Retour
sur l’ouvrage Théorie du vers (novembre 1982), après quarante ans
Je
ne m’intéresse pas ici à un débat sur l’antériorité du livre de Jacques Roubaud
La Vieillesse d’Alexandre, ouvrage
que je possède et que je pourrai traiter ultérieurement. Je pars du principe
que Cornulier était un jeune chercheur à l’époque, que son ouvrage et au moins
ses premières publications sur la versification sont quasi contemporains du
livre de Roubaud, et je considère qu’écrivain publié dans la collection Poésie Gallimard le travail de Roubaud n’est
de toute façon pas inconnu des universitaires et spécialistes de versification.
Disons tout de même que, dans la bibliographie de Théorie du vers, Cornulier a recensé deux articles de Roubaud parus
l’un en 1974 : « Mètre et rythme de l’alexandrin ordinaire » (Langue française, 23, p.41-53), et l’autre
en 1975 : « La destruction de l’alexandrin » (Change de forme, p. 87-93, collection
10/18). C’est à l’évidence ces deux articles qui fixent définitivement l’antériorité
de Jacques Roubaud. Malgré une influence sensible de Roubaud sur les pratiques
de Cornulier qu’on retrouvera dans des écrits ultérieurs (traitement de la
ponctuation ou importance conférée au poème « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… »),
la modélisation proposée par Cornulier me semble plus aboutie que celle du
livre La Vieillesse d’Alexandre. J’y
trouve des points de débat, des hypothèses de travail et des perspectives qui
ne sont pas dans l’ouvrage de Roubaud. Par ailleurs, alors que Roubaud ne
semble pas avoir donné de suite à son livre de 1978, Cornulier a mené une
carrière entière à approfondir la réflexion sur le vers et a publié un nombre
assez conséquent de commentaires de détail de poèmes en vers rimbaldiens.
Avant
ce livre de 1982, Cornulier a publié un long article de synthèse de ses idées
en 1980, et c’est dans cet article notamment que Cornulier a traité comme un
jeu sur l’étymologie l’enjambement de mot « péninsules » du « Bateau
ivre », ce que Michel Murat a repris dans son ouvrage L’Art de Rimbaud. En revanche, cette identification d’un jeu de
mots et cette proposition d’un effet de sens sont absentes du livre de 1982, ce
qui signifie aussi que la valeur des effets de sens n’avait pas une importance
arrêtée dans l’esprit de Cornulier à l’époque. J’aimerais traiter d’un autre
livre de Cornulier sur la métrique L’Art
poëtique paru en 1994 ou 1995, mais je n’en possède aucun exemplaire
personnel pour l’instant. J’ai aussi perdu pas mal de documents suite à une
inondation. Je verrai comment compenser ces pertes dans le cadre d’un article
traitant de l’évolution de la réflexion métrique de Cornulier, Rocher,
Bobillot, Gouvard et quelques autres. Je souhaite aussi expliquer un jour toute
la préhistoire du renouveau métrique imposé par Roubaud puis Cornulier en
exploitant un jour tout ce qui a été dit par des chercheurs antérieurs comme
Philippe Martinon, George Lote et en exploitant aussi des ouvrages peu connus
du XVIIe ou du XVIIIe siècle, comme j’espère un jour fixer la réflexion sur l’évolution
du vers entre les mains des poètes romantiques en traitant du traité de Wilhelm
Ténint ou des « pensées » de Joseph Delorme, l’écrivain fictif
porte-parole de Sainte-Beuve.
La
couverture et les pages en hors-d’œuvre de Théorie
du vers fourmillent de petites informations. L’ouvrage a été publié aux
Editions du Seuil dans une collection « Travaux linguistiques »
dirigée par Nicolas Ruwet. Je ne vais pas trop m’avancer, mais le patronage de
Ruwet ne saurait être complètement anodin, et la collection contient aussi des
titres de Noam Chomsky. Le sous-titre de l’essai a son importance en réunissant
les trois poètes « Rimbaud, Verlaine, Mallarmé ». Sur la quatrième de
couverture, nous apprenons que Cornulier s’est intéressé à un poète
contemporain à la mode à l’époque, Yves Bonnefoy. Il a visiblement renoncé à en
faire une étude miroir face à la projection dans le passé autour des trois
grands noms du dix-neuvième siècle. Je vais citer l’accroche de quatrième de
couverture, mais comme Cornulier a initialement « publié des études de
sémantique et de pragmatique », on apprend sur les premières pages de Théorie du vers que Cornulier a publié
un premier livre en anglais dans la veine de la linguistique pragmatique Meaning detachment en 1980. J’ai déjà eu
entre les mains ce que je crois une adaptation en français de cet ouvrage sous
le titre Effets de sens. C’est un
domaine de recherches qui n’a rien à envier à la réflexion métrique. Il s’agit
d’un courant de réflexion philosophique et linguistique d’origine américaine.
Il faut citer Grice (le plus important, mais il n’est pas traduit en français),
Austin (« Quand dire, c’est faire » (première moitié du l’ouvrage
avant qu’il s’emmêle les pinceaux), Le Langage de la perception (son meilleur
ouvrage, quoique moins connu)), Dan Sperber et Deirdre Wilson (La Pertinence). Dans le domaine
français, outre Dan Sperber, on a les ouvrages de François Récanati et ceux,
plus à l’intention d’un public de chercheurs universitaires, de
Kerbrat-Orecchioni.
Dans
la section des « Remerciements », Benoît de Cornulier inclut quelques
mentions décalées parmi lesquelles Antoine Fongaro, Jean Molino, Monique
Parent, Maurice Gross, Jean Mazaleyrat, Victor Hugo. L’allusion aux réticences
d’époque contre l’idée d’une régularité des césures des alexandrins apparaît
avec évidence dans la séquence suivante : « Jean Molino (pour m’avoir
encouragé avec ses critiques), Monique Parent (pour m’avoir découragé par ses
critiques) ».
Il
convient de citer un extrait de la note 1 page 16 de Théorie du vers pour mieux entrevoir de quoi il retourne : « Le
poète Yves Bonnefoy, à qui j’avais envoyé le test des « Djinns boiteux »,
tout en soulignant que ce test le plaçait sur un plan qu’il ne ressent
nullement comme le sien, m’écrit (22-5-1980) : « Je dois quand même
vous dire que vos « vers faux » m’ont sauté aux yeux et aux oreilles
à la première seconde, et j’imagine mal que tout vrai lecteur de la poésie
puisse ne pas les sentir, avec le sentiment de dérèglement au passage ? […] Monique Parent a publiquement
soutenu (à ma soutenance de thèse d’Etat) qu’elle reconnaissait l’égalité en
nombre syllabique jusqu’à 12 syllabes et plus, fait extraordinaire qu’il ne m’a
pas malheureusement pas été donné de contrôler. »
Parent
et Bonnefoy ont manqué une occasion de se taire. Bonnefoy a écrit sur Rimbaud
et il n’a formulé aucun avis expert sur les vers déréglés de la poésie
rimbaldienne, tandis que Parent, si on suit les conséquences de ses
prétentions, déclare que de temps en temps en lisant un roman elle est surprise
par le charme d’une consécution de deux segments phrastiques de dix-sept
syllabes chacun. La mauvaise foi des réponses est patente et cela nous rappelle
que le sujet métrique a été particulièrement polémique et il faut bien
comprendre encore que, même si les résultats de Cornulier sont désormais plus
ou moins acquis, l’héritage de ces anciennes crispations demeure. Il demeure un
certain mépris pour la réflexion froide accordée aux questions de
versification, il demeure une prétention à un goût absolu permettant de juger
avec assurance de la valeur d’un texte poétique.
Voici
maintenant le début de l’accroche de quatrième de couverture qui fixait les
prétentions du renouveau en cours des études métriques en 1982. Cette accroche,
comme vous pouvez vous en apercevoir, était intensément polémique et pouvait
braquer une partie du public, offensé ou susceptible, d’où l’intérêt de relire
ce message à tête reposée, le travail du temps ayant fait son effet :
Pour la première
fois, les concepts de la théorie du vers français sont soumis à des tests « psychométriques ».
Il en ressort que des amateurs de poésie et même des acteurs de la
Comédie-Française ne sont pas capables de repérer à tout coup l’inégalité en
nombre syllabique dans des vers de plus de huit syllabes ; la mesure par
un nombre supérieur à huit n’est donc pas accessible à la perception. Autre
résultat décevant pour les « pythagoriciens » : le seul rapport
arithmétique qui se montre reconnaissable entre nombres syllabiques, est l’égalité.
Tirer rigoureusement les conséquences de ces observations oblige à réviser en
profondeur la théorie du vers. Or, reconstruire avec les seuls concepts de
succession, de nombre syllabique et d’égalité,
elle fournit une description mieux ajustée du répertoire des vers français :
on trouvera donc ici un véritable traité de versification. […]
Dans
son « Avertissement », Cornulier annonce un ouvrage en deux parties,
une partie « Notions de métrique », qui « invite d’abord le
lecteur à une réflexion sur ce que le vers est pour lui, à la lumière de son
expérience personnelle et irremplaçable du vers faux […] ». En clair, nous
allons parvenir à plusieurs conclusions à partir de tests écrits auxquels nous
nous soumettons de bonne foi, personne n’étant là pour juger de la prestation. La deuxième partie « Méthode en métrique » va proposer un format
d’analyse applicable aux alexandrins de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Et cette
fois, ce sera « à la lumière des formes d’alexandrins que ces poètes n’emploient
pas. »
Je
ne tiens pas à m’attarder trop longtemps sur la première partie, puisque l’intérêt
serait que vous vous mettiez à l’épreuve des tests. Cornulier a exploité le
poème des Orientales d’Hugo où la
mesure du vers varie de strophe en strophe permettant en une seule lecture une
revue des vers de deux à huit syllabes, et du décasyllabe. Cornulier émet un
jugement réservé sur la performance esthétique de Victor Hugo. L’impact de l’allongement
et du rétrécissement des vers sur le lecteur est essentiellement visuel,
puisque c’est uniquement par la vision des vers sur le papier que le lecteur a
une idée d’approche et d’éloignement de la menace des « djinns ».
Mais surtout, Cornulier a touché au texte hugolien pour que nous éprouvions
notre capacité à identifier un vers faux. En effet, si nous sommes sensibles à
l’égalité des vers, nous devons automatiquement identifier un vers qui dénote
dans l’ensemble. Les strophes sont de huit vers. Les quatre premiers vers ne
sont pas touchés, ils donnent la mesure, et c’est toujours dans les quatre derniers
vers d’une strophe que se glisse un vers faux. Je ne vais pas les identifier
ici. J’aurais des remarques à faire, mais je vous gâcherais la possibilité de
vous essayer à l’exercice.
Le
premier enseignement est celui de la « Limite de la capacité métrique en
français », définition donnée à la page 16 de l’ouvrage : « la
reconnaissance instinctive et sûre de l’égalité exacte en nombre syllabique de
segments voisins rythmiquement quelconques (c’est-à-dire égaux uniquement en
nombre syllabique total) est limitée, selon les gens, à 8 voyelles, ou à moins. »
La
suite de l’ouvrage va affiner le constat, mais il a déjà de quoi faire jaser,
et Cornulier ne se prive pas de défier son lecteur, comme quand il dit à la
page 17 que beaucoup de gens n’aimeraient pas entendre que bien des poèmes, « Mignonne,
allons voir si la rose… », etc., sont « un peu au-delà de leur
capacité métrique. Cornulier précise bien qu’il fixe une limite maximale sans
en fixer une minimale. Parmi les gens qu’il a testés empiriquement, Cornulier n’a
toutefois identifié que trois personnes qui reconnaissaient sans effort un vers
faux parmi de longs vers de huit syllabes, lui-même, un « P. C. » qui
pourrait être l’un de ses parents, et un certain « M. L. » (Marc
Lambret ?), plusieurs autres noms sont cités dans une note de bas de page
et on a donc une majorité de gens qui n’atteignent pas cette limite. Cette limite
de perception serait invariable dans le temps et tous les humains n’ont pas la
même limite. Cornulier n’a toutefois pas prouvé sa loi, puisqu’il ne s’est
prêté qu’à des tests empiriques sur un échantillon humain problématique. Cette
idée de loi n’est pas de lui, on apprend dans les pages suivantes qu’il réagit
à toute une tradition de critique métrique. En 1913, Philippe Martinon avait
parlé d’une limite à cinq syllabes, et c’est à lui que Cornulier fait remonter
la paternité de l’idée à la page 18 et il salue également l’idée astucieuse de
Martinon de comparer cette perception à la vue de « petits pois sur une
assiette ». La métrique du vers se déploie dans le temps, mais cette
perception ne consiste pas à compter les syllabes sans effort, il s’agit d’un
sentiment d’évidence immédiat comme pour une représentation spatiale nous
verrons du premier coup d’œil si deux tas forment le même nombre de petits pois
ou non. Cornulier pense aussi aux formes géométriques pour plaider l’immédiateté
de la perception. La forme du triangle ou celle du carré nous dispensent de
compter les côtés. Cornulier cite d’autres auteurs qui ont développé une telle
thèse de la limite de perception du nombre de syllabes, car la théorie a fait
florès, même si cela n’est pas connu. Il fait en particulier état des ouvrages de
P. Fraisse, auteur trois fois mentionné dans la bibliographie : Psychologie du temps chez PUF en 1957, Psychologie du rythme en 1974 (ce qui
nous met dans la période de maturation des thèses de Cornulier, en entrant en
résonance avec Critique du rythme de
Meschonnic et les premiers articles cités plus haut de Jacques Roubaud), et un
article coécrit avec C ; de Matzkin en 1975 : « Empan mnémonique
et empan numérique de deux ensembles successifs de lettres ou de points »,
L’Année psychologique, 75, p. 61-76.
Qu’est-ce qu’une perception de nombre si on ne compte pas les unités une
par une ? Fraisse essaie de faire une théorie et mesure de la « capacité
de stockage et de rétention en mémoire à court terme ». Cornulier évoque
aussi très rapidement le cas des musiques à trois ou quatre temps, et c’est
bien aussi d’une telle forme de perception qu’il peut être question ici.
Cornulier s’attaque en particulier à l’ouvrage alors à la mode de Jean
Mazaleyrat. Celui-ci, au lieu de considérer le caractère exo-métrique du vers,
son égalité par rapport à des voisins, développait une théorie endo-métrique. L’harmonie
était dans le vers lui-même, grâce à la distribution des accents, mais toutes
les segmentations étaient permises. Mazaleyrat lisait la prose ou les vers avec
la même manière de placer des accents et sans pouvoir rencontrer un segment de
prose illisible métriquement. Quel intérêt d’une théorie qui ne fait aucune
différence entre la prose et le vers ? Cornulier dénonçait aussi l’illusion
de Mazaleyrat qui croyait que les proportions et gradations étaient immédiatement
perceptibles aux lecteurs. Une suite de quatre et six syllabes peut-elle être
perçue comme l’équivalent d’une suite de deux et trois syllabes, au prétexte de
la proportionnalité ? Cornulier dénonce l’idée que notre perception serait
approximative, il considère qu’elle est exacte ou n’est pas. Pour appuyer son
idée, Cornulier souligne que des gens très doués pour reconnaître un vers faux
dans des vers de huit syllabes ne parviennent pas spontanément à dire de
combien de syllabes il y a un écart entre le vers faux et l’octosyllabe de
référence. A la note 1 de la page 15 et à propos des « Djinns » de
Victor Hugo, Cornulier écrit ceci : « Il est douteux qu’une
progression d’une syllabe par strophe soit sensible dans son exactitude […] ».
Cette critique écorne quelque peu la prétention artiste du grand romantique,
lequel peut être pardonné dans la mesure où il ne s’est adonné qu’à un jeu
occasionnel. Cependant, dans le poème « Guerre » des Illuminations, j’ai fortement l’impression
que Rimbaud a joué avec ce procédé de gradation :
A présent, l’inflexion
éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où
je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des
affections énormes. […]
Ce
serait rabaisser Rimbaud au rang des thèses de Mazaleyrat d’envisager une
progression humoristique subreptice dans ce passage en prose. Certes, il faut
opérer une élision sur l’adjectif « éternell’ », mais on a une mesure
de trois donnée par le syntagme « A présent », puis trois mots de
trois syllabes, le « e » de fin de mot tombant comme une fin de vers
dans ce raisonnement : « A présent », « l’inflexion »,
« éternelle », « des moments », égalité syllabique plus
lourde rendant une impression physiologique de l’idée de poids de ces moments
toujours les mêmes, et nous avons à partir de la mention « et l’infini »
un étirement syllabique, toujours en phase avec le sens, l’infini des
mathématiques irait de pair avec un démarrage de gradation syllabique : « des
moments » dernier membre de trois syllabes, « et l’infini »
passage à quatre syllabes, « des mathématiques » cinq syllabes avec
élision du « e » final comme pour « éternelle » et enfin
une séquence possible de six syllabes « me chassent par ce monde ».
Si la critique du travail de Mazaleyrat est sans appel, j’ai du mal à accepter
un rejet de l’hypothèse de travail sur ce passage en prose de Rimbaud sans
autre forme de procès. La suite de la phrase est elle-même éloquente au plan de
la syllabation. La relative « où je subis tous les succès civils »
offre un caractère étonnant : « où je subis (4) tous les succès (4)
civils » La symétrie des deux membres de quatre syllabes peut être dégagée
par le fait que les deux mots de deux syllabes qui les bouclent ont la même
amorce « su- ». Le mot « civils », reprend au plan auditif
le [s] initial de « succès » et « subis », et ses deux « i »
entrent en résonances avec celui de « subis ». Du point de vue de la
prosodie (c.-à-d. l’organisation des voyelles et consonnes), on a des effets
qui peuvent rendre sensible à la syllabation. Or, la suite de la phrase
conforte cette impression, puisque nous avons deux membres de phrases tous deux
ponctués par un adjectif de deux syllabes (comme « civils ») qui ont
en commun un « é » initial (« étrange », « énorme »),
et le premier des deux crée une scansion marquée par rapport au nom auquel il
se rattache par l’assonance nasale (« enfance étrange ») :
« respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. »
Je
pourrais abandonner ma thèse d’une organisation syllabique recherchée par
Rimbaud dans ce passage précis du poème « Guerre » et me ranger aux
arguments puissants de Cornulier, mais je ne le ferai pas, parce que je sens
bien que quelque chose ne va pas, que tout n’a pas été dit sur la question. Les
tests montrent en effet que le lecteur ne saurait prétendre à une conscience
pérenne des gradations d’une syllabe entre deux segments dans un texte. Et
Cornulier envisage le problème tant du point de vue de la lecture que du point
de vue de la création poétique. Le problème que j’ai avec le passage de « Guerre »,
c’est qu’il ne s’agit pas d’identifier des constantes dans la prose rythmée de
Rimbaud, mais des opérations ludiques locales. Par ailleurs, je reproche à
Cornulier de chercher dans les poèmes en prose la validité métrique, alors que
ce qui pour moi est pertinent la perfidie provocatrice de la création poétique
rimbaldienne en prose. Face aux exemples de douze syllabes depuis longtemps
cités : « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout », « J’ai
seul la clef de cette parade sauvage », « C’est aussi simple qu’une
phrase musicale » (dernière citation provenant du poème « Guerre »),
Cornulier réagit en considérant que les règles métriques n’étant pas respectés,
cela le premier exemple peut s’imposer à l’esprit comme vers, et encore c’est
une concession, comme qui dirait « à la limite ». Ma réaction est de
trouver au contraire que les corruptions sont de l’ordre d’un fait exprès
tendancieux. Mais, tout ceci concerne l’analyse d’une syllabation en prose,
dans le cadre de la théorie du vers, le rejet des thèses de la progression d’une
syllabe est parfaitement fondé.
En
revanche, le problème qui se dessine est celui de la limite à huit syllabes. D’autres
formules avaient déjà été proposés. Martinon était amusant qui la pensait à
cinq syllabes, alors qu’un alexandrin est composé d’hémistiches de six
syllabes, mais Cornulier nous rappelle que Martinon est un adepte de la césure
mobile et nous pouvons ajouter que Martinon était même sous l’influence
trompeuse de la théorie de l’alexandrin à quatre accents, le tétramètre de
Quicherat. La limite de Cornulier coïncide avec un constat formel. Depuis le
Moyen Âge, les poètes composent des vers simples jusqu’à huit syllabes, et au-delà
ils placent une césure. Le bon sens de la thèse de Cornulier peut avoir un
autre point d’appui. Plus un auteur compose de vers de huit syllabes, plus cela
doit lui être pénible s’il n’a pas une conscience facile de l’égalité des vers
entre eux, et ajoutons que quelqu’un qui reconnaît spontanément l’égalité de
segments de huit syllabes entre eux aura en principe plus de prédispositions à
créer des lignes syllabiques de six ou cinq syllabes que celui qui ne reconnaît
pas l’égalité syllabique au-delà de quatre, cinq ou six syllabes. Toutefois,
Cornulier introduit un ver dans le fruit. Il fait partie des rares à atteindre
cette limite et la majorité des gens ne l’atteignent pas, ils sont même limités
à six. Moi, personnellement, je reconnais les vers jusqu’à six syllabes, je
reconnais même qu’il n’y a pas de vers faux comme annoncé dans une suite de
vers de six syllabes. J’ai effectué le test de Cornulier lors d’un repas de
rimbaldiens en 2002. Conférencier, je n’avais pas beaucoup dormi, mais je n’ai
pas identifié le vers faux de sept syllabes, ni celui de huit syllabes.
Avais-je manqué de sommeil ? Avais-je été perturbé après un sans-faute par
le fait qu’il n’y avait pas eu de vers faux dans le premier test en vers de six
syllabes ? En tout cas, le jeu avait été facile jusqu’à six syllabes, j’ai
remarqué sans hésiter qu’il n’y avait pas de vers faux dans la séquence de vers
de six syllabes, et malgré la perturbation j’ai identifié le vers faux ensuite
parmi les vers de six syllabes. Quand je lis des vers, j’ai l’impression que ma
limite doit être à sept syllabes. Je ressens nettement l’égalité jusqu’à six
syllabes. C’est plus flou pour les vers de sept syllabes, mais je ressens
encore une qualité musicale en général. En revanche, j’ai certainement du mal
avec les vers de huit syllabes, je ne les ressens pas comme musicaux non plus
et d’ailleurs je n’ai jamais trop aimé lire des vers de huit syllabes. J’aime
bien lire les poèmes en vers de huit syllabes à la fin quand le texte me plaît,
mais quand je jette un œil préalable au texte je me réjouis d’avoir un poème en
alexandrins ou en vers de dix syllabes ou en vers de cinq syllabes, mais des
strophes de vers de huit syllabes me font appréhender la lecture comme un
possible ennui. C’est pour ça que je ne trouve pas idiote la remarque de l’actrice
de la Comédie Française qui reconnaissant pas mal de vers faux, quand elle
arrive à sa limite, dit que non seulement elle n’identifie pas un vers faux
mais ne ressent même pas une petite musique. En clair, je souffre d’un handicap
insurmontable qui m’empêchera à jamais de toucher à tout le domaine de la
création poétique, une étendue me demeurera inaccessible. Ceci dit, au XIXe
siècle, la pratique de la poésie se répand à un ensemble assez vaste de la
société, l’alexandrin peut être un refuge à ceux qui ne maîtrisent pas le
sentiment d’égalité au-delà de six syllabes, etc. Il faut quand même noter que
Rimbaud a commis plusieurs vers faux dans ses copies manuscrites, cela concerne
« Mémoire », et on peut parler du problème de métrique particulier à
cette pièce, mais cela concerne aussi « Les Pauvres à l’église ». L’oubli
dans ce cas peut être lié à la vitesse de transcription qui ne s’appuyant pas
sur la mesure a fait l’impasse d’un bout de phrase. En revanche, un vers faux
involontaire de sept syllabes apparaît dans la première copie connue de « Ce
qui retient Nina ». Gautier et Hugo ont produit de nombreux vers de huit
syllabes, mais si Rimbaud a quelque temps persévéré en la matière, il pouvait
procéder par fermeté d’application persévérante et nous notons qu’à la fin il a
préféré déglinguer la métrique sans retour. Il n’est pas impossible que Rimbaud
ne percevait pas nettement lui-même l’égalité au-delà de six syllabes, ce qui
pourrait paradoxalement expliquer son génie d’insolence envers la métrique. C’est
une hypothèse à creuser, car il est délicat d’affirmer qu’évidemment, par respect
pour eux, tous les poètes sont présupposés avoir en eux cette limite maximale
réservée à une élite de lecteurs. Pour moi, Cornulier a purement et simplement
escamoté cette difficulté en se disant qu’il n’y aurait jamais personne d’assez
fou pour rompre en visière avec les convenances mondaines d’admiration des
capacités parfaites des poètes d’élite.
Cornulier
me semble oublier aussi de bien préciser une autre conséquence de sa loi.
Cornulier n’adhère pas depuis le début à la thèse d’accents mobiles présents
dans les hémistiches, ce qui fait que non seulement nous avons des vers simples
n’excédant pas les huit syllabes, mais cette limite est à reporter aux
hémistiches. Il ne peut pas y avoir d’hémistiche de plus de huit syllabes en
poésie. Reste à déterminer si dans le cas, par exemple de Verlaine, l’absence d’hémistiche
de plus de huit syllabes s’explique par ce fait psychologique dont il n’aurait
pas nettement conscience ou si Verlaine appliquait aux hémistiches la réalité
qu’il connaissait pour les longueurs de vers elles-mêmes. Cornulier soulève
tout de même un problème intéressant. Dans la tradition française, les vers ont
une longueur syllabique simple, mais dans d’autres traditions, et dans d’autres
langues, nous avons des vers de huit pieds où chaque pied est composé de
plusieurs syllabes. Les poètes perçoivent-ils l’égalité de segments de huit
pieds ? Les grecs et les romains avaient des vers complexes combinant des
syllabes brèves et longues, tandis que beaucoup d’autres cultures ont des
voyelles accentuées nettement, comme l’anglais. C’est sans doute par singerie
des compétences en d’autres langues qu’on a inventés de voir des accents non
commandés par de quelconques règles dans les vers français. Or, il semble que
les langues étrangères ou antiques semblent mettre en relief une tendance à un
infra-repérage de cinq syllabes ou moins si j’ai bien compris.
Mais,
peu importe que je me dépêtre tout comme vous dans certaines difficultés
théoriques, car je sais pour la suite de mon propos ce que je dois mettre en
avant. Cornulier va parler de semi-ternaires dans les alexandrins dans la suite
de son ouvrage, il va donc s’appuyer sur l’idée de limite de perception à huit
syllabes, même s’il n’a pas précisé pour l’instant le glissement de l’importance
de la loi du vers aux hémistiches. Ne me dites pas trop vite que peu importe s’il
le fait plus tard quand il attaque le sujet des hémistiches. Nous verrons que
ce n’est pas si simple que ça. En attendant, je réunis ici des citations
éparses du début de l’ouvrage, l’une étant tirée d’une note de bas de page.
Dispersées, on n’y prête pas attention ; réunies, elles annoncent un angle
d’attaque important pour comprendre et éprouver la théorie du vers. A la note 1
de bas de page 19, Cornulier que son travail consiste pour partie en une « tentative
d’établir la portée de la loi des huit syllabes en examinant ses conséquences. »
A la page 28, il formule cela autrement : « la loi des 8 syllabes
orientera cette étude ».
Il
n’est pas question bien sûr que de cette limite maximale dans la première
partie. L’important, c’est un sentiment d’égalité, sentiment qui n’a rien à
voir avec l’approximation (du type à une syllabe près), le sentiment d’égalité
est ou n’est pas. Toute la perception du vers est fondée sur ce sentiment d’équivalence.
Cornulier propose des tests pour que nous éprouvions nous-même que nous
identifions des égalités entre vers, mais pas le nombre lui-même de syllabes,
ni le nombre de lettres ou de mots, etc. Il montre aussi par des vers non rimés
que la rime n’est pas un appui pour identifier la mesure du vers, d’autant plus
que la fin du vers se voit sur la page à cause de la présentation typographique
particulière à la poésie, ce qui rend inutile le rôle d’avertisseur qu’on
prétend prêter aux rimes. Les rimes servent en revanche à identifier des
strophes. Cornulier développe aussi maints arguments, et il cite beaucoup d’ouvrages
et d’auteurs antérieurs en apportant des coups de dague dans des polémiques et
lubies anciennes. Cité en passant, l’abbé Scoppa aura une importance
particulière dans la réflexion, ce qui sera repris par Jean-Michel Gouvard dans
sa thèse sur l’évolution du vers français dans les recueils de poésies du
dix-neuvième siècle. Cornulier cite abondamment pas mal de chercheurs et
essayistes : Dorchain, Mourgues (un ancien), Cohen (ouvrage de 1966 Structure du langage poétique), Tobler,
Elwert, Vaugelas, Souriau, etc., et tous ne servent pas à rire et à se faire
mousser à leurs dépens. La thèse importante des parties sur Rimbaud et Verlaine
est annoncée subrepticement à la page 31 : « Rimbaud, Verlaine ont
fait des vers de plus de 8 syllabes métriquement non décomposables, mais
justement il s’agit pour eux, je crois, de faire disparaître partiellement ou
totalement la perception de l’égalité métrique traditionnelle, qui tend dès
lors à n’être plus qu’un égalité théorique, fiction n’atteignant pas la
sensibilité (ce problème sera discuté notamment au chapitre VI). »
Cette
thèse est prématurée, comme une charrue placée avant les bœufs, et elle rejoint
en même temps la thèse non citée ici de Roubaud. Or, cette thèse a un faux air
d’évidence et elle est peut-être un peu trop simple pour embrasser les
processus de création d’un Rimbaud et d’un Verlaine.
Nous
n’en sommes toutefois pas encore là, et il nous tarde vraiment d’entrer en
matière avec les chapitres de Cornulier sur les « mesures complexes ».
Patience, cette mise en bouche n’est en rien inutile. Laissez-vous porter…
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