En
octobre et novembre 1871, Rimbaud a participé à un jeu zutique. Il a composé
des poèmes qui parodiaient quelques écrivains en vue de son époque, la
raillerie n’allant pas sans arrière-pensées quant à la situation politique. La
cible était la plupart du temps identifiable au moyen d’une fausse
signature : François Coppée, Albert Mérat, Armand Silvestre, Léon Dierx,
Louis-Xavier de Ricard, Paul Verlaine, Belmontet, Louis Ratisbonne. La forme
pouvait faciliter une identification, c’est le cas des dizains de cinq paires
de rimes plates à la manière de Coppée ou bien des sonnets en vers d’une, deux
ou trois syllabes qui renvoyaient aux acrobaties d’Amédée Pommier et à
certaines attaques d’Alphonse Daudet contre Verlaine et les Parnassiens. Ce
procédé ludique était-il pour autant réservé à un ensemble de compositions
d’importance secondaire ? Au moment de la Commune, Rimbaud avait inventé
un « Chant de guerre Parisien » qui faisait écho au titre « Chant
de guerre circassien » de François Coppée et les quatrains des
« Reparties de Nina » et de « Mes Petites amoureuses »
reprenaient non sans malicieuse raison la forme strophique de la « Chanson
de Fortunio » de Musset, le modèle par excellence des poètes célébrant les
Ninons. Dans de telles conditions, il est difficile de croire que nous avons
suffisamment interroger les relations possibles des « Chercheuses de
poux » et du sonnet « Oraison du soir » à la figure littéraire
hostile de Catulle Mendès, puisque la première pièce reprend des éléments du
poème « Le Jugement de Chérubin » du recueil Philoméla et la seconde adopte pour les tercets une organisation
sur deux rimes aba bab de type pétrarquiste qui appartient au domaine italien,
mais qui était restée, des siècles durant, inédite en France jusqu’à l’exception
du même recueil Philoméla de Catulle
Mendès qui en faisait une signature propre. Vient alors le cas particulier des
« Mains de Jeanne-Marie ». Nous savons que Rimbaud s’est attaché à
démarquer le poème « Étude(s) de mains » du recueil « Émaux et
camées » de Théophile Gautier. Le poème « Les Mains de
Jeanne-Marie », malgré quelques expressions obscures, est admis comme une
célébration des femmes de la Commune transformées en légendaires pétroleuses
bestiales par la réaction versaillaise qui occupe tout le champ de la presse
parisienne depuis la semaine sanglante.
Yves
Reboul a publié une étude de ce poème qu’il a reprise dans son volume de 2009 Rimbaud dans son temps. Sous le titre
« Jeanne-Marie la sorcière » (j’ignore s’il faut supposer une
majuscule à « sorcière » dans le titre qui est tout en majuscules),
cette étude fait seize pages (p. 131-146), mais, comme son titre l’indique, les
principales sources avancées viennent du livre La Sorcière de Michelet et non pas des écrits de l’illustre
Gautier. Malgré son réel intérêt, l’article ne s’arrête pas vraiment sur le
fait évident d’une parodie caractérisée d’un poème de Gautier.
Après
trois pages et demie de mise en contexte, l’auteur mentionne bien l’imitation
de Gautier, mais c’est sommairement et pour ne pas s’y attarder. Ce qui
l’intéresse, c’est les expressions énigmatiques qu’une étude antérieure de
Steve Murphy semble avoir vainement tenté d’élucider. Je cite un passage à cheval sur les pages 134 et 135 :
[…] Les Mains de Jeanne-Marie, [Steve Murphy] en convient après beaucoup
d’autres, rendent un hommage passionné aux femmes de la Commune et pour ce
faire, récrivent un poème de Gautier, Étude de mains, qui évoquait le moulage d’une main de la courtisane Imperia ainsi que
la main naturalisée de l’assassin Lacenaire. Mais demeure alors la question des
plages d’illisibilité : Steve Murphy tente à la fois d’en respecter la
nature et de les éclairer, en cherchant à dégager les jeux verbaux sur lesquels
il pense qu’elles reposent. […]
Il
ne m’est pas possible de rendre compte de l’étude en question de Steve Murphy
qui figure dans sa thèse demeurée inédite, Le
Goût de la révolte : caricature et polémique dans les vers de Rimbaud,
thèse de Ph. D., University of Kent, 1986. Je ne l’ai encore jamais consultée.
Dans
la suite du commentaire d’Yves Reboul, les références à Gautier disparaissent
quasi complètement. La mention « Juana », corruption de la mention à
la rime « don Juan » du texte de Gautier, est ainsi rapprochée d’un
tout autre poète romantique à la page 140 :
[…] Elle n’est pas Juana,
l’héroïne du Don Paez de Musset, qui
célèbre ses « blanches mains », ni une mondaine, ou une courtisane.
Loin
de nous l’idée de contester les rapprochements avec « Don Paez » de
Musset, avec La Sorcière de Michelet,
comme il ne saurait être question de minimiser des commentaires et
éclaircissements indépendants de la question des sources, mais nous constatons
simplement que la référence du poème à Gautier est clairement considérée comme
accessoire. Les seules autres mentions à Gautier et au poème
« Imperia » figurent dans un paragraphe de la page 144 :
[…] Retrouvant dans une
certaine mesure la logique du poème de Gautier, il fait des mains l’indice
métonymique de la personne. Étude
de mains opposait la blancheur des mains
de la courtisane Imperia, signe d’aristocratie, à la main jaune de l’assassin
Lacenaire, avec son « duvet roux » : les mains de Jeanne-Marie
seront donc brunes du soleil allégorique de la Commune […] le sein d’hier,
c’est l’érotisme de la vieille société, où le débauché achète le droit de
baiser le sein d’une courtisane dont le lecteur peut imaginer le teint
d’albâtre – l’Imperia de Gautier, par exemple.
En
2010, Steve Murphy a publié un volume Rimbaud
et la Commune où il est revenu à son tour sur la lecture des « Mains
de Jeanne-Marie ». L’étude fait plus de cent pages (« Une place au
soleil : Les Mains de Jeanne-Marie »,
pp.613-720). Une sous-partie de cette profuse analyse est inévitablement
consacrée à la réécriture du poème de Gautier : « 14. 3. Gautier
réécrit (palimpseste manuel) » pp.625-631, avec inclusion dans ces six
pages de la citation in extenso du
poème « Étude de mains »,
ce qui réduit le texte d’analyse lui-même de deux pages et demie.
Steve
Murphy introduit cette source avec des termes forts :
[…] au-delà de la visée
générique [parodie des blasons anatomiques], il faut tenir compte de ce qui est
le véritable hypotexte du poème, Étude
de mains de Gautier. Cette « source »
est d’une importance considérable, pour toute réflexion portant sur la genèse
des Mains de Jeanne-Marie : le
poème entre dans une sorte de dialogue oblique avec celui de Gautier. Le poème
d’Émaux et Camées prend la forme d’un
diptyque qui présente d’abord Impéria,
puis Lacenaire, les deux volets
représentant une main sculptée en plâtre, puis la main véritable de l’assassin
Lacenaire, exécuté le 19 janvier 1836.
La
filiation peut être prise en part positive en tant qu’émulation de poète à
poète, elle peut aussi être envisagée de manière plus « caustique »
si nous pensons que Rimbaud en remontre aux parnassiens avec les audaces de ce
poème. Steve Murphy écrit que selon lui, « il est improbable que Rimbaud
ait conçu ses parodies de l’époque comme des attaques visant spécifiquement le
Parnasse ». Et il ajoute : « on n’a jamais prouvé qu’il fallait
voir dans Les mains de Jeanne-Marie
une parodie du poème de
Gautier. Il serait possible d’affirmer au contraire que Rimbaud a beaucoup
apprécié ce poème, certains de ses propres effets mimant, avec une charge
idéologique très différente, ceux du vieux romantique désormais placé avec
Banville et Leconte de Lisle au sommet du Parnasse. » Murphy se montre
ensuite sensible aux échos de Rimbaud qui reprend plusieurs rimes de Gautier ou
qui réduit les variations « main », « doigt »,
« pouce », « phalange » à une reprise plus exclusive et
solennelle du mot « mains ». Il fait remarquer que « [l]e baiser
implicite des ‘Lèvres jamais désenivrées’ de l’avant-dernière strophe reprend
celui, métaphorique, du ‘baiser neigeux’ du moulage en plâtre d’Imperia. » Le critique va revenir
plusieurs fois sur des éléments que le poème de Rimbaud reprend à des poèmes de
Gautier, mais il ne va jamais développer une amorce de lecture où on verrait
les réécritures de Rimbaud servir à blâmer politiquement Gautier. Murphy trouve
la relation à Gautier simplement ambivalente, il y aurait d’un côté une
admiration de poète à poète et de l’autre une opposition politique.
L’avant-dernière partie de cette étude est bien consacrée à cette tension
particulière : « 14. 15. Retour sur une relation hypertextuelle
ambivalente », mais, alors même que sont livrés des renseignements
importants sur la virulence du discours anti-communard de Gautier à l’égard des
pétroleuses, Murphy veut croire que Rimbaud n’attendant rien politiquement de
Gautier il ne s’emportera pas contre lui comme il l’a fait pour Hugo avec
« L’Homme juste ». Murphy insiste beaucoup sur l’idée d’une
admiration esthétique du poème de Gautier, à tel point que cela laisse
l’impression qu’il n’y a finalement aucune visée satirique certaine dans le
choix de la cible parodiée.
Et
cela, nous ne pouvons pas l’accepter. Reprenons. Le manuscrit conservé du poème
contient une version autographe altérée par des ajouts de la main de Verlaine.
Le poème a été augmenté de trois quatrains, a été enrichi d’une précision de
variante et enfin il a été daté de la main de Verlaine « Fév. 72 ».
En clair, Rimbaud a composé une première version autographe de ce poème en
février 72 et puis il a remanié ce texte et l’a enrichi de nouvelles strophes
qui ont visiblement été approuvées tant par Rimbaud que par Verlaine. Cette
datation manuscrite fait que Steve Murphy et Yves Reboul ont critiqué avec
raison les éditeurs qui ont fait passer « Les Mains de Jeanne-Marie »
pour une composition du temps même de la Commune. Steve Murphy va même plus
loin qu’Yves Reboul, et avec raison, quand il dit que ce poème daté de février
1872 s’inspire des procès des femmes communardes par les tribunaux, celui en
particulier de Louise Michel ayant été d’actualité dans la presse au mois de
décembre. Et il faut aller jusqu’au bout du raisonnement. En effet, une grande
limite actuelle du rimbaldisme, c’est d’étudier les poèmes qui évoquent la
Commune comme des témoignages de ce que pense Rimbaud, en montrant le contraste
avec ce que peuvent écrire d’autres auteurs franchement hostiles à la Commune.
Il s’agit, selon nous, d’une erreur importante dans l’approche, erreur qui
fausse directement la lecture et la compréhension des poèmes eux-mêmes. Loin
d’accorder un quelconque crédit au témoignage de Delahaye qui prétend que
« Le Bateau ivre » a été composé dans le cadre de la montée de
Rimbaud à Paris en septembre 1871 nous considérons que le poème a probablement
été composé durant l’hiver 1871-1872, après notamment la publication dans la
presse en décembre du poème « Le Drapeau rouge » de Victor Fournel, après la publication par Victor Hugo dans Le Rappel de poèmes alors inédits, après les saillies dans la presse sur un jeune communard qui se serait lancé
dans la Commune en poète comme un bateau prend la mer, après les descriptions
par le menu dans des revues telles que Le
Monde illustré des conditions de vie des prisonniers sur les pontons. Nous
ne croyons pas du tout que le poème « Paris se repeuple » ait pu être
écrit en « mai 1871 » et évoquer le repeuplement de Paris qui n’eut
lieu que dans les premiers jours de juin, ni l’emploi de niches de planches
pour cacher les dégâts, vu que Rimbaud devait d’abord apprendre ce détail dans
la presse avant de s’en servir pour sa composition. Nous avons les indices et
même les traces de remaniements de poèmes tels que « L’Homme juste »
et « Paris se repeuple » à Paris, puisque plusieurs versions de
strophes de ces deux poèmes nous sont parvenues. Enfin, des poèmes tels que
« Le Bateau ivre » (probablement décembre 71-février 72), « Les
Mains de Jeanne-Marie » (février 72) et « Les Corbeaux »
(probablement février-mars 72), même si on voulait en avancer les dates de
composition, n’ont pas été composés au lendemain même de la semaine sanglante. Et il
faut absolument s’aviser de la possibilité de poèmes écrits ou non en fonction
des écrits hostiles de la presse versaillaise. Il y a tout de même une
différence de compréhension à la lecture qui doit s’envisager si nous passons
de poèmes où l'écrivain exprime avec rage sa détresse politique à des pièces satiriques qui
sont des réponses à des discours enragés de versaillais. Il devient, par
exemple, sensible que la colère de Rimbaud n’est pas qu’une émotion immédiate
face aux événements, mais qu’elle est aussi travaillée, policée, en fonction
d’attaques ennemies qui se poursuivirent longtemps après la semaine sanglante dans un
certain champ littéraire, celui de la presse. Et il devient alors extrêmement
sensible que la recherche rimbaldienne ne peut se construire dans la lecture
exclusive entre pairs, entre grands poètes, mais qu’il faut se pencher de très
près sur cette littérature sans avenir des journaux d’époque traitant avec
passion et visées idéologiques de l’actualité, des grands événements du temps.
Pour
lors, revenons-en au cas de la parodie d’un poème de Gautier. Nous le savons (Murphy lui-même insiste dans son étude sur le livre Les écrivains contre la Commune de Paul Lidsky) : les écrivains furent peu nombreux à adhérer à l’insurrection parisienne.
Ce fut essentiellement le cas de Rimbaud, Verlaine, Charles Cros et Villiers de
l’Isle-Adam. Hugo fut un des rares à s’indigner immédiatement de la répression
versaillaise. Zola, lui, s’en est réjoui, et il maintiendra vingt ans plus tard
dans son roman La Débâcle l’idée que
ce massacre fut un bien nécessaire et que les meneurs de ce mouvement étaient
malsains avec pour seule excuse une fièvre obsidionale, c’est-à-dire qu’ils
furent rendus furieux par les vicissitudes du siège prussien. Tous les écrivains
rejetèrent la Commune, y compris George Sand et Leconte de Lisle. Non seulement
ce dernier touchait une pension sous l’Empire, ce qui montre bien qu’il s’y était
rallié, mais Paul Lidsky cite de lui des lettres immédiatement postérieures aux
événements de 1848. Il s’agit de lettres au poète Louis Ménard qui, lui,
restera un républicain engagé, ce Louis Ménard étant toutes proportions gardées une sorte de Rimbaud pour le profil de poète insurgé en 1848. Leconte de
Lisle affichait déjà une claire hostilité au peuple et se montrait violemment
« dépolitiqué » pour reprendre le mot de Baudelaire. Flaubert, Renan
et tant d’autres avaient des conceptions aristocratiques de leurs petites
personnes, et tout ce qui se raconte sur la prétendue lucidité critique et
descriptive de chapitres de L'Education sentimentale de Flaubert au sujet de la révolution de 1848 n’a aucun appui
critique solide et réel. Flaubert était un réactionnaire qui crachait son venin
avec brio. Flaubert, Renan, Zola ou Gautier, tous ne soutenaient que des
discours peu informés sur la Commune. George Sand prenait elle-même bien soin
d'en conspuer les meneurs. Maxime du Camp et Paul de Saint-Victor étaient des amis proches de Flaubert et George Sand, et Maxime du Camp, l'auteur bientôt de l'histoire anticommunarde d'époque la plus virulente est même le dédicataire de cette Etude de mains de Gautier. Or, Gautier était comme Musset et Vigny
un poète réactionnaire d’un autre temps. Le recueil Émaux et Camées de 1852 s’ouvrait par un sonnet préfaciel qui
daubait superbement les révolutions de 1848. Je suis par conséquent loin d’être
convaincu par l’idée plusieurs fois répétée par Murphy que Rimbaud a voulu
imiter un poème qu’il admirait. Apportons quelques précisions. Hostile à la
Commune, François Coppée était la tête de turc de poètes zutistes et autres qui
le parodièrent abondamment. Toutefois, quand il en parle, Verlaine prend le
soin de distinguer l’œuvre que Coppée a conçue avant l’année terrible et ce qu’il a produit ensuite. On aurait beau jeu
de prêter à Verlaine des intentions malignes, vu que la guerre
franco-prussienne, puis la Commune ont opposé les deux écrivains, mais, outre
que dans les années 1880 Verlaine s’est lui-même quelque peu repositionné
politiquement, c’est pourtant ce qui me semble la vérité que, en dépit des
parodies zutistes précoces, l’œuvre de Coppée était de très bonne facture
jusqu’en 1871, avant de devenir de plus en plus médiocre. Quand Rimbaud et
Verlaine parodient Coppée, ils sont très agressifs pour des raisons politiques,
mais ils ne sont pas, selon moi, en train de se moquer d’un écrivaillon de troisième
ordre, même si pour partie la parodie du réalisme mièvre à la Coppée révèle
tout de même des limites esthétiques qui ne continueront guère de profiter à
leur auteur. Or, passons au cas de la poésie de Gautier. De nos jours, il n’est
pas évident de se procurer un recueil de poésies de Gautier en-dehors du
recueil Émaux et Camées. Le recueil España fait un peu exception, mais il
est publié en annexe à de la prose de récits de voyage dans un volume de collection
courante. Or, Gautier a publié plusieurs recueils bien avant Émaux et Camées, et comme España ils n’ont rien à envier au
recueil qui sert d’étendard à l’art pour l’art. N’oublions pas qu’en 1857
Baudelaire a dédicacé Les Fleurs du Mal
à Théophile Gautier, cela peut inclure le recueil Émaux et Camées mais dans sa seule édition originale de 1852. Il y
aura pratiquement moitié moins de poèmes dans ce recueil… Mais surtout
Baudelaire a écrit des articles sur Gautier et il a bien affirmé que ses préférences
étaient pour Albertus, La Comédie de la mort, les
« Poésies diverses de 1838 » et España,
non pas pour Émaux et Camées qui
reste une bonne œuvre, mais qui n’est qu'un recueil parmi d’autres, et ce n'est ni le plus
important, ni le plus touchant, de la production poétique de Gautier. Bref, peu
importe que Rimbaud ait admiré ou non le diptyque « Étude de
mains », il en a sans doute reconnu les mérites, mais sans pour autant
s’en extasier. En revanche, il a choisi de parodier cette pièce afin de charger
Gautier en tant qu’auteur de la préface apolitique du recueil Émaux et Camées et afin de charger
Gautier en tant qu’auteur anticommunard. Rimbaud s’en est attaqué à l’actualité
littéraire la plus immédiate. En 1871, Gautier a publié un volume intitulé Tableaux du Siège que Murphy cite en
passant dans son immense étude du poème « Les Mains de
Jeanne-Marie ». Or, c’est ce document qui est capital. Gautier s’y est
également exprimé sur la Commune et à l’unisson de beaucoup d’autres auteurs,
dont Zola cité par Murphy, Gautier a fait un portrait-charge des communardes.
Il ne se privait pas plus qu’un Alexandre Dumas fils. Le portrait en bêtes
féroces concerne aussi les hommes de la Commune, mais l’insulte faite aux
femmes est encore plus abjecte dans son refus, d’une misogynie fortement
décomplexée, de comprendre la signification sociale de cette adhésion spontanée des
femmes du peuple à la Commune. Or, chantre de l’art pour l’art, Gautier est le
gourmet des esthètes, celui qui veut dégager la beauté. Il s’oppose bien
évidemment à la plèbe incapable du sentiment du beau. On ne peut pas lire
« Les Mains de Jeanne-Marie » comme une parodie de Gautier sans voir
cela. Murphy fait remarquer que le poème de Rimbaud contient à la rime du
second vers le mot à relents scatologiques « tanna » qui est repris au poème « Carmen »
du recueil Émaux et Camées. Or, si
nous nous reportons au poème « Carmen », nous apprenons des choses
intéressantes. Rimbaud a repris la rime « gitana » ::
« tanna », et il a imité la corruption « gitane » en
« gitana » par la variation de « Jeanne » à
« Juana ». Cette « Juana » permet d’évoquer au passage le
poème « Don Paez » de Musset qui offre le modèle d’exotisme frelaté
que suit également Gautier et il s’agit aussi d’un jeu sur la mention à la rime
du nom « don juan » dans « Étude de mains » qui a une
consonance hispanique immédiate. Mais, au-delà de ce tissage des indices
formels plutôt adroit, on a l’idée que la peau de Carmen est tellement tannée
qu’elle est laide, préjugé d’époque qu’on retrouve dans le personnage de
Consuelo du roman éponyme de George Sand. Carmen et Consuelo sont des beautés
qui doivent se révéler sous un certain jour. Leur charme peut être envoûtant,
mais demande des apprêts. Bien qu’il soit un des poètes du petit pied andalou,
Gautier développe ici pleinement ce préjugé qui est précisément au centre de la
stratégie rhétorique du poème de Rimbaud. Gautier, dans « Carmen »,
se dit finalement sensible à la beauté de la femme hâlée, une fois passé le
délai d’inspection… Il est vrai que le poète tourne cela plus subtilement. Les
femmes disent que Carmen est laide, puisqu’elle a la peau tannée, mais il
s’agit de jalousie qui cherche un aliment à mordre, quand tous les hommes en
sont fous. Mais il y a tout de même une rhétorique du paradoxe de la
« moricaude » qui « Bat les plus altières beautés »,
paradoxe amplifié dans l’ultime quatrain de la « laideur piquante » à
l’idée de « L’âcre Vénus du gouffre amer », et si on a remarqué que
les mains de Jeanne-Marie sont sombres et pâlies à la fois, il est aussi
question de la « pâleur » de cette Carmen dont le diable
« tanna » la peau. L’éclat de rubis de Carmen vient de sa
« bouche aux rires vainqueurs », celle-ci est présentée en tant que
« Piment rouge, fleur écarlate, / Qui prend sa pourpre au sang des
cœurs. » Rimbaud verra lui le soleil mettre un rubis dans les mains de
Jeanne-Marie. En clair, une étude comparative des « Mains de
Jeanne-Marie » et du recueil Émaux
et Camées ne manquerait pas de nous conduire assez loin, mais il faut
exprimer toutefois une petite réserve. L’édition définitive du recueil date
précisément de 1872. Selon mes recherches, il ne s’agit pas d’une édition
posthume, le volume aurait été imprimé vers juin 1872. Or, le poème de Rimbaud
est daté de février 1872 sur le manuscrit. Je ne crois pas qu’il faille imaginer
que les strophes ajoutées le furent après la publication de l’édition
définitive, mais il convient de se reporter à une édition du recueil que
pouvait connaître Rimbaud en 1872, sans oublier les éventuelles
prépublications dans la presse des poèmes de l’édition définitive à venir. La dernière des précédentes éditions enrichies du recueil Émaux et
Camées semble dater de 1863 et demande d’exclure les poèmes suivants :
« Camélia et pâquerette », « La Fellah », « La
mansarde » (lien possible avec « Jeune ménage » un poème de Rimbaud
du 27 juin 1872 ?), « Le Merle », « La Fleur qui fait le
printemps », « Dernier vœu », « Plaintive tourterelle »
et « La bonne soirée ».
Avant
tout, Rimbaud s’inspire du diptyque « Études de mains » qui oppose la
beauté évidente, quoique morbide, de la main d’Impéria au charme plus trouble
et délirant de la fascinante main d’un assassin, Lacenaire, et l’idée est d’opposer
la beauté des Carmens du peuple à la peau hâlée aux aristocrates d’albâtre. Et
cette opposition est ravivée par les discours misogynes de Zola, Dumas fils et
Gautier qui décrivent les femmes prisonnières de la Commune comme des animaux
qu’il est difficile de soutenir du regard. Rimbaud, nous l’avons dit, épingle
au passage le sonnet préfaciel d’un poète qui vante son indifférence à l’ouragan,
métaphore de l’émeute, bien que celle-ci frappe aux fenêtres. « Étude de
mains » fait partie des premiers poèmes du recueil, mais, à part la
préface, il est précédé encore par un poème « Affinités secrètes »
qui conforte la référence au Divan
oriental de Goethe de la préface, et par un « Poème de la femme »
sous-titré « Marbre de Paros ». Le poème « Affinités secrètes »
mérite une attention réelle, car il fait quelque peu écho au poème « Credo in unam » de Rimbaud et
suppose une sympathie dans les correspondances qui peut encore faire réfléchir
au sujet de « Voyelles » et du quatrain « L’Etoile a pleuré rose… »
Notons que ce quatrain est qualifié de « madrigal » sur une liste de
Verlaine, et « Madrigal panthéiste » est le sous-titre du poème « Affinités
secrètes ». La mention « Vénus anadyomène » figure dans les vers
du « Poème de la femme ». Notre « Étude de mains » est
suivie par les quatre pièces de « Variations sur le carnaval de Venise »,
puis la « Symphonie en blanc majeur ». Je n’aurais aucun mal à
effectuer des comparaisons entre « Les Mains de Jeanne-Marie » et les
pièces suivantes du recueil de Gautier « Coquetterie posthume », « Diamant
du cœur », « Contralto », « Caerulei oculi », et je n’en
serais pas loin pour « Premier sourire du printemps » et « Rondalla ».
Vient ensuite un nouveau diptyque des « Nostalgies d’obélisques »,
avant le titre « Vieux de la vieille ». Suivent les poèmes « Tristesse
en mer », « A une robe rose » et « Le monde est méchant ».
La phrase de ce dernier titre est exploitée par Rimbaud en juin 72 dans le
poème « Âge d’or ». Le recueil enchaîne avec « Inès de las
Sierras », « une « Odelette anacréontique », un trois
quatrains intitulé « Fumée » et une pièce éloquente « Apollonie ». Bien
que joli, le poème « L’aveugle » est moins intéressant en termes
de rapprochement, mais le suivant « Lied » nous parle de « l’Eté
tout brun de hâle ». Contentons-nous de citer les titres des poèmes que
nous vous invitons encore à lire : « Fantaisies d’hiver », « La
Source », « Bûchers et tombeaux », « Le Souper des armures »,
« La Montre », « Les Néréides », « Les accroche-cœurs »,
« La rose-thé », avant d’arriver à « Carmen », puis de
poursuivre avec « Ce que disent les hirondelles », « Noël »,
« Les joujoux de la morte », « Après le feuilleton », « Le
château du souvenir » et « L’Art ».
Je
reviendrai ultérieurement sur les rapprochements. Je voudrais maintenant
ponctuer mon étude par un retour sur le discours anticommunard de Gautier.
Plusieurs extraits sont cités dans le livre Paul Lidsky Les écrivains contre la Commune, et certains passages sont repris
dans un ouvrage récent d’Hélène Lewandowski La
Face cachée de la Commune où Baudelaire, déjà décédé, est sans doute
confondu avec Rimbaud dans la liste des rares écrivains ayant adhéré à la
Commune. Si les historiens citent ces passages de Gautier, pourquoi pas les
rimbaldiens ? Voici donc un extrait conséquent de la prose de Gautier que
l’auteur Lidsky soumet à notre attention :
Il y a sous toutes les
grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d’épais barrreaux où
l’on parque les bêtes fauves, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes
les perversités réfractaires que la civilisation n’a pu apprivoiser, ceux qui
aiment le sang, ceux que l’incendie amuse comme un feu d’artifice, ceux que le
vol délecte, ceux pour qui l’attentat à la pudeur représente l’amour, tous les
monstres du cœur, tous les difformes de l’âme ; population immonde, inconnue au jour, et qui grouille sinistrement dans les profondeurs des ténèbres souterraines. Un jour, il advient ceci que le belluaire distrait
oublie ses deux clefs aux portes de la ménagerie, et les animaux féroces se
répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages
ouvertes, [sic] s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune.
Murphy
cite des propos de ce genre sur les femmes communardes de la part de Zola dans
son étude du poème. Certaines citations de Dumas fils et d’autres sont
particulièrement ignominieuses. D’ailleurs, objectivement, la presse
versaillaise est dans un abus assez singulier, puisqu’en gros les communards n’ont
tué que deux généraux le 18 mars et des otages sur le tard en représailles.
Depuis le 2 avril, plusieurs dirigeants militaires communards ont été abattus
sommairement par les versaillais qui les avaient capturés et dès le début de la
semaine sanglante les massacres prirent des proportions énormes, par dizaines
et dizaines de milliers de morts. Du coup, le massacre des otages ne peut s'évaluer qu'en tant que maigres représailles inévitables et quantitativement dérisoires en comparaison. Quant à
la mort des deux généraux le 18 mars, elle suit la mort d’une sentinelle, le
premier crime étant donc commis par les enleveurs de canons, et, dans un cas, il s’agit là
encore de représailles suite aux massacres de juin 1848, les montmartrois ne s’étant
même pas trompés dans l’identification de l’un de leurs anciens bourreaux. Ce n’est
pas du tout à leur honneur ce qu’ont pu écrire les Flaubert, les Zola, les
George Sand sur les insurgés de 1871. Les logiques de la culpabilité étaient
complètement inversées. Dans ce climat particulier, la presse hostile à la
Commune s’est permis une littérature touristique sur les ruines parisiennes
après les deux sièges. Cette fièvre touristique était accentuée par des anglais,
mais des écrivains comme Armand Silvestre s’y prêtèrent. Or, Gautier est
précisément dans ce cadre-là, puisque son volume Tableaux du siège, malgré le singulier du mot « siège »
qui montre que le sujet est la guerre franco-prussienne, parle aussi des
insurgés pour en dire pis que pendre. Or, cette animadversion se mélange à une
poésie douteuse à partir de l’immersion dans le drame franco-prussien. Gautier
vomit les communards mais se targue de traverser une guerre en esthète, et
Rimbaud n’oublie certainement à aucun moment cette préface où le poète disait se
détourner de l’émeute qui frappe aux fenêtres, passage qui serait peut-être
également visé dans « Nocturne vulgaire », poème en prose des Illuminations. Rimbaud a-t-il eu la
patience ou le courage de lire l’ouvrage de Gautier ? En tout cas, le
premier chapitre me paraît s’imposer en tant que source au poème « Les
Mains de Jeanne-Marie ». La figure de la « Madone » est présente
dans certains vers de Gautier, dont un poème du recueil Émaux et Camées, mais je trouve frappant que le premier chapitre,
le tout tout début de l’ouvrage, affiche le titre « Une nouvelle Madone », flanqué du sous-titre « La Statue de Strasbourg » et d’une mention de
date « Septembre 1870 ». Il est question d’une « Madone »
dans le poème « Symphonie en blanc majeur », ce qui peut servir à
relativiser l’écho entre la mention au pluriel des « Mains de Jeanne-Marie »
et ce titre de chapitre des Tableaux du
siège de Gautier. Ceci dit , si Rimbaud compose les deux vers :
Sur les pieds ardents des
Madones
Ont-elles fané des fleurs d’or ?
Gautier
écrit lui dans les premières lignes de son chapitre édifiant :
Quand on traverse la place
de la Concorde, qu’animent les évolutions et le passage des troupes, l’œil est
attiré par un groupe qui se renouvelle sans cesse aux pieds de la statue
représentant la ville de Strasbourg. Majestueusement, du haut de son socle,
comme du haut d’un autel, elle domine la foule prosternée ; une nouvelle
dévotion s’est fondée, et celle-là n’aura pas de dissident ; la sainte
statue est parée comme une Madone, et jamais la ferveur catholique n’a couvert
de plus d’ornements une image sacrée. Ce ne sont pas, il est vrai, des robes
ramagées de perles, des auréoles constellées de diamants, des manteaux de
brocart d’or brodés de rubis et de saphirs comme en porte la Vierge de Tolède,
mais des drapeaux tricolores lui composent une sorte de tunique guerrière qui
semble rayée par les filets d’un sang pur.
Sur sa couronne de créneaux,
on a posé des couronnes de fleurs. Elle disparaît presque sous l’entassement
des bouquets et des ex-voto patriotiques. Le soir, pareilles aux petits
cierges que les âmes pieuses font brûler dans les églises devant la Mère divine,
les lanternes vénitiennes s’allument et jettent leurs reflets sur la statue
impassible et sereine. Ses traits, d’une beauté fière, ne trahissent par aucune
contraction qu’elle a, enfoncés dans la poitrine, les sept glaives de douleurs.
On dirait presque qu’elle sourit quand la lueur rose des lanternes flotte sur ses
lèvres pâles. Des banderoles où sont tracées des inscriptions enthousiastes
voltigent autour d’elle.
Sur le piédestal se lisent
des cris d’amour et d’admiration. […]
Par un de ces mouvements d’exquise
délicatesse qui parfois remuent les foules d’un frisson électrique, le peuple
semble, en adoptant cette statue comme une image sacrée, comme une sorte de
Palladium, et en lui rendant un culte perpétuel, vouloir dédommager la ville
malheureuse, lui prouver son ardente sympathie et la soutenir, autant qu’il est
en lui dans son héroïque résistance.
[…]
L'image des pieds enluminés d'une statue votive se retrouvera dans un quatrain du Bateau ivre. Il y a ici plusieurs échos, des mots communs « Madone(s) »,
« ardent », une « image sacrée » face à des mains sacrées ».
Il y a aussi une comparaison évidente entre la figure de Strasbourg qui se
substitue à la religion et commémore un drame et celle des pétroleuses qui « chante[nt] des Marseillaises / Et jamais les Eleisons ! » (diérèse à prononcer « e-le-i-sons »). L'idée de remuement et celle d'effet d'emportement sur une foule apparaissent dans les deux textes. Le poème de Rimbaud s’impose bien comme une charge satirique violente tournée
contre Gautier et son esprit. Je voudrais encore commenter d’autres éléments du
texte en fonction de Gautier comme les mentions « pandiculations » et
« Khengavars », mais je pense avoir mis en place une contribution
décisive sur les enjeux satiriques de ce poème et j’estime pouvoir poser la
plume ici.
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