dimanche 3 novembre 2013

Les personnages de Dévotion

Je n'ai pas eu le temps de rédiger la suite qui est remise à demain Voici de quoi compenser

Dans un article Quatre notes sur Dévotion qu'il a repris dans son livre Rimbaud dans son temps, Yves Reboul énumère ce qu'il considère les avancées herméneutiques sur le poème Dévotion

L'une serait que Louise Vanaen de Voringhem cache le nom de Louis Forain, sauf que, outre le détachement, et l'ensemble d'éléments supplémentaires dès lors encore plus énigmatiques (pourquoi un Louis Forain flamand avec cornette et mer du Nord ? Pourquoi Vanaen ? Pourquoi accompagner Forain dans une prière pour les naufragés?), outre cela disais-je, il se trouve que le "v" se prononce "v" en néerlandais C'est en allemand qu'il en va différemment et si l'expression "Got verdom" existe chez les néerlandais ou flamands, elle est d'origine allemand En néerlandais, j'en ai fait avant de quitter la Belgique, le "oe" se prononce "ou" et le "g" a une prononciation un peu particulière, puis il y a quelques effets à connaître dans les successions de voyelles : "snijers" lire snèyerss", Museeuw lire "musé" en allongeant un peu le "é", etc Ijsboerke lire eillesbourk, etc
Il y a bien une ressemblance entre Louis et Louise, Forain et le début de nom "Vorin-", mais je me méfie du sentiment d'évidence

L'autre apport est celui de Bruno Claisse qui a identifié une allusion "au bois d'Ashby" du roman Ivanhoé de Walter Scott Mais évidemment on en reste là "Hep! Hep! tu sais, dans Dévotion, il y a une allusion à un lieu du roman Ivanhoé - Hein? quoi? T'as vu ma jambe ?" C'est vrai qu'on avance sans vraiment avancer, car on ne sait pas quoi faire d'une telle information Ceci dit, je ne la boude pas Yves Reboul a alors repéré que Léonie était une corruption pour le surnom de Richard Coeur de Lion On pourrait ajouter d'autres calembours plus gratuits, il y a un templier "Brian de Bois Guilbert" dans ce roman, avec donc lui aussi "Bois" dans son nom à particule, et plus encore Ivanhoé qui n'est pas Richard Coeur de Lion, dans la tradition populaire, c'est Robin des bois, rebelote la salope (Oh David tu vas être encore censuré par Alain Bardel qui ne te référencera pas sur son site!)
Mais, ensuite, Yves Reboul affirme que comme Richard Coeur de Lion vivait incognito en Angleterre lors de la passe d'armes du bois d'Ashby Verlaine vit caché en Angleterre et il infère que c'est pour cela que Rimbaud a créé ce nom bizarre pour épingler la situation de Verlaine au début de 1875
L'inférence, c'est une chose, mais comment fait-on pour l'étayer ?
Surtout que si c'est ça le cheminement de Rimbaud, c'est nul

Je remarque qu'Yves Reboul n'a pas mis dans les avancées critiques l'analyse délirante du mot "Baou" Bruno Claisse croit qu'il s'agit d'un aboiement imité du verbe latin "baubari" ou je ne sais pas quoi
Moi instinctivement, quand je lis "Baou l'herbe d'été bourdonnante et puante" je prends "Baou" pour une interjection exprimant le dégoût comme "Bah" des enfants et si cette forme est rare Rimbaud n'a certainement pas pensé devoir solliciter l'érudition du lecteur Ce n'est rien qu'une interjection Yves Reboul pense lui que c'est une harmonie imitative, le "Baou" du bourdonnement, ce qui ne me convainc pas vraiment

Bruno Claisse a réagi depuis dans un nouvel article, il pense toujours que "Baou" est un aboiement et pas un bourdonnement de mouches, il prend acte aussi de ce que "Léonie" corrompt le surnom de Richard Coeur de Lion, mais il n'est pas d'accord pour identifier Léonie Aubois d'Ashby à Verlaine, moi non plus, et il réplique que si Verlaine est dans le poème ce serait plus naturellement quand il est question des "Amies", moi aussi, sauf qu'Yves Reboul trouve absurde de voir une allusion au recueil censuré de Verlaine là-dedans

Bruno Claisse a découvert un Walter Scott flamand contemporain, Henri Conscience, qui composait des noms flamands à rallonge en spécifiant le lieu d'où viennent les personnages, genre "Jan Zwarts de Ghywelde" On parle du village voisin comme d'un monde lointain et étranger en gros

On voit que les apports posent problème pour l'instant, je ne suis pas convaincu du tout par la piste Forain, et je suis beaucoup plus séduit par l'idée du style populaire dans un roman flamand
De toute façon, la femme prie pour les gens sur mer et même ici directement pour les naufragés dans un contexte flamand qui n'a pour cela rien de surprenant
La cornette est le détail qui pose problème, c'est une religieuse ou pas? En tout cas, les signes de la religiosité y sont et ils nous sont intentionnellement offerts par l'auteur du poème
Pour la seconde piste, j'y reviendrai une autre fois

Mais ces deux personnages sont encore chacune présentées comme "ma soeur" Pour moi, il est évident que cela a une connotation religieuse, les mots du poèmes vont largement en ce sens "dévotion, cornette, oratoires, ermitage ou mission, esprit des pauvres, clergé, culte, prière muette"
Cela n'empêche pas qu'il peut s'agir de second degré, mais voilà que Fongaro affirme qu'on ne dit jamais "ma soeur" à une religieuse, mais uniquement "soeur"
Ce n'est pas mon expérience, mais on me dira que j'ai la mémoire brouillée de convictions fausses, d'impressions factices, ou que sais-je?
Je ne sais pas non plus d'où sortirait la proscription en langue de "ma soeur" parce qu'on peut effectivement dire "soeur machin", "soeur bidule" et "soeur chose"
Le possessif est un renfort affectueux simple

Ce qui m'impressionne, c'est qu'Yves Reboul et Bruno Claisse ont tous deux donné raison à Fongaro pour ainsi discréditer l'identification à des religieuses, et partant pour faire de Léonie et Louise de douces complices sexuelles

En ce cas, par son simple titre, la brochure suivante en ligne sur Gallica qui date de 1797 doit enfoncer La Religieuse de Diderot dans le soufre


Voici ce qu'écrit Yves Reboul à ce sujet :

"Antoine Fongaro a mis en évidence le fait que les soeurs y sont tout autre chose que des religieuses, comme on l'avait sottement cru si longtemps", "on est naturellement conduit à 'l'emploi de ma soeur dans le langage amoureux'" "Ces arguments sont déjà décisifs, etc"
Et Bruno Claisse condense tout en une phrase : "Antoine Fongaro a ainsi corrigé le contresens constant qui confondait les soeurs rimbaldiennes avec des soeurs de charité, alors qu'elles sont les cousins des soeurs baudelairiennes: "Mon enfant, ma soeur,:::"

Je ne comprends rien à ce raisonnement forcé Certes, la religiosité des deux soeurs n'engage pas l'identification à des soeurs de charité, mais la démonstration de Fongaro ce n'est par la preuve de la grammaire pas des religieuses, mais des filles de joie pour poètes ou peu s'en faut, il n'y en a pas, ce n'est que de l'affirmation gratuite

Deux autres personnages énigmatiques se rencontrent encore dans Dévotion

Premièrement, Lulu
Ne trouvant pas absurde le rapprochement avec le recueil lesbien de Verlaine, je considère que les "Amies" permettent d'identifier la nature saphique de Lulu
Selon Reboul, l'appellation "démon" ne vaut que pour Rimbaud dans Vierge folle et Une saison en enfer Mais cette critique me paraît refuser la variation et oublier que Verlaine s'est identifié dans le "satanique docteur" de Vagabonds, ce qui veut dire à un démon
Mais je ne cherche pas une telle identification trop précise, car depuis le début je me dis que ce poème livré au grand public n'était pas une "private joke" excluant le quidam, puisqu'il n'était pas censé savoir qui était Forain ou les relations entre Rimbaud et Verlaine
Dans son nouvel article qu'il a publié dans son livre Les Illuminations et l'accession au réel, Bruno Claisse identifie Lulu à un personnage d'acrobate célèbre à l'époque Il s'agissait d'une femme acrobate mais on avait des doutes, jusqu'à ce qu'un accident révéle que c'était bien un homme
Une première remarque à faire, c'est que le poème a sans doute été écrit avant que la supercherie ne soit démasquée, mais c'est un détail
En revanche, on m'a appris que cette Lulu n'était autre que la femme canon, ce qui n'apparaît pas dans l'article de Claisse

Mais, du coup, quel rapport avec "les oratoires du temps des Amies", quelle est cette "éducation incomplète"?
Le surnom "Lulu" n'était pas l'apanage exclusif de la femme-canon, après tout
Pour les prochaines avancées sur ce poème, je propose de lire le poème en faisant abstraction de la relative opacité des noms, cela doit donner le sens du poème je pense

Enfin, il reste Circeto
Sans aucune forme de procès, Claisse et Reboul affirment que c'est une composition incluant le nom "Circé" à celui de "ceto" pour baleine
Mais, que vient faire là-dedans Circé ? Et depuis quand suffit-il d'avoir "ceto" à la fin d'un nom pour identifier "cétacé" ?
Oui, il y a le coeur ambre et spunk qui nous oriente vers la baleine, mais c'est ce statut d'évidence que je conteste Puis, la présence de Circé est très évasivement justifiée

Fongaro avait une autre thèse, il pourrait s'agir d'une mauvaise lecture et transcription à partir du manuscrit aujourd'hui perdu Rimbaud n'aurait-il pas écrit le nom de la divinité "Derceto" qui, ainsi ce l'est dans La Bible de l'humanité de Michelet, est "grasse comme le poisson"
Mais on voit que la thèse n'a pas convaincu, elle n'est même pas citée comme à réfuter par Claisse et Reboul


Enfin, il y a ce bon André Breton qui nous racontait sans rire que Dévotion et Rêve étaient les deux cimes de l'oeuvre de Rimbaud
Tiens, ok, je vais faire un best of des poèmes de Rimbaud
Allez, tomato ketchup !

2 commentaires:

  1. Tomato ketchup mort de rire

    "Je ne comprends rien à ce raisonnement forcé Certes, la religiosité des deux soeurs n'engage pas l'identification à des soeurs de charité, mais la démonstration de Fongaro ce n'est par la preuve de la grammaire pas des religieuses, mais des filles de joie pour poètes ou peu s'en faut, il n'y en a pas, ce n'est que de l'affirmation gratuite" Mort de rire, excellent

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  2. Excellent, parce que si on lit les phrases qui rapportent l'argumentation de Fongaro elles ont autant de ruptures de logique que ma phrase n'a d'ironique rupture de syntaxe Ma phrase est directement difficile à comprendre, alors que le raisonnement fongarien passe comme une lettre à la poste alors que rien de décisif n'a été formulé
    Sur l'alliance Lulu - démon, il s'agit bien entendu d'un jeu de mots sur Lucifer Lulu est le diminutif de Lucien, Lucie et partant de Lucifer

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