Dans leurs écrits sur le poème "Les Mains de Jeanne-Marie", certains rimbaldiens ont évoqué le livre La Sorcière de Michelet. Je précise qu'il ne faut pas appeler les ouvrages de Michelet Le Peuple, La Mer, La Sorcière ou La Bible de l'humanité comme autant de romans. On pourrait parler d'essais, l'essai étant un genre fourre-tout quelque peu commode en littérature. Spontanément, quand je lis Michelet, j'ai envie de parler d'un roman. Il a une façon de construire les raisonnements analogiques qui est étonnamment proche des manières de Balzac et Hugo, car indépendamment de la grande différence de style qui sépare Balzac et Hugo ces trois auteurs ont des points communs dans la manière d'écrire qui sont sidérantes et qui n'ont pourtant sans doute jamais fait l'objet d'une étude critique comparative. Et il faut dire que Michelet est sans doute un piètre historien et une grande plume de romancier poète. Mais je m'égare. Murphy aurait évoqué le livre La Sorcière comme hypothèse de lecture dans sa thèse publiée en 1986 mais que je n'ai jamais consultée, tandis qu'Yves Reboul a publié un article "Jeanne-Marie, la sorcière" depuis repris en tant que chapitre de son volume Rimbaud dans son temps paru en 2009. Le mot "sorcière" n'apparaît pas dans les quatrains du poème rimbaldien, mais c'est l'action d'aller cueillir les belladones qui permet d'identifier une allusion à ce profil de personnage.
Cependant, dans l'article d'Yves Reboul, la manière d'affirmer qu'il y a une citation expresse de la part de Rimbaud au livre La Sorcière, pour juste qu'elle soit, n'est pas immédiatement compréhensible.
Prenons appui sur l'étude du poème telle qu'elle est reprise dans le livre Rimbaud dans son temps : à la page 136, Reboul commence par souligner que l'interprétation antérieure de Murphy échoue à rendre compte du mot "pandiculations". Reboul rappelle la définition du Littré : "mouvement automatique des bras en haut avec renversement de la tête et du tronc en arrière", et il ajoute "qu'il s'agit là, selon le discours médical de l'époque, d'une manifestation classique de l'hystérie féminine" avec pour origine une "imprégnation religieuse" le plus souvent. Or, comme Jeanne-Marie s'oppose aux femmes trop imprégnées de christianisme, Murphy rejetterait l'explication psycho-pathologique, bien qu'il admette que le mot suggère une représentation de l'hystérie féminine. Personnellement, je considère que le mot "pandiculations" est une mention explicite d'une maladie psycho-pathologique, mais nous conforterons cela plus loin. Pour l'instant, il faut en revenir à la contre-argumentation opérée par Reboul.
Reboul affirme alors abruptement à la page 317 que, derrière les vers 15-16 il faut identifier une référence au livre La Sorcière de Michelet :
C'est le sang noir des belladonesQui dans leur paume éclate et dort.
Pour appuyer l'idée que cette source est plausible, Reboul passe par des biais de confirmation. Par exemple, Fongaro a su montrer que dans Une saison en enfer "Vierge folle" s'inspirait des chapitres V et VI de La Sorcière, plutôt que de l'Evangile. Toutefois, "Vierge folle" est un texte de 1873, d'un an et quelques mois postérieur aux quatrains des "Mains de Jeanne-Marie". Reboul prône ensuite les raisons pour lesquelles Rimbaud pourrait s'être intéressé à cet ouvrage précis de Michelet : elles sont de l'ordre de la convergence de vues sur plusieurs points : "procès du christianisme", " 'infini servage de la femme' ", "philosophie naturaliste", "livre de défi et de libération". Et, c'est seulement après tous ces détours que Reboul livre ce qui est pour moi l'argument principal :
Or la belladone y joue un grand rôle et surtout (ce qui est décisif) un rôle qui se prête aisément à la transposition allégorique. On l'y rencontre en effet dès les premières pages et le mot y prend immédiatement sous la plume de Michelet un sens qui pourrait être la clé de sa présence dans Les Mains de Jeanne-Marie [...]"
En fait, je suis d'accord avec ce que développe Reboul, mais j'ai l'impression que l'importance de la référence à la belladone dans l'ouvrage de Michelet n'est pas assez accentuée. Qu'est-ce qui empêche de se demander si la pratique de sorcière d'aller cueillir la belladone ne figure pas dans d'autres ouvrages ?
En gros, dans l'état actuel de la réflexion, ce qui est admis, c'est que nous avons dans ce poème en vers une allusion à une pratique de sorcière du Moyen Âge qui consistait à aller cueillir la belladone. Je n'ai pas le volume de Murphy Rimbaud et la Commune sous la main, mais il me semble qu'il écrit alors que l'allusion au livre de Michelet demeure hypothétique. Et surtout, il faut revenir sur le problème d'articulation entre les mots "belladones" et "pandiculations" sur lesquels s'opposent donc Reboul et Murphy. A défaut d'avoir l'ouvrage de Murphy entre les mains, une petite recherche sur internet me permet de vérifier le partage des positions. Mais avant de dire quelles elles sont, un petit rappel s'impose sur la composition d'ensemble du poème (je traiterai de la seule version longue en seize quatrains pour des raisons de commodités, Verlaine ayant ajouté quelques quatrains au manuscrit autographe).
Trois premiers vers introduisent l'objet de la description poétique. Du vers 4 aux vers 14, nous avons une série de questions rhétoriques pour dire ce que les mains ne sont pas. Et Reboul insiste sur ce point, en faisant remarquer qu'un éditeur des poésies de Rimbaud tel que Steinmetz commet un contresens quand il dit que le poète se demande à qui de telles mains pourraient appartenir. Non, les questions supposent toutes un rejet ironique du vers 4 au vers 14, et c'est ainsi que les vers 15-16 affirment ce que sont ces mains en manière d'opposition.
Ensuite, nous avons une nouvelle série de questions fermées (réponses par oui ou par non) sur ce que pourraient être ces mains. Un premier quatrain n'implique pas de réponses tranchées, même si l'idée de "décanteuses de poisons" a l'air d'affirmer le portrait de sorcières :
Mains chasseresses des diptèresDont bombinent les bleuisonsAurorales, vers les nectaires ?Mains décanteuses de poisons ?
En revanche, la question ouverte (réponse par une précision et un choix donc infini de réponses possibles) qui est formulée dans le quatrain suivant implique une affirmation : ces mains ont bien été victimes de "pandiculations".
Oh ! quel Rêve les a saisiesDans les pandiculations ?Un rêve inouï des Asies,Des Khengavars ou des Sions ?
Je ne veux pas parler ici de la suite de la composition d'ensemble du poème. Ce que je voulais souligner, c'était que, de manière indiscutable, les "mains de Jeanne-Marie" sont victimes de "pandiculations" involontaires. Il est question de saisissement et le terme est médical à souhait.
Et, après un certain temps, Reboul finit par répliquer donc à la fin de non-recevoir de l'explication psycho-pathologique formulée par Murphy en citant un passage significatif du livre La Sorcière de Michelet :
La belladone, ainsi nommée sans doute par la reconnaissance, était puissante pour calmer les convulsions (...) La belladone guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homoeopathie, qui d'abord dut effrayer.
Et directement après cette citation de Michelet, Reboul reprend le discours pour affirmer l'évidence sur les "pandiculations" :
Quoi qu'il en soit, il est clair que dans le poème, les pandiculations sont la conséquence de l'absorption d'une substance toxique qui ne peut être que la belladone mentionnée quelques vers plus haut. Et il n'en va pas différemment des rêves sur lesquels s'achève cette série de questions et qui sont d'ailleurs liés aux pandiculations, comme le dit très clairement le vers 22.
Je prendrai toutefois mes distances avec l'affirmation d'Yves Reboul sur un point. Le poète affirme que les "mains de Jeanne-Marie" sont emportées par un rêve sous l'effet de la belladone, mais la seconde partie du quatrain a le tour d'une interrogation d'une autre nature laissée en suspens, que je peux paraphraser ainsi : "ce rêve, est-il celui des Khengavars, des Asies ou des Sions ?" A cette aune d'une lecture ironique de la nouvelle question, il n'y a plus de contradiction insoluble. La sorcière Jeanne-Marie a un rêve hystérique, mais ce n'est pas nécessairement un rêve imprégné de christianisme. Et dans cette optique-là, Murphy n'aurait aucune raison de repousser la lecture psycho-pathologique sous prétexte qu'elle couve une interprétation religieuse incompatible avec l'idée d'une sorcière symbole de la Commune.
Ayant couvert l'épais mille-feuilles de Murphy Rimbaud et la Commune sous un chantier de mille autres livres, j'ai consulté par défaut la page "Panorama critique et commentaire" au sujet du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" sur le site d'Alain Bardel.
Bardel a résumé toute l'interprétation de Reboul que nous venons de donner et que nous soutenons (à un point près). Bardel cite les mêmes passages que nous. Il faut seulement préciser que la lecture de Reboul dont il rend compte est précédée par une définition tirée d'un dictionnaire du mot "pandiculations" :
"MED. Mouvement du corps qui consiste à étirer les bras vers le haut, à renverser la tête et le tronc en arrière et à étendre les jambes, qui s'accompagne souvent de bâillements et qui se produit au réveil, en cas de fatigue, d'ennui, d'envie de dormir, ainsi que dans certains états pathologiques." [...] (Trésor de la Langue Française Informatisé)
Un paragraphe suit donc pour livrer l'interprétation de Reboul, mais comme il est question de danse dans la citation de Michelet faite par Reboul, Bardel livre une hypothèse personnelle dans la foulée, avant d'offrir sur deux paragraphes les développements de Steve Murphy. Cela revient à dire que la démonstration de Reboul n'est pas passée. Je vais donc citer les trois paragraphes composés par Bardel, et puis je réagirai avec mes propres documents :
Peut-être, tout simplement, le mot évoque-t-il le mouvement des bras levés en arrière, accompagnant la danse, au cours des Sabbats nocturnes, que Michelet évoque [...]Semblant soucieux d'écarter une représentation dévalorisante de la communarde, en proie à la drogue ou à l'hystérie, qui ne conviendrait pas à l'esprit du poème, Steve Murphy argumente (en s'appuyant sur un rapprochement avec Lacenaire de Gautier) l'idée que nous aurions là une image de mort. Cette image anticiperait, en quelque sorte, sur celles de la fin tragique du poème : "Rimbaud montre des mains de femmes saisies par la mort, avant de s'interroger sur leur passé ; des mains qui donnent l'impression que leur rêve utopique les habite toujours [...] les pandiculations étant sa manière de décrire la gestualité paroxysmique de ces mains immobilisées dans l'agonie" [...]Steve Murphy signale aussi, sans la retenir, une troisième interprétation possible. Ces "pandiculations" décriraient tout simplement les étirements du corps pouvant accompagner les bâillements, au moment de l'endormissement (que celui-ci soit dû ou non à l'absorption de substances hallucinogènes tirées de la "belladone"). Plausible, puisqu'après tout, il s'agit d'évoquer un "Rêve" [...]
Quand Bardel parle de "troisième interprétation", je me sens perdu, j'ai plutôt l'impression qu'il y a celle de Reboul, celle de Bardel et deux interprétations supplémentaires attribuées à Murphy. Mais, ce qui me saute auc yeux, c'est que l'interprétation de Bardel et les deux de Murphy procèdent d'une sorte de déni sémantique de la signification stricte du mot "pandiculations". Puis, je ne ressens pas cette idée du "rêve" infini dans les "pandiculations" comme expression de surprise de la simple mort physique et mécanique, non plus.
Rimbaud emploierait les mots n'importe comment selon Bardel. Il dirait "pandiculations" pour décrire les bras qui s'étirent en dansant. Je ne peux non plus accepter l'idée d'une représentation du mouvement des bras comme volontaire plutôt qu'involontaire. Le mot "pandiculation" a un sens dont on ne peut pas faire fi.
Passons donc maintenant à ma propre documentation. Il y a quelque temps j'ai acheté je ne sais où un livre bradé qui était une réédition de l'ouvrage d'Emile Gilbert Les Plantes magiques et la sorcellerie (édition de 2016, www.cpe-editions.com). Je n'ai même pas consulté le site de l'éditeur. Je cite un extrait de la quatrième de couverture :
Ce livre rassemble deux opuscules écrits au début du XXe siècle par un pharmacien Emile Gilbert Les plantes magiques et la sorcellerie (1914) et Philtres et boissons enchantées ayant pour base les plantes pharmaceutiques (1872). [...]
Cependant, à l'intérieur de l'ouvrage, le premier opuscule n'est plus daté de 1914 mais de 1899, l'autre ouvrage étant daté cette fois de 1873. Les deux ouvrages sont qui plus est précédés par une "préface" anonyme. La note 1 nous met sur la piste d'un auteur qui cite son étude : "Satan médecin : plantes des sorcières et rationalisme", sauf qu'une recherche sur internet ne m'offre pas de référencement d'une telle étude.
Le premier ouvrage compose donc la première partie et commence à la page 15. Et, surprise, à la page 17, nous avons droit à une dédicace "A Monsieur François Coppée de l'Académie française". Suivent deux pages intitulées "Prolégomènes" signées par un certain Michel Meurger.
J'ai fait une recherche internet pour essayer de comprendre. Il existe un Michel Meurger "spécialiste de la littérature de science-fiction", et apparemment il publie aussi sur "Gilles de Rais", les "Sorcières de Salem" et la flore aussi d'après une fiche de la BNF qui refuse maintenant de s'ouvrir. Le nom "Michel Meurger" ne devait-il pas signer la "préface", plutôt que les "Prolégomènes" du premier opuscule de Gilbert ?
Les deux ouvrages sont postérieurs à la composition des "Mains de Jeanne-Marie", mais qu'à cela ne tienne la préface m'a livré des informations intéressantes.
Emile Gilbert, cet "auteur prolifique", "a consacré plus de vingt ouvrages aux plantes magiques, onguents de sorcières et philtres." Le premier ouvrage de Gilbert fut publié en 1870 ou 1867 selon ce préfacier et en fait en 1868 selon ma consultation sur le site Gallica de la BNF, et s'intitulait Essai historique sur les poisons. Je l'ai lu rapidement et en intégralité après l'avoir téléchargé sur Gallica. C'est surtout le début qui est intéressant quand il parle de la belladone. Cela ne donne pas l'impression d'un ouvrage ayant été lu ou parcouru par Rimbaud. Toutefois, le préfacier précise l'énorme influence qu'a eu le livre La Sorcière de Michelet paru en 1862 sur notre pharmacien. Et le préfacier souligne cette influence en faisant remarquer que Gilbert ne parle, à l'instar de Michelet, pratiquement que de "solanées" dans ses ouvrages. Gilbert a apparemment consacré un "ouvrage dithyrambique" à Michelet et il passerait son temps à le paraphraser. Et le préfacier, qui, que je sache, ne se préoccupe pas de critique rimbaldienne avec les points de vues de Reboul et Murphy, écrit encore ceci :
C'est encore chez Michelet que Gilbert ira chercher la notion de suprématie en sorcellerie de la belladone sur les autres Solanées [...]
Les passages clefs de Michelet sur la belladone et aussi les Solanées (Consolantes) sont bien sûr cités dans l'article de Reboul, comme ils le sont ici pour donner une origine aux idées pourtant discutables développées par Gilbert. Et le pharmacien de Moulins...
reprend même les supputations étymologiques michelettistes sur la belladone, rapprochant le nom de cette plante de celui de la sorcière, la "bonne dame", "ainsi nommée, sans doute, par reconnaissance." Michelet a tant réussi à créer un mythe de la belladone, plante par excellence des sorcières, que le beau film d'animation d'Eiichi Yamamoto, inspiré de son œuvre, s'intitule Belladona, nom à la fois de l'héroïne et de la plante miracle par laquelle elle soignait tous les maux des pauvres gens. Mythe moderne : la source botanique de Michelet sur les Solanées, l'ouvrage du Normand Pouchet, date de 1829. En 1825, Brandes a isolé le principe actif de la belladone, l'atropine, et cette plante est l'objet d'un véritable engouement, des traités médicaux entiers la préconisant comme drogue miracle, du rhume de cerveau au cancer, en passant par les sautes d'humeur et l'hystérie.
Les excités de l'homéopathie sont passés par là, mais on apprend, en tout cas moi j'apprends ainsi que la belladone n'est pas du tout une plante médicale du Moyen Âge. Michelet a exploité un intérêt tout récent pour cette plante, ce qui évidemment augmente la plausibilité que Rimbaud ait découvert l'idée de la belladone comme plante des sorcières dans son livre, puisque les autres ouvrages du dix-neuvième siècle vont parler de la belladone en tant que poison ou remède sans évoquer la figure de la sorcière. D'ailleurs, dans son "esquisse" de 1868, Gilbert parle de la belladone comme poison et pas du tout de la sorcière, alors même que l'ouvrage est d'office postérieur à la publication de Michelet de 1862.
Et le préfacier anonyme continue en nous expliquant que les chercheurs du vingtième n'ont pas trouvé d'extraits du Moyen Âge ou de l'Ancien Régime où il serait question de belladone exploitée par les sorcières, pour la simple et bonne raison que les procès de sorcellerie ne se préoccupent pas de citer les onguents. Ils ne le font que rarement et ils ne précisent jamais leurs compositions spécifiques. Il faut ajouter que les condamnés sont supposés avoir reçu des onguents tout faits du Diable lui-même et ne pas être en mesure par conséquent de les fabriquer. C'est le Diable lui-même qui remet les onguents à la sorcière lors du sabbat, ce n'est pas la sorcière qui compose le poison selon les sources. Et l'ironie, c'est qu'à rebours des développements de Michelet l'emploi médical des solanées est en revanche bien sourcé du côté des emplois thérapeutiques admis. La préface démythifie le discours de Michelet, tout en soulignant tout de même le lien des solanées avec les motifs de la Mort et de la Folie qui intéressent une lecture d'ensemble des écrits rimbaldiens.
La référence au "Normand Pouchet" n'étant pas très précise, il reste à nous rabattre sur une référence donnée en bas de page : "Dr Debreyne : Des vertus thérapeutiques de la belladone, Paris-Londres, 1852."
L'ouvrage est de dix ans antérieur à La Sorcière de Michelet et il s'agit d'un livre entier sur la belladone. Il doit s'agir d'une probable source pour notre historien "romanceur". L'ouvrage peut être téléchargé sur le site Gallica de la BNF, ce que j'ai fait. Je ne l'ai pas lu en intégralité cette fois, mais j'ai des petits passages intéressants à souligner.
L'avant-propos nous annonce d'emblée qu'avant le dix-neuvième siècle personne ne citait la belladone pour ses vertus thérapeutiques, alors qu'il s'agit désormais de la plante médicinale la plus employée depuis trente-sept ans. Et il est amusant de voir le docteur Debreyne nous demander s'il n'est pas bon de bien connaître sa botanique un peu à la manière de Rimbaud dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" :
Il résulte donc, de ce simple aperçu, qu'il est très-important, et beaucoup plus qu'on ne pense communément, que les médecins possèdent au moins quelques connaissances pratiques de la flore française ; car enfin, il faut le dire, la plupart des médecins de nos jours dédaignent beaucoup trop l'étude si intéressante de la botanique.
Médecins et poètes, même combat, il faut connaître sa botanique. Il est vrai que quand on survole l'ensemble de l'ouvrage du docteur Debreyne avec la variété d'emploi de la belladone pour une variété élevée de maladies à partir de supputations homéopathiques, on ne peut s'empêcher de songer tout de même à une certaine folie douce.
Le premier chapitre est celui consacré aux effets pathogènes et toxiques. Le second chapitre avec de nombreuses subdivisions s'intéressera à la belladone en tant que remède, puis il sera question de sa préparation.
Or, dans le chapitre premier, nous allons avoir à quatre reprises la mention "gesticulations" dont le mot rimbaldien "pandiculations" est une évidente démarcation et accentuation humoristique.
Et il faut y ajouter délire, manifestation de la folie et éclats de rires, ainsi que les bâillements, tout cela pour avoir mangé des fameuses baies.
On est d'abord attaqué d'un délire court ; on fait des éclats de rire et différentes gesticulations même audacieuses, ensuite on tombe dans une véritable folie ; après cela dans une stupidité semblable à celle d'une personne ivre furieuse et qui ne dort pas ; enfin l'on meurt.
On connaît assez l'histoire de ces paysans qui mangèrent des baies de belladone en allant à l'église, et furent pris, au milieu du service divin, d'accès de gaieté les plus extravagants, se livrant à des gesticulations et à des contorsions bizarres et ridicules et à de grands éclats de rires.
Il fut attaqué d'abord d'un accès de délire ; il fit des éclats de rire et diverses gesticulations ; ensuite il tomba dans une véritable folie, dont il guérit en buvant du vinaigre.
[...] délire le plus souvent gai, mais devenant quelquefois furieux ; loquacité, chant, ris, danse, stupidité, apparence d'ivresse, manie, folie, fureur, gesticulations variées, contorsions extraordinaires, mouvements fréquents des bras et des mains, mouvements convulsifs, tremblements, trismus, raideur tétanique, soit de l'épine, soit des membres ; marche chancelante, faiblesse musculaire générale ; hallucinations singulières et les plus diverses ; exaltation mentale, articulation pénible, voix frêle, enrouée, croupale, aphonie ; somnolence, coma, léthargie, somnambulisme ; [...] éruption scarlatineuse, [...] enfin, syncopes ou convulsions, soubresauts des tendons, rire sardonique, tuméfaction et sensibilité de l'abdomen ; [...] chute des forces, prostration, mort.
Notez que, du coup, "soubresaut étrange" dans le dernier quatrain des "Mains de Jeanne-Marie" reporte l'idée de rêve hystérique du côté des hommes. Les communards et les pétroleuses étaient décriés, incendiés dans la presse après la semaine sanglante. Je ne crois pas du tout que Rimbaud trouvait dévalorisant de répondre à cela en endossant le rôle. Et si l'empoisonnement a à voir avec la mort, le rêve des pandiculations est très certainement chargé de vie. Je relève enfin l'unique mention des baîllements, car une citation suffit pour achever de justifier le recours au mot "pandiculations" dans le poème de Rimbaud :
Dès le premier jour, il y eut une diminution très-notable dans l'accès et plus encore dans le second ; le troisième n'offrit que des spasmes seulement, et le quatrième ne fut marqué que par des bâillements.
Toutefois, il s'agit du traitement d'une femme hystérique apaisée par l'apport de belladone, selon une logique homéopathique à laquelle croyait le docteur Debreyne.
Il semble assez évident que Rimbaud a lu d'un côté le livre La Sorcière de Michelet et de l'autre une publication médicale qui reste à identifier où l'agitation causée par l'empoisonnement à la belladone est décrite avec l'idée d'importantes "gesticulations", d'un "soubresaut" sans doute aussi, une mention explicite des "pandiculations" n'étant pas à exclure.
Il faut par ailleurs observer que nous touchons ici à une littérature médicale qui ne cesse d'entrer en résonance avec les écrits de Rimbaud : "céphalalgies", "pavots", "poisons", "folie", "délire", etc.
Je viens de corriger plusieurs coquilles et phrases mal formulées. J'ai ajouté deux, trois précisions de ma pensée quand cela s'imposait.
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