant le début et la fin d'une seule matinée d'ivresse. Les deux poèmes sont enchaînés au plan manuscrit et ils ont des points communs dont un très parlant entre "nouvelle harmonie" et "ancienne inharmonie". On sait également que je ne partage pas la lecture traditionnelle qui consiste à prétendre que le "temps des Assassins" est appelée de ses voeux par Rimbaud. Je peux me tromper, mais j'avance comme argument que tout au long du poème "Matinée d'ivresse" le poète est en train de dire que la fanfare tourne, que l'ivresse est en train de se terminer et qu'on va revenir au monde habituel. Cet argument me fait dire que "Voici le temps des Assassins" désigne la réalité abhorrée qu'il faut dominer et n'annonce pas un avènement dont la matinée ne serait qu'une prémisse.
Je peux me tromper, je suis seul à défendre ce point de vue visiblement. Mais ce n'est pas tout, je m'oppose dans la foulée à la lecture courante de "Barbare". Là encore, je suis seul à proposer ma lecture, mais cette fois mes arguments sont plus que difficilement contestables, il ne s'agit pas simplement d'hésiter à lire une phrase dans deux sens opposés.
Dans "Barbare", je prétends clairement identifier une suite de recours à des adjectifs de la famille "vieux" ou "ancien" qui s'opposent à l'unique adjectif "nouveau" déployé dans "A une Raison", adjectif "nouveau" présent dans le cadre polaire de "Being Beauteous" avec les nouveaux corps amoureux", adjectif qui est aussi l'objet de répétitions insistantes dans un paragraphe de la section finale "Adieu" du livre Une saison en enfer. Je m'oppose donc à la lecture traditionnelle qui veut que dans "Barbare" le poète dénonce ses propres croyances comme anciennes : les "vieilles fanfares", ce serait la multiplication de la "fanfare" de "Matinée d'ivresse". Je considère qu'il s'agit d'un contresens devenu le consensus parmi les rimbaldiens, car Rimbaud rejette les "vieilles fanfares" du monde qu'il a fui et aspire sans doute toujours à la "fanfare" de "Matinée d'ivresse", fanfare qui s'opposait déjà explicitement à d'autres fanfares : "Fanfare atroce où je ne trébuche point", ce qui implique de plus anciennes fanfares. Je soutiens que les "anciens assassins" rejetés dans "Barbare" sont du coup comme les "vieilles fanfares" des éléments du monde que le poète a fui et indiqué fuir dans les premiers mots mêmes du poème en prose...
Et même si on pourra estimer que je me trompe dans le cas de "Matinée d'ivresse", dans le cas de "Barbare" mon argumentation est tout de même imparable. Alors que le consensus n'explique pas pourquoi ces "fanfares" seraient les vieilles lubies, à partir de la prise en considération du seul poème "Barbare", moi je rappelle que ce moi a fui le monde des êtres et des pays. Et loin de vanter la nature onirique du poème, je constate que le cadre polaire justifie de parler d'un éloignement par rapport aux êtres et aux pays, par rapport aux saisons et aux jours. On est dans un contexte géographique sans société humaine avec une alternance jour polaire et nuit polaire. Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures, le poème de Rimbaud est parfaitement cohérent. Les vieilles retraites appartiennent au monde qui a été fui, les vieilles flammes, les anciens assassins. Rimbaud ne dit pas dans "Barbare" qu'il était un ancien assassin. Il dit qu'il les a fuis. Or, le consensus sur "Barbare" est de soutenir que Rimbaud dénonce ses anciens abandons à une pensée de célébration de l'ère des assassins. Mais avec qui a-t-il connu cette expérience ? Il se décrit seul, Rimbaud. Et identifier les communards à des assassins, ça n'a jamais été son discours non plus. Au contraire !
C'est le préjugé de la lecture sur "Matinée d'ivresse" qui nous vaut cette lecture officielle du poème "Barbare", lecture officielle qui est selon un moi un pur contresens. Puis, ce contresens s'aggrave d'une lecture anormale des poèmes en prose comme une sorte de récit articulé.
Si "Barbare" considère que le discours de "Matinée d'ivresse" n'est plus valable, "Matinée d'ivresse" aurait dû être retiré de l'élite de ses œuvres, comme une tromperie pour quelqu'un qui se voulait "voyant". Il n'y a même pas besoin de débattre sur l'ordonnancement des poèmes, si on a un recueil organisé ou non, la réponse est non de toute façon, mais même si le recueil était organisé, d'où vient cette logique de considérer qu'un poème du début du recueil peut être renié par un poème vers la fin du recueil. Je veux bien qu'on rencontre de temps en temps une telle expérience. Par exemple, dans Les Châtiments, Victor Hugo fait se suivre deux poèmes autour de la peine de mort appliquée à Napoléon III. Le premier poème dit qu'on peut le tuer sans hésiter et le second dit "Non" et développe des subtilités pour laisser avec mépris dépérir l'objet d'infamie. Mais les articulations sont posées par Hugo. Là, il y a une décision arbitraire qui ne s'appuie sur aucun élément tangible pour prétendre que "Barbare" ferait un bilan négatif d'une partie aléatoire des poèmes qui le précèdent.
Ce présupposé est explicitement convoqué par les rimbaldiens qui commentent soit "Matinée d'ivresse", soit "Barbare". C'est le cas de Bruno Claisse par exemple qui écrivait dans son livre Rimbaud ou "le dégagement rêvé", dans l'étude "Barbare et 'le nouveau corps amoureux' ", que la "fière proclamation des révolutionnaires "Assassins" a fait fiasco", ceux-ci seraient "rentrés dans le rang" et "Barbare" parlerai d'eux au "passé" : "les anciens assassins". Notons que si "Voici le temps des Assassins" semble correspondre à un présent, dans l'économie du poème il n'y a aucun présent du temps des Assassins, donc ils sont passés du futur proche au passé sans jamais avoir été présents. Mais c'est cette lecture où "Barbare" présupposerait la lecture première de "Matinée d'ivresse" ?
D'où sort-il ce présupposé ? Pourquoi l'admettre ? Faudra-t-il désormais avoir le scrupule de lire "Matinée d'ivresse" en anticipant sa répudiation par le discours de "Barbare" ? Depuis quand le poème "Barbare" doit-il se lire comme la suite et remise en cause d'un poème auquel il ne renvoie pas explicitement, poème qui n'est même pas placé juste avant, mais quelque part parmi les poèmes précédents ? Ni "Matinée d'ivresse" ni "Barbare" ne correspondent à des chapitres courts d'une nouvelle ou d'un roman. Ils n'ont pas une forme narrative, surtout "Barbare". A quoi rime cette relation de lecture qu'on nous impose, ou qui s'est imposée ?
Or, ce n'est pas terminé. Le poème "Barbare" nous parle d'un retrait hors du monde, d'une divinité qui vient régénérer notre fuyard et cela dans un contexte polaire. Or, le poème "Being Beauteous" est placé avant "Matinée d'ivresse". Donc il faudrait croire que "Barbare" répudie "Matinée d'ivresse", mais pas "Being Beauteous". C'est complètement absurde.
Et puisque je soutiens que les "assassins" font partie du monde que rejette Rimbaud et ne sont donc pas ses compères à une "Matinée d'ivresse", je précise encore que dans "Being Beauteous" le "monde lance" des "sifflements mortels" contre lesquels la "mère de beauté" réagit tout en étant profondément blessée, meurtrie.
La "terre" est comme une "mère de beauté" dans "Barbare" avec cette parodie christique du "coeur éternellement carbonisé pour nous", déjà relevée depuis longtemps par Bruno Claisse notamment.
Dans "Being Beauteous", j'ai déjà souligné la présence de l'adjectif "nouveau", et plus précisément nous avons le couplage des adjectifs "nouveaux" et "amoureux" qui rappelle la formule répétée : "le nouvel amour" dans "A une Raison". On voit que les horizons de la signification des images et des mots sont étroitement liés entre eux pour "Après le Déluge", "Barbare", "Being Beauteous", "A une Raison" et "Matinée d'ivresse". Il va de soi que d'autres poèmes seraient encore à citer ici. Mais je m'en tiendrai à ce corpus.
On voit bien le lien entre "Après le Déluge" et "Barbare". Dans "Après le Déluge", le poète est pris dans ce monde d'ennui et c'est de là qu'il appelle à un déluge qui est refusé à la société par la Sorcière et le nous du poète dans "Après le Déluge" est inclus à la société : "ce que nous ignorons". Dans "Barbare", le poète a fui les êtres et les pays, et là la magie fonctionne de la braise au fond du pot de terre et de la voix féminine. Les adjectifs "ancien" et "vieux" dans "Barbare" correspondent à l'ennui des images énumérées dans "Après le Déluge", et le mot "assassins" peut avoir deux sens, celui de meurtrier comme celui de pourvoyeur d'un ennui mortel.
Et je prétends donc toujours que les "Assassins" dans "Matinée d'ivresse" sont ceux qui s'opposent précisément à cette fanfare, à cet éveil, à cette ivresse.
Mais peu importe la ligne finale de "Matinée d'ivresse", ma lecture va de soi pour "Barbare" et "Being Beautous" la défend en apparaissant comme une variante du discours tenu dans "Barbare".
Or, on a aussi relevé des éléments de reprise du langage de la religion chrétienne pour transformer en religion un ensemble de valeurs qui vont se cristalliser pour s'opposer à l'idée de société chrétienne. On a parlé de la notion de "Déluge" que le poète appelle de ses voeux, contre une société qui pourtant dans les cathédrales célèbre de premières communions. On reprend un terme biblique spécifique et on l'oppose explicitement au monde du christianisme. Le coeur éternellement carbonisé pour nous avec l'érotisation des "larmes blanches, bouillantes", de la "voix féminine arrivée au fond des volcans" sont clairement blasphématoires, il s'agit d'une parodie du langage christique, mais retourné contre le Christ. Le poème "Génie" est l'illustration la plus évidente, la plus explicite du procédé. L'expression "le nouvel amour" défie l'avènement de l'amour prôné par la religion chrétienne et la "matinée d'ivresse" sulfureuse est dite "sainte".
Dans "Being Beauteous", il est clairement question d'une divinité avec l'expression "mère de beauté" et dans le corpus rimbaldien on remonte inévitablement à l'affirmation du credo, la foi en Vénus de "Credo in unam" devenu "Soleil et Chair".
Dans le Dictionnaire Rimbaud, paru en 2021, l'entrée "Being Beauteous" vient de l'un des directeurs de la publication, Adrien Cavallaro. Sa description du poème est assez abstraite et me paraît peu expliciter son sens : "ekphrasis d'une métamorphose aux diverses modulations d'une entreprise de recréation du corps", "dynamique inchoative de 'spectralisation frénétique' ", "passage du 'corps adoré' en instance de rupture à la 'Vision' fantasmatique", "irradiation maximale d'une poétique du devenir", "manière de transsubstantiation sonore opérant par absorption et réverbérations d'ondes hostiles". Je trouve que toutes ces formules sont des paraphrases maladroites qui n'éclairent pas du tout le sens du poème, et ces formules tout en semblant se contenter de redire autrement le poème introduisent des idées problématiques. Que vient faire là l'adjectif "fantasmatique" ? Certes, la vision imaginée ne saurait être réelle, le poète l'a inventée, fantasmée si on veut, mais parler de "Vision fantasmatique" c'est supposer une lecture du poème comme fantasme avec même une nuance péjorative, involontaire de la part du critique, mais réelle. L'entreprise de recréation du corps ou la poétique du devenir qui donne corps, là c'est carrément du charabia. Il n'y a pas de sens à dégager derrière de telles formules. Evidemment que les mots ont décrit la création d'un corps imaginaire, ça prouve quoi en fait de poésie que Rimbaud l'ait fait ? Rien du tout.
Néanmoins, Cavallaro évoque le plan contre-évangélique. Il renvoie aux ouvrages de Reboul Rimbaud dans son temps et de Brunel Eclats de la violence. Malheureusement, je ne les ai pas sous la main pour savoir ce qu'ils ont développé précisément, mais peu importe. Cavallaro mentionne aussi un écrit de James Lawler et il dit que "cette exaspération charnelle" (formule de Jean-Pierre Richard) "subie, peut aussi recouvrir une dimension christique". L'écrit référencé de Lawler date de 1992. Et Cavallaro poursuit ainsi : " 'Being Beauteous' rend sensible une passion, suivie d'une résurrection de la chair." Il va de soi que tout lecteur du poème a repéré l'allure de passion du poème, et dans son premier livre publié sur Rimbaud Bruno Claisse avait produit une étude de "Barbare" où il effectuait des rapprochements avec "Being Beauteous" et où il soulignait une allusion culturelle précise à une épître de saint Paul : "il faut revêtir l'homme nouveau" dans la phrase finale : "Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux !" N'en déplaise à Benoît de Cornulier, je remarque qu'on peut diviser cette phrase en deux segments de sept syllabes, ce qui serait un nouveau pied-de-nez aux alexandrins, deux fois sept syllabes au lieu de deux fois six, sachant que le jeu d'alexandrins mal formés concerne la fin de "Parade", "Guerre" et "A une Raison" notamment. Mais, peu importe cette hypothèse métrique, ce qui est sûr c'est que l'allusion à saint Paul est explicite avec la succession "revêtus", "nouveau" et "amoureux", et cela rejaillit sur la lecture polémique du "nouvel amour" dans "A une Raison".
Pourtant, Cavallaro revient sur l'idée d'un modèle christique, mais pour le minimiser d'étrange sorte :
  Ce spectaculaire accomplissement nourrit un discours dont la coloration messianique et contre-évangélique est aussi à prendre en considération [...] mais auquel il serait fallacieux de donner un poids idéologique ou subversif de premier plan [...]
Plaît-il ? Et qu'est-ce qu'un poème contre-évangélique sans poids idéologique et subversif ? Faut-il trouver brillante la conclusion de l'article assez envolée car sans poids idéologique :

[...] "Being Beauteous" élabore avant tout, au sens le plus large, une forme dynamique et contagieuse de "nouvel amour" inscrit dans une chair collective, que le poème n'analyse pas, mais auquel, littéralement, il donne corps.
Qu'est-ce que cette conclusion veut nous dire ? On me dit : "il donne corps" en soulignant par des italiques, mais ça veut dire quoi ? Le mot "forme" est mis en italiques, mais pour dégager quoi comme idée ? Je ne comprends rien à ce que je lis, rien du tout. Il est même écrit : "littéralement, il donne corps". Et moi, si j'écris, la blonde jouvencelle aux yeux violets se dresse à travers l'écran de l'ordinateur, les computeurs s'affolent", est-ce que littéralement j'ai donné corps à un être ?
ça veut dire quoi : "littéralement, il donne corps" ?
Je ne sais pas. Oui, ça imite la formule : "j'ai voulu dire ce que ça dit littéralement et dans tous les sens", mais parodier Rimbaud ce n'est pas de l'analyse littéraire, ce n'est pas délivrer le sens d'un poème.
En revanche, la citation de saint Paul non rapportée dans l'article de Cavallaro elle prouve que le poème est subversif et plein d'un poids idéologique, c'est aussi piquant que certains passages du poème "Génie", par exemple : "il ne redescendra pas d'un ciel"...
Et enfin, j'en arrive à la question du "monde" et du "nous". Cavallaro a repéré les instances du monde et du nous, mais il ne les relie pas au modèle contre-évangélique :
   A l'ancien corps singulier, isolé et passif, se substitue en effet un "nouveau corps amoureux", collectif (incluant un "nous", troisième instance surgie dans l'espace du poème, distincte du "monde") [...]
Or, il y a beaucoup à dire sur le "nous" et le monde. Dans "Après le Déluge", je l'ai dit, le "nous" désigne la société humaine échappée au déluge en incluant le poète qui veut rompre, mais qui est pris dans l'ensemble : "ce que nous ignorons". Il n'y a donc pas un "nous" dissocié du monde. Dans "Barbare", il n'y a pas d'emploi du "nous", mais un poète s'étant éloigné du "monde", s'en étant clairement séparé. Dans "Being Beauteous", le "nous" s'oppose au "monde" : "le monde, loin derrière nous", et on apprécie cette nouvelle coïncidence l'emploi de "loin" comme au début du poème "Barbare : "Bien loin des êtres et des pays[.]" Or, le fait de s'éloigner du monde pour aller vers Dieu, ce n'est-il pas un principe de la vocation religieuse au sein du christianisme ? Le religieux se retire des passions de ce monde pour communier avec Dieu. C'est ce que fait Rimbaud dans "Barbare" ou "Being Beauteous" ! Quant à la mention "nous", on peut réfléchir si c'est un "nous" de majesté pour le poète seul comme dans "Matinée d'ivresse", mais il est plus naturel d'imaginer que ce "nous" désigne un ensemble collectif. En tout cas, dans l'optique d'un poème imitant la rhétorique religieuse pour créer une idolâtrie provocatrice, le "nous" rappelle un usage de la communauté solidaire des croyants dans le monde chrétien. Le "nous" désigne la communauté de l'église de la "mère de beauté". Dans la Compagnie de Jésus, l'expression "les nôtres" désigne la communauté entière des jésuites, l'ensemble des compagnons de Jésus, qui s'unissent dans un même Corps en étant animés d'un même Esprit. Le "nous" de "Being Beautous" ne suppose pas qu'une étude lexicale ou grammaticale pour déterminer si c'est un singulier ou un pluriel, si Rimbaud a des comparses, ou s'il s'imagine des comparses, il y a une parodie complète de la communauté solidaire des gens d'Eglise et une parodie de l'Eglise comme corps.
Ces significations polémiques me semblent autrement importantes et évidentes que des commentaires selon lesquels Rimbaud créerait des corps en assemblant des mots, vérité de La Palice, ou des commentaires selon lesquels la vision étant imaginaire Rimbaud fait une satire des poètes qui croient à ce qu'ils inventent. L'important dans ce poème, c'est le discours contre-évangélique, la parodie blasphématoire, la conception d'une divinité qui se substitue au Christ avec une corruption décisive des valeurs, de la spiritualité chrétienne à l'invention rimbaldienne. C'est en cela que Rimbaud est voyant dans "Being Beauteous", tout simplement.
Le but de Rimbaud en tant que "voyant", ici, c'est de produire une vision absolument dérangeante. "Si j'ose écrire et publier cela, qu'est-ce qu'il se passe ?" La société subit encore à cette époque-là une importante autorité religieuse. Il y a encore quantité d'écrits religieux édifiants. Rimbaud sait qu'il y a aussi une certaine censure, même si des abandons à une littérature jouant les allures sataniques est tolérée, il y a des écrits sulfureux. Le recueil Les Fleurs du Mal, mais de nouvelles choses peuvent quand même se dire, tout n'a pas été interdit ni dans ce recueil ni dans d'autres ouvrages qui sentent le soufre. Des poèmes comme "A une Raison", "Being Beauteous" ou "Génie" ou "Barbare" relèvent de l'audace, de l'envie d'en découdre avec les discours religieux autorisés. "J'imite une communion spirituelle pour une divinité qui n'est pas le Christ, cela engage des considérations érotiques, je dis explicitement dans mes poèmes que je m'oppose au christianisme et à la société telle qu'elle est", et cela va changer par touches la société car la diffusion de mes poèmes change le monde et les rapports de force. C'est ça qui aurait dû se passer avec les poèmes de Rimbaud si celui-ci avait pu dès le début des années 1870 se construire une carrière littéraire par les revues parisiennes ou par un recueil publié depuis la Belgique. C'était quand même un discours nouveau, ce n'était pas le refuge des vieux poèmes païens de Leconte de Lisle, c'était les nouvelles étapes après Baudelaire, Verlaine et d'autres. Non ?

3 commentaires:

  1. Je reviens sur le problème de lecture que pose l'approche de Cavallaro. Je rappelle qu'il s'est imposé dans le rimbaldisme non pas pour une analyse des poèmes, mais pour une thèse sur la postérité critique, sur l'histoire de la critique rimbaldienne (en incluant la pensée d'auteurs) sur une partie du vingtième siècle en gros. Il est consolidé par un statut éditorial avec le Dictionnaire Rimbaud paru en 2021. Et sur les pas de Yann Frémy, il conforte cette autorité éditoriale en rassemblant des articles pour un dossier dans un n° de la RHLF. Et un compte rendu de ce dossier spécial publié en ligne par le site Fabula prétend que son article dans le dossier est le plus ambitieux, article où il remet sur la table des idées qu'il a déjà mises en avant dans son articles sur l'herméneutique des Illuminations. Je mettrai le lien dans une réponse à ce commentaire.
    Cavallaro prétend combattre les lectures idéologiques et notamment celles de Bruno Claisse, un des seuls rimbaldiens réputés capables de donner une lecture suivie d'un poème en prose de Rimbaud, qu'on soit d'accord ou pas, que ce soit contestable ou non. On reconnaît à Claisse des articles rendant compte des textes sans lacunes béantes. Mais surtout, vers ou prose, la poésie rimbaldienne est réputée satirique, donc l'idéologique a forcément sa place.
    Dans le compte rendu pour Fabula, Mendel Péladeau-Houle écrit que Cavallaro part d'un "constat" selon lequel les approches, stylistique et intertextualité comprises, ne rendent qu'une image tronquée de la "forme-pensée" des poèmes. Le monisme "forme-pensée" faux monisme cache-sexe d'un dualisme qui ne s'avoue pas est anachronique par rapport à Rimbaud qui dit "idées et formes" dans ses lettres dites du voyant, ce qui me paraît autrement lucide sur la distinction entre idées et formes. Car on nous vend une pensée "à rebours d'une métaphysique séparant forme et idée", ce qui me laisse pantois. Précisons que même l'obsédé moniste Meschonnic avouait dans son concept forme-sens, que le sens prime, puisque l'analyse du rapport forme et sens va vers le surplus de sens.
    La forme est au service du sens quand on pose les pseudo-monismes forme-sens ou forme-pensée, le dualisme étant un horizon indépassable. Mais bon...
    Je vais devoir battre en brèche ce modèle théorique.
    Regardez ce qu'il dit sur "Being Beauteous", il met en italique le mot "forme" pour son modèle théorique, mais aussi parce que dans les lettres du voyant Rimbaud a écrit qu'il faut changer la forme autant que les idées, la forme étant estimée mesquine chez Baudelaire, et si le poète voit de l'informe il doit ramener de l'informe, etc. Mais, Cavallaro ne fait que singer Rimbaud pour dire une vérité de La Palice. Oui, le poème donne forme par des mots à un corps de mère de beauté. Bravo, monsieur Jourdain ! Cavallaro ne dit rien d'autre qu'une évidence. Il singe aussi le "littéralement et dans tous les sens", sauf que Cavallaro laisse le "dans tous les sens" dans le diffus insaisissable à la critique littéraire et rabat le sens sur la compréhension littérale.
    "littéralement, il donne corps". Je suis désolé, j'attends que les rimbaldiens éclairent nos lanternes sur la profondeur de sens de ces formules imitées de Rimbaud.

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    1. Enfin, j'ai montré que l'idéologique que Cavallaro avoue à demi-mots en parlant de contre-évangélique et en citant des critiques qui l'ont dégagé Lawler, Reboul et Brunel, mais pas Claisse était le fin mot du poème.
      Et j'ai montré ce qu'était la pratique du voyant. On croit que le voyant ramène des vérités qui n'avaient jamais été formulées. Non, le poète met en forme une expression libérée de certains délires, avec évidemment des intentions, mais en leur donnant du jeu, pour continuer de critiquer les convictions de la société. Hugo critique la société dans un moule rhétorique lisible, mais depuis la nuit des temps les fictions font bouger les sociétés. L'histoire de Lenore est fondée sur une morale chrétienne, mais les écrivains reprennent le thème dont Poe avec Le Corbeau, Verlaine, et plein d'autres et ils éclairent le récit d'angoisses qui ne respectent pas le christianisme, par exemple. Baudelaire, il écrit Les Métamorphoses du vampire, c'est un récit de fiction avec une forme en vers et en strophes, on ne va pas qu'admirer une forme en vers dont l'organisation n'appartiendrait qu'à Baudelaire, on ne va pas que rêver avec la fiction. La fiction, elle interroge ce qu'on peut dire de neuf moralement en tant qu'homme et quand Verlaine ou d'autres commentent les poèmes de Verlaine ils disent que Baudelaire formule les pensées nouvelles d'un homme de son temps. Rimbaud, il est dans cette continuité-là, et c'est pour ça que je compare bien évidemment Being Beauteous, Génie avec le jeu plus en retenue de Leconte de Lisle qui critique le christianisme en réactivant des mythes païens de spiritualités mortes depuis longtemps.
      Le discours de Cavallaro tient-il face à cette réalité-là ? Non, mille fois non ! C'est un critique qui est resté dans les années 70, c'est un critique d'avant les années 80. Il est de l'époque du structuralisme et d'un certain rapport de vacuité aux textes.

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    2. J'en profite pour souligner la déroute d'un concept de forme-pensée qui rabat la pensée sur la forme. Cavallaro souligne "donne corps", le corps étant plutôt du côté de la forme, et il souligne en italique le mot "forme", mais il rejette le mot "idéologique" dans lequel on entend "idée". Rimbaud voulait qu'on travaille "idées et formes", pas que la forme. Et le sens doit toujours primer à la fin. La forme est indissociable de l'expression du sens, mais en tant qu'elle apporte une plus-value, une contribution au sens.
      Maintenant, le lien du compte rendu :
      https://www.fabula.org/revue/document14525.php

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