Je reprends le titre de son ouvrage, mais il ne va pas être question de Jacques Gengoux.
Il s'agit de revenir sur deux œuvres de Rimbaud : "Voyelles" et Une saison en enfer, en méditant s'il s'agit de projets sérieux ou non de la part de l'auteur.
Prenons le livre Une saison en enfer. La prose liminaire expose un conflit au sujet de la religion. Le poète s'est révolté contre le christianisme, mais il s'est posé la question de la damnation qui en découlait. Tout cela est évidemment à nuancer. Le poète est sans doute devenu athée depuis un certain temps déjà et il a critiqué le christianisme dès ses débuts, avec notamment "Credo in unam" ou "Soleil et chair". Néanmoins, dans Une saison en enfer, il envisage sa révolte comme une impasse. Malgré son refus du christianisme, Rimbaud a-t-il vécu sa révolte comme une damnation ? S'est-il sincèrement envisagé comme damné ? Pour la plupart d'entre nous, et je m'y inclus, nous sommes tentés de dire spontanément qu'il ne s'est pas cru damné réellement et qu'il y a donc un certain degré de mise en scène dans l'écriture de ce que Verlaine appelle une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique". En clair, Rimbaud mime l'impression d'être condamné pour l'enfer, mais derrière ce cadre métaphorique il se pose la question de l'alternative limitée : être chrétien ou y être hostile, et il constate que même le fait d'être hostile à la religion qui fait dogme dans la société dans laquelle il vit ne lui permet pas de vivre et de s'épanouir. Il veut redéfinir l'amour, par exemple, mais ce n'est pas une redéfinition par table rase et où il reprend la réflexion à partir de rien. Il constate que des présupposés chrétiens ont été associés à la notion d'amour, également à la notion de beauté, qui, bien sûr, n'est pas baudelairienne dans Une saison en enfer, etc., et, par exemple, il ne veut pas priver l'homme d'un sentiment d'orgueil dans l'exercice de l'amour. Quand Rimbaud dit dans "Vies", poème des Illuminations, qu'il a "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", ou quand il définit l'amour dans "Génie" ou quand la "Vierge folle" prête à "l'Époux infernal" une intention de "réinventer l'amour", il faut tout simplement comprendre qu'est en jeu un toilettage de la notion chrétienne d'amour ou de charité.
Passons pourtant à un autre degré de difficulté dans l'approche du livre Une saison en enfer. Le poète ne se contente pas de considérer qu'il doit repenser sa révolte. Le poète nous explique, et là il faut penser aux sections "Alchimie du verbe" et "Adieu" en particulier, qu'il s'est pris pour un mage, un être singulier qui était plus lucide que le reste de l'humanité. Et c'est là que revient avec insistance l'interrogation critique sur le sérieux des propos tenus dans ce livre imprimé en 1873, quand Rimbaud n'a pas encore vingt ans, pas même dix-neuf. A cet âge-là, il n'est pas étonnant d'avoir un certain enthousiasme mystique sur ses propres capacités. Rimbaud s'est-il réellement cru pénétré d'une lucidité sur la vie qui le rendait unique et capable de jouer les mages pour la société. Un tel projet a été défini avec grandiloquence, mais fermement, dans les lettres à Demeny et Izambard de mai 1871, et nous retrouvons ces convictions au passé dans Une saison en enfer. L'auteur d'Une saison en enfer ne dit pas qu'il se considère comme unique, mais il prétend qu'il s'est cru tel. Le poète nous dit qu'il s'est pris pour un mage, qu'il a tout investi dans cette voie, qu'il a voulu tenir le discours de poète des révélations qu'il possédait, et il ne s'est rien passé. Le poète a l'impression d'avoir été dupé, qu'il a été victime d'une farce, d'une tromperie, qu'il a été abusé, ou qu'il s'est leurré lui-même. L'auteur faisant son mea culpa dans Une saison en enfer, il semble rentrer dans le rang humain, mais il y a quand même deux problèmes à soulever. Il faut déterminer si cette impression d'avoir été un mage exceptionnel, c'est de la mise en scène comme on peut le penser pour le sentiment de damnation, ou si le poète fait un bilan tout-à-fait sincère de son vécu d'artiste. Et ce problème rejaillit sur la production antérieure. En effet, si dans Une saison en enfer le poète regrette ce passé de mage, cela veut dire que nous devons prendre plusieurs des poèmes en vers de 1872, voire plusieurs de 1871, sans même écarter le problème de datation au cas par cas des poésies en prose, comme l'exercice d'une pensée qui se croit sincèrement d'une lucidité excédant la mesure de l'humanité de ce temps-là. Rimbaud croyait-il détenir des vérités absolues ? L'a-t-il cru quelque temps avant d'écrire Une saison en enfer ? Et comment peut-on déceler cela dans ses poèmes et le mettre à jour ? Comment cela se manifeste-t-il ?
En août 1871, Rimbaud écrit au poète en vue Théodore de Banville et lui donne sous forme de long poème en vers de huit syllabes une grande leçon railleuse intitulée "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Un peu plus tard, à Paris, Rimbaud compose un sonnet intitulé "Voyelles" que certains considèrent comme une fumisterie et d'autres comme une sorte de synthèse d'un savoir ésotérique dont la clef nous échapperait. Considérer de but en blanc "Voyelles" comme une fumisterie sarcastique permet de faire l'économie de tels questionnements, mais les approches de cet ordre-là n'ont pas permis de rendre compte de manière satisfaisante de la densité et de la finesse de cette composition. Pour ce qui est de prendre "Voyelles" au sérieux, je vais montrer aujourd'hui qu'il y a deux voies, l'une ridicule qui fait impasse, l'autre qui suppose une correction du point de vue sur la nature de la vérité formulée dans le poème.
Dans Une saison en enfer, le sonnet "Voyelles" est convoqué au début de la section "Alchimie du verbe". Le poète nous dit ceci :
J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Dans cette citation, il n'est pas question uniquement de la couleur des "voyelles", l'organisation des consonnes importe également. La création verbale serait dans la relation des consonnes aux voyelles. Et nous pouvons constater qu'après ce point culminant dans l'usage de la rime riche qu'est "Voyelles" nous savons que Rimbaud a ensuite composé des poèmes que Verlaine appelle "des Vers Libres", qui ne sont pas "Mouvement" et "Marine" des Illuminations, mais toutes ces pièces en vers irrégulières essentiellement associées au printemps et à l'été de l'année 1872, Verlaine utilisant l'idée de "Vers Libres" dans son sens historique premier. C'est assez amusant car dans ces poèmes Rimbaud se désolidarise de l'idée, pour citer Sainte-Beuve ou plutôt Joseph Delorme, que le génie du vers serait muet sans la "Rime". Face à l'identité forte de la rime, Rimbaud retourne à la matière première des consonnes et des voyelles et médite un nouvel instinct du rythme poétique. Nous avons donc certaines amorces qui nous invitent à considérer avec le plus grand sérieux ce qui est dit du recours en poète aux voyelles et aux consonnes dans "Alchimie du verbe". Le verbe "inventai" peut supposer une certaine gratuité de cet acte créateur, à moins de penser à une autre acception possible pour un tel verbe : inventer les couleurs des voyelles, ce serait découvrir quelles elles sont, comme on dit parfois de Christophe Colomb qu'il a inventé l'Amérique. Nous n'allons pas nous attarder sur cette question pour l'instant. En revanche, Rimbaud définit une couleur aux voyelles et il parle de l'organisation des consonnes sur le plan d'une mise en forme et en mouvement. Ce couple "forme" et "mouvement", c'est assez connu, revient dans la section "L'Impossible". Citons ce nouvel extrait sur lequel nous pencher :
M'étant retrouvé deux sous de raison - ça passe vite ! - je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !
Nous observons dans ce nouvel extrait un passage dont la construction symétrique rhétorique ne fait aucun doute : "la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré", car le poète se sert des expressions adjectivales en écho : "altérée", "exténuée" et "égaré" pour créer une solidarité entre les trois termes "lumière", "forme" et "mouvement". Et si nous opérons le rapprochement avec le passage sur "Voyelles" dans "Alchimie du verbe", nous avons la superposition suivante : la couleur des "voyelles", c'est la lumière, matière poétique, et la forme et le mouvement des consonnes selon des rythmes instinctifs vont permettre de rendre la note du "dégagement rêvé" d'un Orient des êtres perdu. L'exercice du poète doit tendre à l'émancipation de l'esprit. Telle est la visée. Et nous observons une rencontre entre le plan de la création poétique et celui de l'évolution du monde. Il faut bien observer ici que, même dans cette section au titre inquiétant, "L'Impossible", le poète considère comme compatible avec l'exercice de la raison la foi en cette lumière diffractée en couleur des voyelles, en cette idée de forme et mouvement que le tissage des consonnes va prétendre refléter. Il y a bien l'idée que la poésie doit dire une vérité sur le monde. Il ne s'agit pas de dire ce qu'est le monde, mais ce qu'il est potentiellement. Les humains sont plongés dans une certaine réalité, dans un certain contexte, celui des "marais occidentaux", mais le poète est là pour montrer que rien n'est perdu et qu'il y a toujours des forces absolues qui font sens. Et, en clair, le poète, tout en étant athée, tient un discours de conviction sur une forme de providence. Malgré les "marais occidentaux", il y a une finalité de la vie universelle qui ne permet pas de désespérer. Les temps sont durs, mais la raison ultime de la vie ne saurait s'éteindre pour autant. Evidemment, resterait à comprendre pourquoi placer une consonne à proximité d'une telle voyelle ou placer une consonne à telle attaque de syllabe dans un vers cela permettrait d'exprimer le sens de la vérité universelle. Et il reste à déterminer aussi d'une part si le poète croit un peu sincèrement à sa métaphore de l'organisation de la forme et du mouvement des consonnes autour des voyelles, et si, d'autre part, poème après poème il y a bien une science de l'enchevêtrement des consonnes et des voyelles qui ne laisse pas défaire par la nécessité par ailleurs d'employer les mots et leur sens précis en langue française, par la nécessité de construire du sens par la conformation grammaticale des phrases, etc. Une organisation de consonnes et de voyelles a-t-elle immédiatement un sens nourri indépendamment du sens des mots et de la syntaxe ? Ou bien cet entremêlement de consonnes et voyelles implique-t-il une science de la résonance en fonction du sens des mots employés et en fonction de l'allure grammaticale des tournures déployées ? En parlant de "rhythmes instinctifs", le poète donne tout de même l'idée d'un principe buissonnant, d'applications tout de même aléatoires.
Il me semble assez évident que pour dégager de la vérité de sens dans les deux citations que nous venons de faire il va falloir nuancer les propos, ne pas les prendre trop au pied de la lettre, et il va falloir en apprécier les conceptions métaphoriques. Notons au passage que Rimbaud joue bien évidemment sur les sens étymologiques des termes "occident" et "orient", chute et lever du soleil, et donc de la lumière qu'exprime les couleurs des voyelles.
J'ai, il est vrai, d'autres idées à développer au sujet de ces citations, mais je ne vous en ferai pas part pour l'instant.
Ce qui doit retenir l'attention maintenant, c'est cette idée d'invention des couleurs des voyelles, puisque nous en avons une illustration en un célèbre sonnet.
Avec tout ce que nous venons de développer, nous pourrions passer pour quelqu'un qui va soutenir que Rimbaud affirme une vérité absolue dans le sonnet "Voyelles". Or, non, nous considérons "Voyelles" comme une composition métaphorique à partir d'un système où les couleurs sont assimilées à un alphabet universel divin et non humain, à partir d'un système clos d'opposition du blanc au noir et de trichromie propre non à la peinture mais à l'optique (Young et Helmholtz) avec les mentions du rouge, du vert et du bleu, lequel admet la variante du violet, signe tangible d'une référence directe à la trichromie de Young et Helmholtz qui n'est pas celle des peintres du jaune, du rouge et du bleu, à laquelle fait encore référence Cros dans son écrit sur la photographie en couleurs.
Il ne s'agit pas de dire que Rimbaud a cru découvrir une vérité sur l'association des couleurs et des voyelles à partir notamment d'une lecture des publications récentes en français sur les travaux de Helmholtz. Il s'agit d'un cadre métaphorique qui permettait commodément d'avoir cinq couleurs pour cinq voyelles avec une sorte de contrat d'exhaustivité rempli. Grâce à l'idée de trichromie, le poète n'avait pas à se soucier de la non-mention du brun, du jaune, de l'orangé, etc., etc. Il ne faut pas chercher des implications scientifiques éblouissantes à cela dans le cas du poème de Rimbaud. Ceci dit, je resterais vigilant aussi sur l'idée de vibration qui est également sensible dans les autres travaux de Helmholtz, mais cette fois au-delà du seul domaine de l'optique.
Rimbaud ne dit pas sincèrement qu'il croit que le A correspond au noir. Du coup, la composition du poème semble gratuite. Le sonnet ne serait là que pour faire joli. Comment désormais prétendre que cette composition a un sens sérieux ?
Une approche tentée, c'est de considérer que le poème est une fumisterie. Il a été dénoncé ainsi à l'époque de sa publication initiale dans Les Poètes maudits, et, en réponse à ses réactions, Verlaine n'a pas émis une pleine fin de non-recevoir. Il n'a pas dit que le poème était fumiste en tant que tel, mais il a fait entendre que c'était une approche qui pouvait réengager le lecteur sur la voie de sa signification subtile. Le problème, c'est que le terme "fumisterie" est assez fort et ne se laisse pas nuancer ainsi. Le terme pourrait être excessif, même si Verlaine a fait mine de partiellement l'avaliser. Le poème est-il un peu fumiste ? Ou a-t-il quelque chose qui ressemble à une satire par la fumisterie mais qui n'en serait même pas pour autant ?
Pour moi, il est clair que "Voyelles" dit quelque chose d'important qui tient aux tripes de Rimbaud, mais je ne crois pas pour autant à ce que dit le poème en surface. Comment se sortir d'un tel dilemme ?
Beaucoup de poèmes de Rimbaud sont des satires, des pièces sarcastiques pleines d'ironie fine. On peut tout à fait concevoir que Rimbaud tourne en dérision les convictions des poètes, et si pas les convictions les jeux factices un peu complaisants d'écrivains qui posent en visionnaires.
Il n'est pas difficile d'envisager cette lecture dans le cas de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Le titre annonce bien un sermon et il y a une double adresse, une au poète en général et une au poète Théodore de Banville qui est le destinataire de la lettre contenant ce long poème qui ne nous est d'ailleurs pas parvenu par d'autre voie ultérieure que celle du courrier à Banville.
Dès le premier quatrain, la lassitude à l'égard des clichés de poète est affichée. Pourquoi les poètes n'en ont-ils pas marre de tout le temps nous parler de lys, comme si c'était un mot magique ? Et face à l'élitisme de l'art, la raillerie va bon train dès le second quatrain avec les "Plantes" envisagées comme "travailleuses". Rimbaud ne recule pas devant les associations d'idées douteuses qui heurtent le sentiment du beau : "Le Lys boira les bleus dégoûts [...]". Je ne vais pas tout citer, mais nous avons bien un poème dont l'esprit est porté à la farce, farce d'ailleurs explicitement accolée à la figure du poète lui-même. Le poète ne serait pas inconscient de la folie de ses propos, il serait un authentique plaisantin : "Sers-nous, ô Farceur, [...]" Notons que l'idée de farce est décidément importante à Rimbaud qui écrira dans Une saison en enfer : "La vie est la farce à mener par tous", après avoir appliqué l'idée d'une pratique de la farce aux "anciens saints" qui sont, ne l'oublions pas, des équivalents de la portion des poètes qui se disent mages, voyants, visionnaires, comme Hugo, Vigny et quelques autres.
Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud donne des conseils pour l'avenir de la poésie qu'il convient à l'évidence de lire comme des propos insincères, comme autant de défis ironiques provocateurs. L'ironie est un peu complexe, en réalité. Les poètes veulent étonner le monde par leurs inventions, mais leur sens des convenances les empêche de pratiquer certaines audaces. En ce sens-là, les conseils du poète ne sont pas qu'insincères. Ceci dit, il y a quand même un esprit de raillerie évident à envisager des fleurs qui soient flanquées d'amygdales gemmeuses ou des fleurs qui soient des chaises et donc sur lesquelles on peut s'asseoir ! Par ailleurs, quand le poète parle de rimer une version sur le mal des pommes de terre, il fait allusion à ce qui a déjà été fait et qui est une objet de moquerie dans la presse depuis quelques années. Et, à la fin de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud met en place un discours métaphorique qui annonce explicitement le projet du sonnet "Voyelles", le projet de création des couleurs des voyelles. Nous rencontrons même l'énumération des couleurs sélectionnées ultérieurement pour le célèbre sonnet, à la différence qu'il est alors question d'une évocation aléatoire avec renvoi à l'idée de dioptrique, quand "Voyelles" suppose une autre théorie sur l'optique pour avoir un caractère clos. Le caractère aléatoire dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" est confirmé par le fait qu'il n'y a pas d'association aux cinq voyelles, qu'il y a une mention de six couleurs à cause du rose, et par le fait que la mention des couleurs se fait en deux temps.
[...]Ta Rime sourdra, rose ou blanche,Comme un rayon de sodium,[...]
De tes noirs Poèmes, - Jongleur !Blancs, verts, et rouges dioptriques,Que s'évadent d'étranges fleursEt des papillons électriques !
Gengoux a envisagé le lien de ces passages cités au sonnet "Voyelles" dans son livre La Pensée poétique de Rimbaud, mais il n'en a rien fait de très précis, au point qu'il ne rappelle même pas cet écho pourtant important dans son livre La Symbolique de Rimbaud qui est la version courte destinée au public de sa thèse. Remarquons pourtant que les liens sont assez précis. Ici, c'est la Rime qui est présentée comme une couleur. Cela nous rapproche nécessairement de l'idée d'une voyelle qui est une couleur, tout en maintenant dans la référence métaphorique au discours de Banville qui, à la suite de Sainte-Beuve ou Joseph Delorme, pense que le génie du vers est muet sans la rime. Notons aussi pour qualifier les fleurs le choix de cet adjectif "étranges" significativement placé à la rime avec le mot "anges" dans le dernier tercet de "Voyelles". Il va de soi que les "strideurs étranges" sont à rapprocher de l'effet d'évasion des "étranges fleurs" et des "papillons électriques". Nous observons aussi le calembour sur le mot "rayon" dans la comparaison "Comme un rayon de sodium".
Tout ceci inviterait à penser que "Voyelles" est comme "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" une raillerie à l'égard d'un discours théorique ambiant qui sert aux poètes à légitimer leur influence sur la société, à légitimer leur pratique et leur existence. Et Banville ne serait pas une cible anodine de "Voyelles" aux côtés de Victor Hugo, de Charles Baudelaire, auteur du sonnet "Les Correspondances", et de quelques autres. Et finalement, cela établirait la vérité de la remarque de Verlaine admettant que les quatorze vers sur les couleurs des voyelles ont quelque chose de passablement fumiste.
Il faut d'ailleurs observer qu'en 1872 (18743 éventuellement, mais nous n'y croyons guère) il y a eu production d'un poème court à vers brefs, non daté précisément, qui contient un des mots rares du sonnet "Voyelles", "viride" (cette fois au singulier), et ce poème se moque de l'esprit potager des poètes qui par ailleurs se font les grandiloquents chantres de la Nature et du printemps. Dans les poésies de Jospeh Delorme, il est question dans un poème de la sinistre couleur verte des potagers, il y aurait toute une recherche à faire sur les mentions comme repoussoir à la poésie des potagers dans les livres des romantiques et puis des parnassiens. Dans "Entends comme brame...", il est question de "la rame / Viride du pois", et l'expression est suffisamment outrancière pour éviter que nous ayons à douter de son intention sarcastique.
Mais c'est là qu'on en vient à "Voyelles". Le poème n'a pas ses expressions sarcastiques outrancières. Il n'y a pas dans la composition des images de "Voyelles" l'application de procédés comiques pour appeler le lecteur complice à se moquer de la sottise des poètes. Dire que l'ironie est plus feutrée ne suffit pas. Il ne suffit pas de faire des rapprochements avec les railleries patentes de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" et "Entends comme brame..." pour prétendre que "Voyelles" est un canular. Cela ne tient pas.
Ainsi, une autre approche est envisageable. Nous pouvons identifier quand Rimbaud raille les principes et les beaux discours des poètes, et cela ne concerne pas "Voyelles". Par conséquent, "Voyelles" serait plutôt l'exploration de ce qu'il est possible de faire en adoptant avec un relatif sérieux les idées des poètes sur leur magistère révélant le sens caché de la Nature, du printemps, etc.
Nous avons déjà dit ne pas croire à l'idée d'une vérité du discours de "Voyelles" en surface. Et nous pouvons aller plus loin. Si Rimbaud exprimait une thèse sur le réglage des associations entre couleurs et voyelles en poésie, ce sonnet ne serait pas un cas isolé. Qu'écrit-il d'autre à la même époque ? Il compose "Le Bateau ivre", "Les Corbeaux", "Les Mains de Jeanne-Marie" et si on élargit il écrit encore "Les Chercheuses de poux", "Oraison du soir", "Les Douaniers", ou bien va bientôt écrite "La Rivière de Cassis", "Chanson de la plus haute Tour", "Larme", etc. Même si on peut rapprocher ces poèmes de 72 d'une exaltation de la Nature et d'un mystère comparable à "Voyelles", il n'en reste pas moins que ces poèmes de 72, pas plus que les autres que nous venons de citer, ne parlent de la théorie des correspondances. Rimbaud aurait fait une découverte capitale qu'il aurait exprimée en un sonnet, et il l'aurait faite sans tâtonnements, sans y passer un long moment de préparation et sans jamais y revenir. Je suis très précis dans ce que je dis. On peut bien évidemment envisager les liens profonds de "Voyelles" à l'esthétiques d'autres poèmes, antérieurs ou postérieurs, en vers réguliers ou non, etc., mais le sujet du sonnet "Voyelles" lui est exclusif, à l'exception de passerelles relatives du côté de railleries exprimées dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème qu'on ne retrouve même pas en mention dans les dossiers qu'a pu détenir Verlaine, à l'exception du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Cela suffit pour indiquer que le propos théorique explicite de "Voyelles" n'est pas à prendre au pied de la lettre. L'essentiel du sonnet est ailleurs. Pourtant, il n'a pas les allures sensibles de la raillerie, et le seul poème proche de "Voyelles", le madrigal "L'Etoile a pleuré rose..." n'a lui-même rien d'une farce sarcastique au vu de son vers ultime : "Et l'homme saigné noir à ton flanc souverain." Nous sommes bien au contraire dans les proportions épiques de la poésie, sans aucun persiflage sensible.
Or, je disais tout à l'heure que des poèmes comme "Le Bateau ivre", "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Les Corbeaux" étaient des pièces contemporaines de la composition du sonnet "Voyelles" et je faisais entendre que ces trois poèmes avaient des sujets précis qui ne renvoyaient pas à la réflexion ésotérique sur les pouvoirs du verbe. Le poème "Les Corbeaux" composé à la fin de l'hiver 72, en février ou mars vraisemblablement, devait être publié dans la future revue La Renaissance littéraire et artistique, sauf qu'il a subi une attente de quelques mois avant de paraître dans un numéro tardif du mois de septembre. Le titre de la revue supposait un renouveau qui ne pouvait pas ne pas faire songer aux lendemains de la guerre franco-prussienne. Il y avait des sympathisants communards dans la direction de cette revue, mais cela ne pouvait être affiché explicitement. Le titre de la revue semblait donc être à l'unisson d'un discours ambiant qui était tout aussi bien et même plus celui des anticommunards. Rimbaud a composé "Les Corbeaux" face aux discours patriotiques sur les morts de la guerre franco-prussienne, face aux discours patriotiques pleurant la perte de l'Alsace-Lorraine, qui est en réalité la perte de l'Alsace-Moselle, et ce poème interroge la notion de patriotisme en disant que les massacrés de la Semaine sanglante faisaient eux aussi parties de la patrie et comment se fait-il que tous ces proclamés patriotes n'aient aucune larme pour eux ? Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" dont la composition est datée sur le manuscrit de février 1872 fait bien évidemment écho aux procès récents et encore en cours des femmes de la Commune, à celui en particulier de Louise Michel, et il réplique à la presse anticommunarde en ciblant la personne de Théophile Gautier. On ne rend pas la note du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" si on ne prend pas le temps de préciser toutes les attaques très précises tournées contre la personne du poète Théophile Gautier. Rimbaud le parodie, évoque ses pensées anticommunardes exprimées dans le livre des Tableaux du siège censé pourtant ne traite que de l'événement précédent, la guerre franco-prussienne, et il cible aussi l'hypocrisie de sa pose affichée de prétendant à l'art pour l'art qui se détourne de la politique, quand en réalité le poète a bien sûr une position politique qui apparaît dans ses écrits et quand en réalité le poète ne détourne la tête que parce que ce dédain l'arrange, que parce qu'il refuse de voir ce qui ne lui plaît pas, que parce que cela lui permet de cacher son hostilité, que parce que certaines réalités politiques heurtent sa sensibilité et qu'il définit la poésie dès lors non plus comme un magistère mais comme un refuge où se complaire. Et il faut bien prendre la mesure que dans "Les Mains de Jeanne-Marie" Rimbaud récuse l'appartenance de Gautier au champ des voyants, récuse donc ce qu'il avait de Gautier dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871. Gautier est une plume, il a un brio de poète, mais ce n'est pas un voyant. Et "Les Mains de Jeanne-Marie" développe la féerie d'un réalisme populaire qui se veut un démenti cinglants aux horizons bornés et élitistes de la poésie de Gautier, et pour cela Rimbaud tape sur les contradictions de Gautier au sujet de la notion de beauté et sur les insuffisances de ses conceptions de l'éternel féminin.
Nous sommes donc avec "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Les Corbeaux" sur deux sujets polémiques sérieux avec des compositions qui tiennent des propos sur le monde tout ce qu'il y a de plus nourri et porteur. Il n'est pas difficile de mesurer l'intérêt de ces deux discours sur le monde.
Dans le cas du "Bateau ivre", les choses sont un peu différentes. Le cadre métaphorique très étoffé qui se refusait à dire trop explicitement de quoi il était le véritable nom a amené quantité de commentateurs à considérer que cette pièce était ésotérique au même titre que "Voyelles", à ceci près que "Voyelles" exposait une synthèse théorique, alors que "Le Bateau ivre" serait le témoignage d'une expérience de vie personnelle, certes importante, mais aussi bien aléatoire.
En réalité, il faut s'attarder sur le cadre métaphorique d'ensemble qui est très subtil et très précis. Que fait Rimbaud ? Il décrit l'abandon de sa volonté à se laisser entraîner par le courant et toute une aventure en mer qui reçoit une fin tragique. Face à cette fin tragique, le poète essaie de se ressaisir et définit une attitude qui relève de la persistance, il continue à adhérer à l'esprit du "Poème / De la Mer", quand bien même son heure semble passée, comme s'il avait définitivement vaincu. Le poème se termine par la mention très significative à l'époque des "pontons", ce n'est évidemment pas une découverte ou une hypothèse personnelle de Delahaye qu'il faut mettre en avant, ce n'est pas ça de la critique littéraire, il est clair que les pontons évoquent les prisonniers de la Commune après la Semaine sanglante et que cela renvoie à des épisodes politiques similaires antérieurs déjà documentés par exemple dans Les Châtiments de Victor Hugo. Il y a d'autres indices dans "Le Bateau ivre" d'allusions à la Commune, à un contexte révolutionnaire, le pluriel des "juillets" notamment. Ces deux mentions ne suffiront pas à convaincre les lecteurs les plus prudents qu'il faut étendre la signification communarde à l'ensemble du poème. Toutefois, pour s'en convaincre, il suffit de savoir que la métaphore du déluge ou de la marée appliquée au peuple lançant une révolution est un poncif explicite, très présent, dans la poésie d'André Chénier à Arthur Rimbaud, en passant notamment par des emplois hugoliens surabondants. Ce poncif ne concernait pas que la poésie. Les métaphores sont employées dans la vie de tous les jours et la métaphore du peuple océan révolutionnaire ou marée révolutionnaire est partout dans la presse, dans la prose sur les événements politiques et bien évidemment Lissagaray y recourt lui-même dans son Histoire de la Commune qui pourtant n'a pas l'enthousiasme littéraire exalté d'un Michelet.
Maintenant, ce qui n'a pas été bien compris, c'est que cette métaphore de la mer associée au destin du poète avait un deuxième ancrage. La métaphore de la mer et du poète comme un bateau, tout cela est aussi un poncif littéraire. Dans leurs premiers recueils, dans les années 1820, Lamartine, Hugo et Sainte-Beuve se saluent par poèmes interposés. Les poèmes ont des dédicaces "A Lamartine", "A V. H.", etc., et on a les métaphores du poète, alors romantique même si Sainte-Beuve répugne à employer le mot, qui se prend pour un bateau qui met à la voile, et nous avons un univers de la poésie qui est fait de flots, d'horizons marins, de vagues attaquant les récifs. Précisons d'ailleurs au passage que les images étonnantes du "Bateau ivre" qui n'ont l'air d'avoir aucun référent dans le monde réel, correspondent en réalité à une accentuation du mode d'expression par images de Lamartine qui se risquait à des évocations colorées, à des images particulières, qui déformaient la perception du monde réel, par vision de poète. Mais, restons-en au cadre métaphorique pour cette fois. Rimbaud a doublé la référence avec d'un côté son expérience d'adhésion en poète à la Commune qui sera réprimée lors de la Semaine sanglante et avec d'un autre côté l'idée que ce fut une échappée dans la poésie. Et cette superposition permet bien évidemment de légitimer la référence au statut de mage du poète. Si adhérer à la Révolution en son temps, c'est faire acte de poète, c'est bien l'idée d'un poète engagé à comprendre lucidement la vie de la société dans laquelle il est immergée et à rendre témoignage par ses écrits. Partant de là, le poème "Le Bateau ivre" décrit sous un voile métaphorique qui avait entre autres fonctions de contourner la censure l'expérience de l'adhésion à la Commune, mais aussi il met en scène la pratique du "voyant" définie dans la lettre du 15 mai à Demeny. Et cela va plus loin. J'ai dit que "Les Corbeaux" répliquait au discours patriotique des anticommunards qui ne pleurent que les morts de la guerre franco-prussienne, et que finalement cela suppose une réflexion critique très fine, et imparable, sur le sens du mot "patriote". J'ai dit que le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" répliquait lui aussi à des discours anticommunards, et qu'il répondait très précisément aux écrits d'un poète anticommunard, Théophile Gautier, en ciblant des pensées exprimées par le poète tarbais aussi bien longtemps avant l'avènement de la Commune qu'immédiatement après la répression de la Semaine sanglante. Or, dans "Le Bateau ivre", outre que la référence aux événements de la Commune ne permet plus de parler d'un récit aléatoire d'une expérience personnelle, le système métaphorique mis en place permet de créer une relation aux discours d'autres poètes, anticommunards comme Victor Fournel, mais pas exclusivement. Car, dans le cas du "Bateau ivre", ce qui est passionnant, c'est la réponse à Victor Hugo. Victor Hugo n'était pas anticommunard, mais il n'a pas adhéré à cette révolution ratée et son recueil L'Année terrible qui n'a pas encore été publié mais qui est en train d'être conçu et dont témoignent des prépublications dans la presse, dans le journal Le Rappel, prévoit un dépassement de la position des uns et des autres par le discours de prophète d'un poète au-dessus de la mêlée. Ce qui est passionnant dans "Le Bateau ivre", c'est d'aller en quête des évocations et des images qui répliquent à des discours d'Hugo, à des passages écrits par Hugo bien longtemps avant l'événement communard, comme à des discours d'actualité d'Hugo au cours de l'année 1871 même. Et dans cette confrontation, il y a un enjeu critique. Nous n'avons plus le mage seul au-dessus de la mêlée, ou le mage qui n'a que des alliés et donc dit la vérité en soulignant qui abonde dans son sens. Le poème "Le Bateau ivre" où s'exprime des incertitudes, c'est une pièce unique, c'est, même si ce n'est pas explicite, un discours de conflit critique entre deux grands mages de la poésie française, Rimbaud l'inconnu face à Victor Hugo le monument qui a traversé le siècle et posé contre un souverain, Napoléon III. C'est à ce niveau-là qu'il faut envisager le sens profond du "Bateau ivre".
J'ai relu trois poèmes de Rimbaud pour montrer que la satire n'est pas que dans la raillerie et que sa poésie tient des propos extrêmement sérieux. Rimbaud prend véritablement la réalité à bras-le-corps, et les leçons satiriques qu'ils donnent ne sont pas que des discours à charge complètement négatifs. Il crée son propre discours en s'opposant à d'autres.
Et je prétends que même si cela a l'air moins évident à faire dans le cas de "Voyelles" c'est bien en tant que discours critique que "Voyelles" est un poème sérieux avec une vérité à dire. Comme il l'a fait dans "Le Bateau ivre", Rimbaud a développé un cadre métaphorique qui n'est pas étranger aux choix métaphoriques des poètes de son époque, et la vérité qu'on cherche dans "Voyelles" ce ne sera pas celle d'un système théorique dont l'auteur se contrefiche quelque peu, ce qui va importer c'est que, dans la résonance avec les exemples de métaphores des poètes antérieurs, on va avoir l'expression des divergences et des tensions critiques du discours de Rimbaud lui-même. Et par ailleurs, le poème ne sera pas vrai par ce qu'il expose théoriquement, mais par ce qu'il dit de perceptions sur la vie qui n'est pas ainsi formulé, pris en considération, par les prédécesseurs.
Et, dans "Voyelles", il y un rapport au cycle de vie et de mort de la Nature qui inclut le traumatisme de la Semaine sanglante. Il n'est pas raisonnable de prétendre que les mentions rapprochées "strideurs", "suprême" et "clairon" n'imposent pas un éclairage de "Voyelles" par la lecture d'un quatrain de "Paris se repeuple". De telles réticences ne sont pas sérieuses. Rimbaud l'a déjà fait entendre que la beauté peut être mêlée au repoussant dans "Les Mains de Jeanne-Marie" en dénonçant l'élitisme "puritain" d'un Gautier, et dans "Voyelles" il nous rappelle que le printemps poétique suppose un renouveau dans la putréfaction des cadavres dévorés par les mouches. Il nous apprend que vivre c'est aussi la colère qui nous met en danger et nous fait cracher le sang. C'est ces équilibres fascinants qui font de "Voyelles" un discours poétique sur le réel résolument nouveau. Et dans "Voyelles" Rimbaud reconduit des discours qu'il a toujours tenus depuis au moins la composition de "Credo in unam", mais en y incluant ce que lui a appris le traumatisme de la semaine sanglante. Certes, Rimbaud n'est pas le premier à envisager que la perception du bien et du mal, du beau et du laid peut être réversible dans les transformations du réel, mais il met cette tension dans la construction métaphorique de l'orient de lumière qui est printemps, alors que cela n'apparaissait pas de la sorte dans la poésie romantique des prédécesseurs.
Evidemment, quand il écrit "Voyelles", Rimbaud est extrêmement jeune, il n'a pas dix-huit ans, et il a des bouffées d'orgueil. Il devait très certainement se considérer le plus intelligent, comme le singulier détenteur d'une vérité que personne n'avait approchée avant lui, puisque son discours sur "Voyelles" il est le seul à le tenir et en plus il est polémique. C'est ici qu'il faut être nuancé. Rimbaud a bien conscience qu'il n'est pas un philosophe, qu'il n'est pas pleinement un intellectuel aguerrie, etc., etc. Il se rend compte qu'en poésie il est jusqu'auboutiste d'idées en voie de formation. Je vais essayer de m'expliquer avec l'exemple de la religion. Rimbaud a parfaitement compris à son époque que la religion chrétienne est à bout de souffle. Il mesure pourtant où se sont arrêtés les autres poètes dans la révision critique, et lui va plus loin. Il est des poètes qui ne traitent pas le sujet, mais Rimbaud lui il reprend le sujet où il en est et il essaie de faire rendre gorge aux valeurs qui lui déplaisent dans le christianisme, il essaie aussi de bien mettre à jour la facticité du modèle religieux. Et en faisant cela il en profite pour essayer au maximum d'éprouver une nouvelle morale de la vie courante. Il ne va pas se contenter de dire qu'il est athée, que les bigots sont des hypocrites pour ensuite admettre de toute façon comme un acquis le discours moral ambiant tributaire des convictions religieuses antérieures. Bref, Rimbaud devait tantôt se sentir le plus intelligent, tantôt se dire qu'il ne l'était pas forcément et chercher à l'être, mais la base de son orgueil c'est vraiment qu'il est en avant dans le combat poétique pour l'émergence de nouvelles valeurs, d'un nouveau cadre. Je ne dirai jamais que Rimbaud était convaincu d'avoir découvert une vérité absolue que les autres ignoraient. Ce côté en avant jusqu'auboutiste est vraiment ce qui permet de prendre la mesure du sentiment de singularité intellectuelle et poétique de Rimbaud. Il n'a pas la formule, et donc ne peut pas se dire le plus intelligent et le détenteur d'une vérité que les autres n'ont pas, mais il se flatte d'être le meilleur poète dans l'exercice de l'intelligence parce qu'il explore les pleines conséquences de la remise en cause des représentations ambiantes de la société.
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