jeudi 2 juin 2022

Bonbonnel et Tartarin, une piste...

Dans l'Album zutique, nous rencontrons un certain nombre de sonnets en vers d'une syllabe. Alain Chevrier avait publié un livre sur les poèmes contenant des vers d'une syllabe qui, du coup, permettait de situer des antériorités, des sources, des modèles dans une histoire. Mais cela ne suffisait pas. En 2009, dans un article de la revue Europe, j'ai cité un article décisif de Paul Verlaine en 1865 qui épinglait le goût de Barbey d'Aurevilly pour les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier. J'identifiais ainsi le début de réactions en cascades qui nous valurent plusieurs compositions satiriques. Barbey d'Aurevilly a très mal pris l'article de Verlaine, ce qui explique que dans ses railleries contre le Parnasse l'auteur des Poèmes saturniens ait une bonne place. Mais cela allait plus loin. Sans ce renvoi à l'article de Verlaine de 1865, nous étions dans un simple constat qu'un sonnet célèbre en vers d'une syllabe de l'époque romantique "Fort / Belle, / Elle / Dort /..." avait servi de modèle à Alphonse Daudet pour son "Martyre de saint Labre" du Parnassiculet contemporain, et, séduit par l'expérience, les membres du Cercle du Zutisme de 1871 avaient décidé de reprendre ce moule et de faire de ce type de composition une mode. Chevrier ou les rimbaldiens auraient dû être alertés sur le fait que le sonnet de Daudet était une satire agressive de la poésie de Verlaine, mais il n'en fut rien. Ainsi, l'article où Verlaine raille Barbey d'Aurevilly très précisément sur son intérêt pour les acrobatiques et futiles vers d'une syllabe de Pommier confirmait l'idée de bon sens que les sonnets en vers d'une syllabe de l'Album zutique étaient une réplique de Verlaine et de proches des tenants de la poésie du Parnasse contemporain au mépris de Daudet et de Barbey d'Aurevilly. La forme du sonnet en vers d'une syllabe entrait désormais dans une histoire documentée de conflit par satires interposées. Et nous constations une superposition des cibles, puisque les sonnets en vers d'une syllabe épinglaient à la fois Amédée Pommier et Alphonse Daudet, voire englobaient Barbey d'Aurevilly.
Dans l'ensemble de l'Album zutique, nous relevons la présence d'autres poèmes en vers courts de deux ou trois syllabes, incluons même le cas des vers de quatre syllabes, et il se trouve qu'Amédée Pommier s'était adonné lui-même à ces acrobaties. Nous passions d'un constat théorique premier qui veut que les vers de une à trois syllabes soient considérés comme des acrobaties et même pas de la poésie à un conflit polémique où certains écrivains frustrés, rancuniers, hostiles au Parnasse, traitent d'acrobaties des aspects intéressants de la poésie parnassienne, des rimes riches de Banville, etc., à une polémique où ces mêmes poètes qui déconsidéraient les acrobaties des parnassiens affectionnaient de rehausser ce qui, de tout temps, a passé pour ridicule et antipoétique en poésie, puisque réellement Amédée Pommier et Barbey d'Aurevilly trouvaient réussies les performances en vers d'une syllabe. Le cas du sonnet du Parnassiculet contemporain est différent, puisque Daudet n'ignore pas la réponse de Verlaine à Barbey d'Aurevilly. Mais, il est intéressant de voir les nouvelles implications qui en résultent. Dans sa réponse à Barbey d'Aurevilly, Verlaine prenait la défense des audaces de Banville et expliquait très clairement qu'avec une mauvaise foi insigne le "Connétable des Lettres" traitait de sottises des tours rhétoriques amusants mais habiles pour célébrer une écriture indigente dans un format moins acrobatique que bancal. En attribuant à Verlaine un sonnet en vers d'une syllabe, Daudet réplique en sous-entendant que les acrobaties de Banville ou de Pommier sont du même ordre, sont interchangeables. Et la réponse de Daudet ne va pas sans maladresse, puisqu'elle donne raison finalement à Verlaine d'avoir dénoncé le mauvais goût de Barbey d'Aurevilly et surtout parce qu'elle dénonce l'hypocrisie générale de Daudet lui-même, l'auteur des "Prunes", poème en triolets enchaînés. Daudet dénonçait le Parnasse ou la mièvrerie, mais les poèmes de son recueil Les Amoureuses témoignaient de la volonté de Daudet de faire comme tous ceux dont il prétendait se moquer. Daudet s'est alors enfermé dans une conception de la poésie comme persiflage. Daudet publie des poèmes dans ses écrits en prose pour illustrer la bêtise des poètes, ainsi dans Le Petit Chose. Daudet écrit des vers de mauvaise qualité, mais la mauvaise qualité est un fait exprès. Reste que Daudet peut difficilement faire oublier que cette stratégie de persiflage n'était pas celle de son premier recueil tombé dans l'oubli à un poème près, Les Amoureuses.
Je le fais entendre dans mes divers articles sur l'Album zutique : il ne faut pas se contenter d'étudier les seules contributions de Rimbaud, ou les seules contributions de Rimbaud et de Verlaine. Il convient de faire une grande revue critique de toutes les allusions à Daudet sur l'ensemble de l'Album zutique. Et, bien évidemment, avec une patience obligée, je continue d'affirmer que les triolets enchaînés du "Cœur supplicié" sont une preuve accablante de l'importance de Daudet dans les parodies zutiques, la preuve d'une pratique de poésie zutique de Rimbaud à Paris avant la Commune quand il a rencontré à tout le moins André Gill, etc. Et je rappelle que "Mes Petites amoureuses", avec son mot de titre, son "mouron" et ses "caoutchoucs" renvoient aussi à Daudet et à deux au moins de ses œuvres : Les Amoureuses et Le Petit Chose (roman paru en 1868 avec un chapitre intitulé "Les Caoutchoucs"). Il y a toute une conception zutique des poèmes inclus dans les lettres "du voyant" à la clef.
Mais, revenons-en au cas des poèmes en vers courts de Rimbaud. celui-ci n'a composé qu'un seul poème en vers d'une syllabe : "Cocher ivre", et ce poème n'est que le troisième d'un ensemble. Rimbaud a composé un sonnet en vers de deux syllabes "Jeune goinfre" et un poème en vers de six syllabes "Paris" et enfin le sonnet en vers d'une syllabe "Cocher ivre".
Je ne vais pas m'attarder sur le fait que nous ayons une 1ère série de deux sonnets et une 2ème série d'un seul sonnet. L'explication la plus probable qui est généralement avancée, c'est que Rimbaud n'a pas pu terminer son ensemble de trois poèmes suite à des interventions d'autres membres du cercle sur le feuillet de transcription de la première série. Il est sensible que Rimbaud voulait imiter la série de trois sonnets en vers d'une syllabe initiée par Léon Valade. Mais peu importe ! Les trois sonnets ont le même titre "Conneries" et dans mon article de 2009 où j'avançais cette source : l'article de Verlaine fustigeant l'intérêt de Barbey d'Aurevilly pour les niaiseries d'Amédée Pommier, j'avais souligné que "conneries" était une réécriture subtile, reprenant le mot d'esprit bien zutique "con" exploité par Valade quelques feuillets auparavant dans ses propres sonnets, tout en offrant la réécriture injurieuse de plusieurs titres de recueils de vers d'Amédée Pommier : "colifichets", "crâneries", etc. Le jeu portait sur la reprise des syllabes initiale et finale "co-" et "ries", et bien sûr le mot "niaiseries" apparaissait en filigrane dans un renvoi à l'affrontement entre Verlaine et l'auteur du roman L'Ensorcelée.
Et il faut bien suivre ce qu'il se passe. Non seulement nous avons atteint la conclusion que les vers d'une syllabe de l'Album zutique ciblent la production d'Amédée Pommier, mais il y a deux extensions : une aux vers courts de deux, trois, sinon quatre syllabes, et une autre qui inclut Alphonse Daudet. Mais ce n'est pas tout. En général, les poèmes de l'Album zutique sont suivis de deux signatures, une fausse et une vraie. Une première signature indique une cible parodique et une seconde signature indique l'auteur réel de la parodie ou satire. Dans certains cas, notamment au début du cercle, un recueil est également mentionné comme référence parodique, c'est le cas des surtitres "L'Idole" ou "Les Lèvres closes". Or, les trois "Conneries" de Rimbaud n'ont pas la fausse signature prêtée à la cible parodique. En établissant que le mot "Conneries" est une réécriture de titres de recueils d'Amédée Pommier, j'ai donc établi pour la première fois que les trois poèmes "Jeune goinfre", "Paris" et "Cocher ivre" étaient des faux poèmes d'Amédée Pommier. Je précisais au passage que Pommier avait publié une plaquette intitulée "Paris" et qu'il exprimait souvent ses idées politiques dans ses poèmes, pensée proche de celle de Barbey d'Aurevilly précisément. J'essayais aussi de rappeler que seuls les vers d'une syllabe étaient liés à Pommier, ce qui veut dire que la forme du sonnet en vers d'une syllabe impliquait un autre modèle parodique de référence, non pas Paul de Rességuier ("Fort / Belle, / Elle / Dort/..."), mais bien Daudet avec son "Martyre de saint Labre". Puis, Steve Murphy avait déjà montré que le poème en vers de deux syllabes "Jeune goinfre" avait déjà un modèle parodique dans La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, avec en prime des allusions comiques à Paul Verlaine.
En clair, les "Conneries" sont une référence complexe à tout un lot d'ennemis politiques et poétiques du Parnasse, avec pour base principale les noms d'Amédée Pommier et d'Alphonse Daudet, avec extension immédiate à un prosateur Barbey d'Aurevilly, et on voit que la superposition de cibles parodiques avec Louis Ratisbonne dans le cas de "Jeune goinfre" crée un système de référence à une poésie immature réactionnaire. Tout cela a été bien pensé, mais malheureusement j'ai l'impression que les gens ne retiennent de ma démonstration que la mise en avant des références aux vers d'Amédée Pommier. J'ai évidemment renforcé ce constat en soulignant à quel point l'ensemble des poèmes en vers d'une syllabe contenus dans l'Album zutique citait des vers d'une syllabe des deux poèmes modèles d'Amédée Pommier, mais j'ai montré que d'autres poèmes en vers courts d'Amédée Pommier étaient cités, et parfois aussi des alexandrins. Mais cela ne doit pas chasser le cas Daudet notamment. On le voit très bien avec le modèle que fournit son "Martyre de saint Labre". Dans le cas du sonnet en vers d'une syllabe, "Cocher ivre", j'ai souligné que le mot "cocher" venait de poèmes en alexandrins de Pommier ou que certains vers s'inspiraient d'un poème en vers de deux syllabes du même Pommier. D'ailleurs, je précise que je n'ai jamais publié le dossier complet de toutes les réécritures de Pommier que j'ai pu observer sur l'ensemble de l'Album zutique... Mais, nous en arrivons au cas du sonnet en vers de six syllabes "Paris".
Peut-être que tout au long de la lecture du présent article, vous avez déjà eu envie de me répliquer que les poèmes en vers courts ne vont pas que jusqu'à quatre syllabes, mais jusqu'à six syllabes à cause de ce sonnet "Paris". Il va de soi que je m'en suis tenu à mentionner la réalité historique. Dans l'histoire de la poésie en vers, les poèmes en vers de une à trois syllabes sont rejetés comme en-dehors de la poésie, et une tolérance commence avec les vers de quatre syllabes. Et, du coup, c'est l'exploitation de ces quatre mesures qui est sensible dans les divers recueils d'Amédée Pommier, lequel se faisait appeler le métromane et insistait sur ses choix acrobatiques de mesures, mais lequel n'a publié que deux poèmes en vers d'une syllabe, ce qui veut bien dire que les autres poèmes en vers courts sont également à identifier comme acrobatiques et remarquables à ce titre dans ses recueils.
Il va pourtant de soi qu'en 1871 les vers de cinq syllabes n'ont rien d'acrobatique en poésie, ils sont assez courts pour imposer une certaine idée d'envoûtement musical par le rythme et par la rime, pensons à "Soleils couchants" de Verlaine, mais ils ne sont pas acrobatiques au même titre que les vers de une à trois syllabes. Et si j'ai inclus les vers de quatre syllabes dans un cas-limite, rappelons un autre poème célèbre de Verlaine : "Chanson d'automne" où les acrobaties métriques à la rime sont soulignées en tout cas par l'audace de l'avant-dernier vers : "Pareil à la [...]", puisque le but de Daudet avec son "Martyre de saint Labre" est de railler les prétentions rythmiques de Verlaine dans l'emploi des vers courts notamment.
Or, le sonnet en vers de six syllabes "Paris" est d'un autre ordre. Il y a bien l'idée d'un vers court, mais cette fois l'idée est de souligner que le sonnet a des vers de la longueur d'un hémistiche. Le discours de Rimbaud, c'est de dire que, la forme du sonnet étant mondaine, l'emploi du vers chansonnier de six syllabes ne permet toujours pas à un sonnet de prétendre à un quelconque sérieux. J'ose croire que les lecteurs ne vont pas me dire que j'extrapole, que j'interprète sans preuve. Il faut un peu de sentiment de l'histoire des codes poétiques pour lire de la poésie, il est assez évident que le sonnet en vers de six syllabes joue sur les codes, sur les bienséances si on peut citer un terme qui vient d'un autre cadre théorique littéraire. Je ne trouve pas vain de souligner que le vers de six syllabes fait une référence par défaut à l'alexandrin en hémistiches de six syllabes non plus.
Le poème "Paris" est composé plutôt de groupes nominaux juxtaposés, il contient peu de phrases. Mais je voudrais insister sur ce qui me désespère dans l'évolution de la recherche rimbaldienne. Bien avant 2009, la lecture du sonnet "Paris" a progressé. Il y a un florilège de noms propres qui ont appelé d'intéressants commentaires de la part de l'éditeur initial de l'Album zutique, puis de la part de différents rimbaldiens, notamment Steve Murphy, Bernard Teyssèdre et Yves Reboul. L'article de ce dernier intervenant a contribué également à recadrer la réflexion sur la composition d'ensemble du sonnet, tant on pouvait assister à un émiettement de références onomastiques.
Mais ce qui me frappe, c'est que depuis que j'ai souligné que le titre "Conneries" qui chapeaute les trois sonnets "Jeune goinfre", "Paris" et "Cocher ivre" est une réécriture de titres de Pommier, l'idée de l'importance de renvois parodiques à Pommier ne concerne véritablement que "Jeune goinfre" et "Cocher ivre", tandis que la référence à Daudet ne retient guère l'attention. Il est vrai qu'avant 2009 Chevrier avait déjà envisagé une allusion à Pommier dans "Paris", et cela tout à fait indépendamment de la question des vers d'une syllabe. Pourtant, la lecture du sonnet "Paris" demeure dans un lot de mises au point historiennes indifférente à tout conflit littéraire d'époque. Plusieurs noms sont cités dans le poème. Très bien, à l'époque, Veuillot était ceci, Mendès était ceci, Leperdriel c'était ceci, Bonbonnel, c'était cela, et ainsi de suite. On constate bien que le nom "Leperdriel" figure dans un dizain de Coppée qui a en prime dû inspirer quelque peu le sonnet "Vénus Anadyomène" de Rimbaud, mais tout se passe dans une approche où les convergences littéraires sont secondes par rapport à l'élucidation historique des noms propres.
Pour moi, il faut lire "Paris" en fonction du groupe parodique ciblé. Amédée Pommier est ciblé à cause du titre "Conneries" et des sonnets avoisinants, Barbey d'Aurevilly et Daudet le sont. Le poème "Jeune goinfre" permet d'envisager que Louis Ratisbonne est aussi une cible parodique de "Paris", et la mention "Leperdriel" implique désormais également le poète anticommunard d'actualité en octobre 1871 François Coppée, lequel est la cible parodique privilégiée des zutistes qui plus est, au-delà même de Daudet.
J'ai l'impression que les rimbaldiens se contentent de lire très bien la satire politique qu'est "Paris", sans se préoccuper de la cible littéraire des auteurs parodiés (je n'ai pas de meilleur mot que "parodiés" qui me vient à l'esprit pour l'instant). Et dans ce sonnet "Paris", le poète Manuel est cité, lequel est lui aussi parodié dans l'Album zutique, et pensons au titre de son recueil de "poèmes populaires" qui a une résonance politique sarcastique sous la plume de Valade. Dans ce sonnet, Catulle Mendès est cité également, cette cible parodique de Rimbaud dans des poèmes contemporains qui ne font pas partie de l'Album zutique mais qui en partagent un certain esprit "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir", sans oublier le cas plus complexe de deux sonnets dits "Immondes" joints au "Sonnet du Trou du Cul" ultérieurement.
Il se passe quelque chose que les rimbaldiens ne mettent pas en exergue.
Et j'en arrive à l'idée d'une allusion à Daudet lui-même dans le sonnet "Paris". Nous savons qu'il est une pièce essentielle du dossier des sonnets en vers d'une syllabe. Il est quand même remarquable que bien que le sonnet "Paris" ne soit pas en vers d'une syllabe, ni de deux, il ait permis de supputer une influence d'un poème d'Amédée Pommier d'une part, et d'autre part il contiendrait une allusion directe à une publication de Daudet, sachant que les allusions à Daudet dans l'Album zutique vont bien au-delà du "Martyre de saint Labre". On voit bien qu'il y a un système de références qui est continuellement mobilisé. C'est important de ne pas le lâcher.
En clair, c'est la mention "Bonbonnel" qui a retenu l'attention. Il s'agit d'un personnage de notoriété publique à l'époque, il est toujours en vie, il a participé à la guerre franco-prussienne. Pia, Murphy, Teyssèdre, etc., nous livrent des notices biographiques pour que nous appréciions le sel humoristique de sa mention toute ramassée dans le poème. Mais il y a un aspect troublant. Bonbonnel a servi de modèle au personnage du roman de Daudet Tartarin de Tarascon. Bonbonnel était un chasseur de panthères connu et Tartarin est un "chasseur de lions". On peut également apprécier les échos entre les noms. Tartarin fait écho au nom de ville Tarascon, mais le positionnement de la consonne "T" crée un effet de redoublement similaire à celui du "b" dans "Bonbonnel". Les deux noms sont des trisyllabes par ailleurs.
Le problème, c'est que Tartarin de Tarascon n'a été publié qu'en 1872, il ne peut être une source à la parodie zutique si on s'en tient à ce fait.
Tout de même, le rapprochement des dates est troublant. Le poème "Paris" avec la mention "Bonbonnel" doit dater de la fin du mois d'octobre 1871, il semble évident que la publication en livre de Tartarin de Tarascon en 1872 pouvait être anticipée par des échos dans la presse, et rappelons à quel point le dépouillement de la presse au quotidien intéresse à la fois la compréhension de l'Album zutique et de plus en plus l'ensemble du corpus rimbaldien.
Or, le roman Tartarin de Tarascon a connu une prépublication. Daudet s'est inspiré une première fois du chasseur Bonbonnel dans une nouvelle publiée en 1863 qui s'intitulait "Chapatin, tueur de lions". Ensuite, le roman Tartarin de Tarascon a connu deux prépublications dans la presse, mais sous une forme différente de celle qui a été publiée en 1872. Le héros ne s'appelait pas encore "Tartarin", mais "Barbarin", et on appréciera que dans cette première version nous nous éloignions du calembour avec le nom de ville Tarascon pour nous rapprocher du jeu de redoublement du "b" dans le nom du modèle "Bonbonnel" avec en prime la signification portée de personnage barbare.
La première partie du roman Tartarin de Tarascon fut publiée en décembre 1869 dans le journal Le Petit moniteur du soir, ce qui, au passage, nous rappelle l'importance de la publication des Promenades et intérieurs dans des titres de presse similaires : Monde illustré et Moniteur universel. Puis, l'intégralité du récit fut publiée en février et mars 1870 dans le journal Le Figaro et le titre à rallonge était alors le suivant : "Le Don Quichotte provençal ou les aventures prodigieuses de l'illustre Barbarin de Tarascon en France et en Algérie". Le nom de "Don Quichotte" me fait songer à certains sonnets de Valade, mais laissons cela. Je n'ai pas encore lu les anciennes versions du roman quand le héros s'appelait encore "Barbarin". En revanche, je possède la version publiée habituellement et je constate que Tartarin est aussi un chasseur de casquettes. Les premiers chapitres décrivent le milieu social de Tarascon de manière sarcastique en ramenant tout à la supériorité farcesque du héros Tartarin, quintessence de la ville. Je trouve déjà que ça alimente une lecture du sonnet "Paris" qui serait un peu le déplacement de la satire qui déplut beaucoup aux tarasconnais à l'époque sur la capitale de la France. Puis, la prépublication dans le Figaro retient également mon attention. Il s'agit d'un journal compatible avec les cibles zutiques que sont Barbey d'Aurevilly, Daudet, Pommier, Ratisbonne, Coppée, le Monde illustré, le Moniteur universel, etc. Pensons à d'autres contributions zutiques, de Charles Cros notamment. Mais un autre rapprochement me vient en tête. En 1878, le journal Le Figaro a publié un long poème en vers d'une syllabe attribué à Baudelaire, poème qui est parfois mentionné et inclus dans les œuvres complètes de Baudelaire. Or, j'ai souligné que ce poème réécrivait des vers de Rimbaud, notamment la fin de "Cocher ivre", fin qui supposait une réécriture de Pommier qui plus est. Or, en octobre 1871, Baudelaire n'était déjà plus de ce monde. Avec un bon sens implacable, je prétends que le poème publié en 1871 n'est pas de Baudelaire, mais de personnes qui ont eu accès à l'Album zutique. Il s'agit d'une parodie en retour. Il s'agit de gens hostiles à Rimbaud et Verlaine, mais qui récupèrent la pratique dans un jeu de brouillage entre les sarcasmes de Daudet et des zutistes, sarcasme du tout vaut-tout qui rabaisse tout le monde. C'est du Parnassiculet contemporain répondant à l'Album zutique. La satire se mélange avec une sorte de fascination, peu importe ici. Ce que je constate, c'est qu'on tourne en boucle. Après la prépublication du roman de Daudet dans Le Figaro en 1870, un an après la bombe voulue anonyme du Parnassiculet contemporain, nous avons une réécriture d'un sonnet zutique alors inédit de Rimbaud "Cocher ivre" qui paraît dans le journal Le Figaro en 1878, peu avant l'amnistie des communards si je ne m'abuse, peu avant les parodies de Champsaur, peu avant l'émergence de nouveaux cercles se réclamant du zutisme mais selon un esprit de mépris politique et poétique à l'égard de Rimbaud et Verlaine, car Goudeau, Champsaur et Rollinat étaient plus proches d'un Daudet en réalité. Certes, il y a eu le retour de Charles Cros, la reprise du nom "zutique", puis "Le Chat noir" et des participations de Verlaine, mais il ne faut pas perdre de vue le problème de la galaxie Goudeau, Rollinat, Champsaur, les hydropathes n'étaient pas intéressés par les poésies de Rimbaud et de Verlaine, ils étaient intéressés par un zutisme compris à la façon du Parnassiculet contemporain. Et si je pense ne pas avoir à insister sur l'idée d'hostilité de la publication du Figaro en 1878, il faut peut-être peser dans la balance que "Paris" qui cite le nom du chasseur "Bonbonnel" (Bombonnel selon l'orthographe correcte non fantaisiste) cible le journal Le Figaro avec sa prépublication d'une première version de Tartarin de Tarascon.
Pour moi, c'est clairement ce qui manque dans les mises au point rimbaldienne sur les contributions zutiques qui ont un statut parodique phare qui concerne tout autant "Paris" que les "Vieux Coppées" et réécritures de Mérat, Silvestre et quelques autres.
Enfin, dans le poème, il est question d'un mystérieux "chat des Monts-Rocheux" dans le poème "Honte" dont se demander s'il ne s'inspire pas en partie de publications de Glatigny dans le journal hugolien Le Rappel à la fin de l'année 1871, et au début de l'édition définitive de Tartarin de Tarascon, je découvre que Rimbaud a bien pratiqué une variation sur un poncif dont Daudet offre une illustration très proche du poème de Rimbaud :

C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang. [...] (Tartarin de Tarascon, "premier épisode", "4 Ils!...")

C'est vers le tout début du roman. Le chat des Monts-Rocheux est soit un puma (félin donc, noter un des noms en anglais du puma "catamount"), soit un carcajou, le fameux putois d'Amérique ou moufette envisagé par Suzanne Briet. Il existe d'autres assimilations du puma à un chat, et la structure lexicale "chat des Monts-Rocheux" appelle plusieurs commentaires. Le puma est aussi appelé "lion des montagnes". Face à la progression humaine en Amérique du Nord, il s'agit de l'habitat naturel final qui lui est concédé en gros, et l'idée de lion des montagnes a une autre contrepartie, celle de "lion de l'Atlas", et dans le roman de Daudet Tartarin finit par s'affronter dans une sorte de réalité de cirque à un "lion de l'Atlas" baladé en cage. Je remarque dans la citation de Daudet ci-dessus que si le grizzly est plutôt une variété d'ours brun, il semble parfois être envisagé comme grisâtre et il y a inévitablement un jeu d'équivoque de "grizzly" à "ours gris", puisque l'ours des montagnes Rocheuses est le grizzly. L'appellation "chat des Monts-Rocheux" a-t-elle une intention persifleuse ? Chat et non lion des montagnes. Dans Tartarin de Tarascon, au moment de l'affrontement avec le lion de l'Atlas, on a une confirmation que le prétendu baobab dérisoirement petit de Tarascon pourrait n'être qu'un navet fantasmé en plante exotique.
Certains rimbaldiens veulent penser, suite à un indice de la correspondance de Delahaye, que "Monts-Rocheux" est un jeu de mots pour Roche, ce qui pour moi est absurde au plan du poème "Honte" qui n'a aucun statut de private joke connu, et l'être monstrueux désignerait un être ou une personne de cette localité ardennaise. Il me semble cent mille fois plus naturel d'en demeurer à la lecture qui va de soi et que favorisaient les rimbaldiens jusqu'à Suzanne Briet (ou Bernard). Les Monts-Rocheux sont une corruption par trop évidente de Montagnes Rocheuses, le chat est une désignation féline. Le couguar ou puma est l'idéal, éventuellement le carcajou, puisque Briet exploitait l'idée du verbe "empuantir". Toutefois, le puma urine aussi sur son territoire et l'attaque par ruse définit directement sa façon de chasser. 
A suivre !

1 commentaire:

  1. Tartarin de Tarascon est un court roman divisé en trois parties aux titres suivants : A Tarascon, Chez les teurs (note : déformation comique du mot "turc" chez les provençaux selon Daudet et dans les faits partie se déroulant en Algérie, à Alger la blanche), Chez les lions. Le personnage est un Matamore fanfaron apprécié de la société de Tarascon qui partage l'ivresse de l'illusion d'héroïsme du personnage. Tartarin est censé représenter en un seul homme les deux facettes de Don Quichotte et Sancho Pança. Obligé pour convaincre de partir chasser le lion, Tartarin se retrouve à Alger où il perd son temps et amoureux se fait escroquer à ne rien faire pendant quelques mois, partie la plus flaubertienne du roman, Flaubert admirant cet ouvrage... Mais un extrait de journal marseillais parlant de sa légende à Tarascon lui fait honte, il repart à la chasse et se retrouve dans une diligence face précisément à Bombonnel qu'il ne reconnaît pas et qui se moque de lui, et on appréciera que la panthère soit considérée comme rien d'autre qu'un gros chat.

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