dimanche 12 juillet 2020

Il y a 150 ans... le 12 juillet

Dans mon précédent article du 6 juillet, j'ai joué sur l'anniversaire de la date officielle du début de conflit entre la France et la Prusse. On aura remarqué que ma composition a été conçue à partir de l'idée d'un effet de surprise. Le chroniqueur maîtrise l'information, mais pas celle du jour même qui lui est rapportée par son vis-à-vis. Il faut bien comprendre que le conflit franco-prussien n'a pas été prévisible. Il a mûri, je vais revenir là-dessus, mais quand il éclate il a un caractère inattendu. Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais pu citer la presse d'époque. En effet, pour consacrer le caractère soudain du conflit, il suffit de sonder la presse dans les jours qui ont précédé le 6 juillet. Il peut être question de la presse quotidienne, comme il peut être question des périodiques publiés à de plus longs intervalles, je pense par exemple à la Revue des deux Mondes et puis à toutes les revues qui pouvaient développer plus longuement certains sujets politiques. La France prend conscience d'un conflit naissant qui imposerait un devoir de faire la guerre, suite à une "interpellation". Tout va très vite ensuite. Pour l'instant, nous sommes le 12 juillet, la guerre n'a pas été déclarée. Je reviendrai plus tard sur ce que la presse a développé du 6 juillet jusqu'à la déclaration de guerre. Pour l'instant, on peut se limiter à ressentir l'effet de soudaineté de cette annonce d'un conflit au sujet de la succession au trône d'Espagne, il n'y a pas une semaine encore. Dans mon article du 6 juillet, j'ai mis en avant des informations sur le rapport à la Prusse dans le discours du chroniqueur qui ignorait pourtant l'interpellation et l'intervention du duc de Gramont. Je voulais montrer un état d'esprit qui annule la prescience de l'historien et qui donc considère ces informations sans les impliquer comme signes avant-coureur de la guerre franco-prussienne. Je suis assez content de la composition d'ensemble de mon article du 6 juillet que je trouve vraiment très efficace pour se représenter la soudaineté d'une prise de conscience. Maintenant, mes articles au fur et à mesure permettront aux lecteurs qui auront la chance de me suivre d'avoir un guide pour se représenter le temps qui s'écoulait pour Rimbaud et tous les gens ayant vécu l'année terrible. Libre à mes lecteurs de pousser le jeu plus loin et de lire jour après jour la presse d'époque en respectant scrupuleusement les dates, etc. Je ferai sans doute de tels sondages ultérieurement. Pour l'instant, rien ne presse.
Cette soudaineté est intéressante à rapprocher du poème "A la Musique". Izambard soutient que ce poème a été composé en juin 1870, et donc à un moment où il n'est nulle question de guerre franco-prussienne, malgré le vers étonnant : "La musique française et la pipe allemande !" qu'on soupçonne parfois d'être une allusion au conflit naissant. Les rimbaldiens ont mis la main sur deux annonces du programme de musique militaire jouée "Place de la gare, à Charleville", l'un de ces programmes concerne précisément "les jeudis soirs" et nous sommes bien renvoyés à un spectacle typique de Charleville antérieur au 6 juillet. Ensuite, si on relit mon article du 6 juillet, on observe que le sentiment de conflit latent avec la Prusse existe depuis des années, mais qu'il est un sujet de conversation courant qui n'implique pas l'idée d'un affrontement imminent. Rimbaud pouvait très bien ironiser sur les tensions entre la France et l'Allemagne dans un poème de juin 70, sans rien soupçonner de la gravité du conflit au sujet de la succession au trône d'Espagne.
Je considère qu'Izambard est fiable quand il dit que le poème date du mois de juin, d'autant plus que lui-même, comme Rimbaud, a vécu la naissance du conflit. Si le poème avait été lié au conflit, Izambard s'en serait souvenu. Qui plus, une lettre de Rimbaud à Izambard en août réécrit explicitement certains motifs du poème "A la musique" dans le contexte critique de la guerre qui a démarré avec les premiers combats. Il n'est besoin d'aucune compétences d'analyste littéraire pour faire le rapprochement entre le poème "A la Musique" et cette lettre. Or, jamais Izambard n'a pris prétexte de la lettre pour la dater du mois d'août, en la faisant passer pour envoyée avec la lettre par exemple. J'en conclus qu'Izambard identifiait clairement la lettre d'août 70 comme un rappel du poème de juin où Rimbaud s'ingéniait à transposer le "patrouillotisme" en temps de paix en "patrouillotisme" en temps de guerre.
Je reparlerai de cette lettre.
Intéressons-nous maintenant à l'actualité du 12 juillet 1870. Le prince Antoine de Hohenzollern a annoncé que son fils Léopold, pour lors injoignable à cause d'un voyage dans les Alpes, renonçait au trône d'Espagne. La nouvelle étant connue au Corps législatif, Clément Duvernois dépose une interpellation du Gouvernement "sur les garanties qu'il a stipulées ou qu'il compte stipuler pour éviter un retour des complications successives avec la Prusse". Il ne fait aucune demande pressante au sujet de la date à fixer pour discuter de son interpellation. Toutefois, depuis quelques jours, la presse et les gens dans la rue témoignent d'un esprit belliqueux bouillant, pendant que, Nana, l'héroïne du roman éponyme de Zola, vit ses derniers jours. L'heure est à la demande de garanties.
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Dans la chronologie de l'ouvrage de Francis Choisel La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour, car je continue de m'en servir comme support, un autre événement d'époque retient l'attention de l'historien. Le 8 juillet, pour la troisième fois, la branche parisienne de l'Internationale a été dissoute par voie de justice. Trente-quatre membres ont été condamnés à des peines d'emprisonnement. Je cite un extrait du jugement cité dans cette chronologie même :

Il n'est pas permis de douter aujourd'hui que cette société, qui pouvait être utile au bien, si elle était renfermée dans les termes de ses premiers statuts, est devenue un danger social, et un danger formidable si l'on tient compte du nombre de ses membres [...] et de l'ardeur avec laquelle elle s'est jetée dans les questions les plus irritantes de la politique actuelle, n'abandonnant pas, il est vrai, son premier programme, mais déclarant qu'il ne peut être réalisé que par la révolution et par l'avènement de la république démocratique et sociale.
Parmi les condamnés, nous trouvons Varlin qui s'est enfui à l'étranger, Malon, et quelques autres. Le 12 juillet, le journal Le Réveil publie un appel contre la guerre venu des membres parisiens de l'Internationale, appel que cite là encore notre chronologie de support, et cet appel sera repris le lendemain dans le journal Le Rappel :

Travailleurs, Français, Allemands, Espagnols, que nos voix s'unissent dans un cri de réprobation contre la guerre. [...] La guerre pour une question de prépondérance ou de dynastie ne peut être aux yeux des travailleurs qu'une criminelle absurdité. En réponse aux acclamations belliqueuses de ceux qui s'exonèrent de l'impôt du sang ou qui trouvent dans les malheurs publics une source de spéculations nouvelles, nous protestons, nous qui voulons la paix, le travail et la liberté. [...] La guerre, c'est le moyen détourné des gouvernements pour étouffer les libertés publiques. La guerre, c'est l'anéantissement de la richesse générale, oeuvre de nos labeurs quotidiens. Frères d'Allemagne ! [...] la guerre entre nous serait une guerre fratricide.

Parmi les manuscrits d'Izambard, nous retrouvons une première version incomplète du poème "Le Forgeron" et dans le souvenir d'Izambard, au moment des vacances, au milieu de juillet, Rimbaud était lancé dans la composition d'un grand poème. Dans la chronologie politique de Francis Choisel, l'actualité sur le monde ouvrier est assez copieuse pour l'année 1869. Le 31 mars 1869, le Gouvernement s'intéresse au lancement d'une loi pour supprimer l'obligation du livret d'ouvrier, projet reconduit le 21 mars 1870, mais qui n'aboutira toujours pas. La commission du Corps législatif chargée de l'examiner ne sera nommée que le 10 juin 1870, ce qui nous rapproche cette fois de la date de composition du poème "Le Forgeron". Mais, l'année 1869 connaît surtout un certain nombre de grèves et cela intéresse les poésies de Paul Verlaine, François Coppée, Eugène Vermersch et Arthur Rimbaud à plus ou moins court et moyen termes.
Le 16 juin 1869, lors d'une grève dans la Loire, treize mineurs sont tués par l'armée alors qu'ils essayaient de libérer certains de leurs camarades qui avaient été arrêtés. Plusieurs vagues d'arrestations vont avoir lieu dans les semaines suivantes. Mais tout ceci a eu lieu un an avant la composition du poème "Le Forgeron" lui-même. Les grévistes de La Ricamarie seront graciés le 14 août, en prévision du centenaire de la naissance de Napoléon Ier, huit jours après leurs condamnations. Toutefois, le 8 octobre 1869, lors d'une grève dans l'Aveyron, quatorze mineurs et trois autres personnes sont à nouveau tués par l'armée. Le 8, les mineurs ont voulu empêcher les ouvriers des forges de travailler et ont affronté la troupe qui a fait feu. Il y a en outre vingt-deux blessés, dont certains accroîtront le nombre des décès dans les jours suivants. La fin de l'année 1869 a été marquée par un manifeste de vingt-sept députés républicains se désolidarisant de l'extrême-gauche, le 15 novembre. Nous y relevons les noms de Favre, Gambetta, Garnier-Pagès, Grévy, Pelletan, Picard et Simon. Ils s'opposent notamment au mandat impératif qui ne peut "conduire [...] qu'à la tyrannie des minorités". Le 22 novembre, lors d'élections législatives partielles, Henri Rochefort est élu à Paris et le 19 décembre 1869 celui-ci lance encore le premier numéro de son journal politique La Marseillaise. L'organe de presse hugolien, Le Rappel, a publié son premier numéro le 3 mai 1869.
Tous ces événements plus anciens ont leur importance dans la genèse de bien des poèmes de Rimbaud, mais en-dehors de la liaison littéraire par les publications de Vermersch et Coppée il nous manque sans doute encore des références plus récentes qui auraient précipité la composition du poème "Le Forgeron" à la veille de la guerre franco-prussienne...
A suivre !

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