Conseil : allez lire l'article "Rimbaud et Namouna, l'improbable relation", c'est un article majeur pour l'histoire des études rimbaldiennes. 111 consultations à ce jour, c'est à désespérer des gens qui aiment lire et comprendre, quel peau de chagrin.
Hier, je me suis passé... ("je me suis passé", je me suis traîné ? c'est "je suis passé" que j'aurais dû écrire, mais je laisse ainsi, c'est marrant !)
Hier, je me suis passé devant une librairie de livres anciens à Avignon en me rendant au bar Les Célestins et je suis tombé sur un volume des plus rares, la traduction française du livre d'Henry Miller Le Temps des assassins dans son édition de 1970 par Pierre-Jean Oswald. Et en continuant de fouiller, je suis tombé sur un livre de Georges Poulet Trois essais de mythologie romantique chez José Corti en 1966. Le titre du troisième essai, assez interpellant, je le connaissais déjà : "Piranèse et les poètes romantiques français", mais ce qui a retenu toute mon attention c'est le titre du second essai : "Nerval, Gautier et la blonde aux yeux noirs." J'ai acheté les deux ouvrages ainsi débusqués et je suis allé lire ce chapitre-là précisément dans un café à côté.
On le sait ! Au début du récit "Enfance I" des Illuminations, Rimbaud introduit une "idole" qu'il décrit comme ayant les "yeux noirs" et le "crin jaune". Le "crin" pourrait sembler péjoratif, mais il faut demeurer prudent. Avant tout, il tend à faire de l'idole une réalité moins humaine qu'animale dans un décor de "vagues sans vaisseaux". La mention du crin figure aussi dans un poème bref sans titre qui tient en une phrase nominale exclamative et qui suit "Being Beauteous" sur un même feuillet manuscrit :
Ô la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger !
Mais cette réflexion autour de la mention "crin" a pour l'instant deux conséquences. Les rapprochements invitent à considérer que le mot a peut-être bien une valeur positive dans l'esprit de Rimbaud. Puis, nous sommes dans l'idée d'une description qui serait propre à Rimbaud, qui n'appartiendrait qu'à lui.
Il en va différemment de l'association des "yeux noirs" et du "crin jaune". Les motifs en Littérature sont souvent plus stéréotypés que ce qu'ils sont dans la réalité. Les écrivains ne décrivent jamais la Lune haut dans le ciel en plein jour et maintiennent toujours l'opposition entre une Lune qui appartient au monde de la nuit et un Soleil qui établit l'empire du jour. Il en va un peu de même avec les cheveux blonds qui vont être liés automatiquement avec des yeux clairs, et même à peu près exclusivement avec des yeux bleus. Il va de soi que les femmes blondes aux yeux bruns existent, et nous parlons bien de femmes dont les cheveux n'ont subi aucune teinture et dont les yeux peuvent être assez foncés. J'en ai déjà rencontré de très jolies et je ne pense bien sûr pas être le seul. Mais aussi extraordinaire que cela puisse sembler, les déclinaisons dans la Littérature s'en tiennent souvent à blonde aux yeux bleus, brune aux yeux bleus et brune aux yeux bruns, en y ajoutant à l'occasion des rousses ou des filles aux yeux verts. Il existe évidemment des fantaisies de poètes avec les yeux d'or ou les yeux violets, mais l'idée de la blonde aux yeux bruns ou noirs n'est pas un motif courant.
J'ai déjà signalé à l'attention que, dans Les Contemplations, Victor Hugo a évoqué une jeune fille blonde à l'œil noir, parce qu'il ne s'agit pas d'un motif littéraire courant et que je ne trouve pas absurde de profiter de l'amorce que nous offre Rimbaud pour aller en quête de sources littéraires auxquelles il se référerait discrètement. Je n'ai plus la référence dans l'immédiat, mais, dans mon souvenir, Hugo employait l'expression "l'œil noir" telle quelle.
On comprend dès lors tout l'intérêt que revête pour moi l'essai de Georges Poulet autour du motif de "la blonde aux yeux noirs".
L'expression "blonde aux yeux noirs" apparaît dans le poème "Fantaisie" de Nerval en 1832. Cet aujourd'hui célèbre poème de Nerval est rapproché de la manière de Verlaine par Poulet lui-même, pour son mélange de précis et d'imprécis, et l'idée forte du poème, c'est que le poète décrit une vision du dix-huitième siècle dont il prétend se souvenir. Notons tout de même que l'étrangeté n'est pas aussi radicale que Poulet le prétend puisque Nerval vend la mèche en parlant explicitement de métempsychose :
[...]Puis, une dame, à sa haute fenêtre,Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,Que, dans une autre existence peut-être,J'ai déjà vue... et dont je me souviens !
Notez la césure sur le déterminant indéfini "autre" à l'avant-dernier vers. Il ne s'agit pas d'une césure acrobatique du type de ce qui va proliférer à l'époque des parnassiens, Nerval ne pratiquant pas de telles audaces, mais tout de même, on y est presque déjà (comme diraient les Sex Pistols dans la version en français de "Anarchy in the UK"). Il est difficile encore de ne pas songer à "Mon rêve familier" des Poèmes saturniens.
Poulet va alors nous dévoiler les sources d'inspiration de Nerval pour le motif de la "Blonde aux yeux noirs". L'origine du motif viendrait de Lord Byron, poète dont la présence obsède décidément ma production récente. Si je parle à nouveau de Lord Byron, c'est un fait involontaire, il ne s'agit pas de la suite directe de mes investigations au sujet du "Corsaire" et des "poèmes orientaux". Mais, le fait d'y revenir est intéressant en soi. Poulet cite en anglais les vers du chant II de Don Juan où le motif apparaît dans le portrait d'Haidée :
Her hair, I said, was auburn, but her eyesWere black as death.
Pour moi, le lien est discutable dans la mesure où les cheveux auburn sont plus proches du châtain, il s'agit de cheveux dits roux foncés, de cheveux châtains à reflets dorés. Je ne suis pas vraiment d'accord pour traduire "auburn" par "blond". Vous faites une recherche d'images de femmes aux cheveux auburn, vous voyez tout de suite qu'il n'est pas du tout question de blondeur en tant que telle. Quand je lis les romans d'Agatha Christie, le narrateur Hastings qui accompagne parfois Hercule Poirot est connu pour son amour des cheveux auburn, et jamais je ne me représente en vision une femme blonde, mais toujours une femme châtain à reflets dorés, ce qui n'est pas la même chose.
Mais Poulet prétend ensuite qu'Haidée est "la transposition fidèle d'un être réel, la célèbre maîtresse du poète, la Comtesse Guiccioli", et il cite sans référence précise et dans une traduction en français visiblement les propos d'une contemporaine, Lady Blessington, selon laquelle les cheveux de la maîtresse de Lord Byron sont "de ce blond d'or particulier aux femmes de Titien et de Giorgione" en ajoutant qu'elle "a le buste et les bras d'une beauté exquise, rappelant les meilleurs types de l'école vénitienne."
Poulet nous invite alors à nous arrêter sur un fait qu'il prétend remarquable : "l'association de la femme blonde avec le type de beauté préféré par les peintres vénitiens". Pour moi, le raisonnement est assez bancal. Poulet s'appuie sur une citation non littéraire d'une certaine Lady Blessington, il joue sur une confusion imposée entre les cheveux auburn et je suppose le blond vénitien, puisque même s'il ne parle pas de cette catégorie de cheveux blonds on dirait que c'est évoqué subrepticement, blond vénitien qui resterait à confondre avec la nuance auburn. Puis, on a un glissement du motif de la blonde aux yeux noirs au motif de la blonde vénitienne des peintres. Il y a décidément beaucoup d'éléments instables dans la chaîne de raisonnement.
Toutefois, Poulet nous précise que le motif est passé du Don Juan de Lord Byron au "Mardoche" d'Alfred de Musset. Et nous avons droit à la citation de deux passages clefs, puisque Musset va insister sur ce trait charmeur particulier de son personnage féminin :
J'adore les yeux noirs avec les cheveux blonds.Tels les avait Rosine. [...]
Lecteur, remarquez bien cependant que RosineEtait blonde, l'oeil noir [...]
Pour l'enquête rimbaldienne qui m'intéresse, j'ai l'impression qu'il vaut mieux quitter l'idée d'une influence de Lord Byron pour privilégier la vie littéraire du motif dans le champ de la poésie française, avec éventuellement le cas de Nerval, mais surtout les cas de Musset et Hugo.
Le poème "Fantaisie" de Nerval est postérieur à la publication de "Mardoche", mais Poulet s'est autopersuadé d'une liaison forte du motif de la blonde aux yeux noirs avec une référence picturale vénitienne, ce qui est loin d'être acquis. Ce que constate alors Poulet, pris qu'il est dans son cadre de réflexion, c'est que Nerval a sorti le motif de la référence vénitienne, puisque sa "Blonde aux yeux noirs" est une châtelaine du temps de Louis XIII dans son poème. Poulet établit alors que Nerval a été influencé par son proche ami Théophile Gautier. Nerval et Gautier connaissaient tout particulièrement la Place Royale devenue Place des Vosges. Théophile Gautier y habitait en 1830 à proximité d'une maison où Victor Hugo emménagera à son tour. Or, dans les années qui suivent, l'écrivain Gautier crée "ce qu'on appellera plus tard le genre Louis XIII" et il s'empare également du "thème de la beauté blonde", toutefois en ne fixant pas la couleur des yeux qui peuvent être plus souvent bleus ou verts que noirs. Et Gautier ajoute un autre trait. Comme il le fait dire par son héros dans Mademoiselle de Maupin, Gautier est un peu à contre-courant, il aime comme les turcs les femmes un peu grasses. Et il développe un idéal de femme flamande à la Rubens. Gautier et Nerval feront un voyage en Belgique et aux Pays-Bas en quête de cet idéal. Et Gautier en rendra compte dans un texte littéraire Un tour en Belgique et en Hollande qui doit être compilé dans Caprices et zigzags si je ne m'abuse.
Nerval et Gautier seront déçus par la Belgique dont ils feront un compte rendu aussi acide que Baudelaire. Il y eut tout de même l'émoi devant le portrait de la Madeleine du tableau de la Descente de Croix de Rubens, conservé dans la cathédrale d'Anvers.
J'imagine la proximité des visiteurs Belges de la cathédrale à l'époque : "Ah nous sommes allés voir la cathédrale d'Anvers avec François. Il voulait voir le tableau de Rubens. Ben, comme ça, il l'a vu. Il était bien content. C'est vrai que c'était un beau tableau, mais j'ai été déçu par le manque d'éclairage, et les fleurs à côté ça n'allait pas du tout." Je pense que ça a dû être irritant et cocasse à la fois. Oui, un travers belge, c'est qu'ils ont tendance à dévier de l'essentiel pour construire un commentaire sur des riens secondaires et sur leur bien-être immédiat. Mais, bon, peu importe. Gautier, Nerval et Baudelaire donnent d'autres motifs à leurs irritations, et en prime ils ne trouvent pas leur idéal physique en Belgique.
La quête d'un idéal de blondeur est commune à Gautier et Nerval qui en reparlent dans d'autres de leurs œuvres. Poulet passe en revue différents textes, il est question de Jenny Colon, l'idéal de Nerval, il est question aussi de Mademoiselle de Maupin qui est en réalité est brune. Poulet veut croire que c'est une inadvertance de la part de l'auteur, ce que je ne crois pas, mais en revanche au début du roman il y a le rêve du héros qui se crée un idéal de femme blonde aux yeux noirs, bien en chair comme une flamande de Rubens.
Je n'arrive pas à pleinement relier tout ce que j'ai lu au poème "Enfance I", mais à côté de la mention "yeux noirs et crin jaune" on a tout de même la mention "flamande" dans "plus noble que la fable mexicaine et flamande", tout cela pour un personnage féminin décrété "idole".
En conclusion, l'étude du poème "Enfance I" en fonction de motifs littéraires de femme idéale rêvée a de l'avenir.
Pour ne pas tuer les chances de l'article en cours, déjà que je voudrais que l'article sur "Namouna" ne passe pas inaperçu ou ne soit pas oublié ensuite, je mets cette réflexion ici en commentaire.
RépondreSupprimerRimbaud a écrit un poème "L'Eternité" où il la définit comme la mer allée avec le soleil. On le sait, le concept d'éternité est à 99% du temps une aporie, un concept contradictoire, puisqu'on fait semblant de ne pas inclure l'écoulement du temps quand on l'évoque sauf qu'on l'emploie. Mais, dans le poème de Rimbaud, la notion d'éternité parle de la réalité existante comme éternelle par opposition à la religion chrétienne. Rimbaud s'est intéressé à Lucrèce et donc à des idées de sciences physiques à dérive métaphysique propres à l'Antiquité grecque. Lucrèce est un disciple d'Epicure et Epicure a hérité lui-même pour ses conceptions sur le monde et l'atome de la philosophie de Démocrite, sauf que face à une aporie de la théorie des atomes de Démocrite il semble lui-même avoir ajouté une thèse du clinamen. En effet, Démocrite a pensé les atomes, mais les atomes ne peuvent pas se combiner dans sa théorie. Le clinamen répond à cette lacune, mais le concept de clinamen est généralement perçu comme ridicule. En revanche, Epicure a aussi rejeté la théorie d'une débilité mentale puissance dix mille du rayon visuel, théorie qui était celle des stoïciens avec des foutaises du genre l'oeil envoie un boomerang aux choses pour en récupérer la vision. C'est le seul point bien en physique de la part du tandem Démocrite-Epicure, parce que la théorie des atomes pour moi elle ne tient pas la route et je ne crois pas du tout à l'impossible du découpage à l'infini dans l'infiniment petit. Pour moi, c'est définitivement l'arrêt du découpage qui est absurde. L'idée d'une particule insécable aurait pour conséquence de supposer que la réalité n'existe pas en plus petit et qu'on pourrait le savoir que la limite a été atteinte. Pour moi, ce n'est pas logique. Mais peu importe ! Ce que je retiens, c'est que dans le modèle platonicien on a un monde des idées au-delà, on vit dans les simulacres. La religion chrétienne impose l'idée aussi d'un au-delà évidemment. Et donc quand on meurt notre âme irait ailleurs. Le problème que peut poser le poème "L'Eternité", c'est qu'il ne parle pas du cas de l'individu, alors que c'est cette éternité qu'on cherche, c'est un poème qui fait un constat que l'éternité de l'univers est là sous nos yeux, il n'y a pas à la mort des êtres et des choses de départ pour un au-delà. Voilà comment je comprends la notion éternité dans le poème telle qu'elle est mobilisée.