A partir du moment où Rimbaud écrit en prose, et a fortiori en développant un style lyrique qui ne correspond pas à l'écriture courante, il convient de lui chercher des modèles. Les écrits de nature religieuse sont un bon terrain d'investigation, étant donné le persiflage satirique pratiqué dans le livre Une saison en enfer ou dans des pièces telles que "Génie". Une enquête sur les exemples antérieurs de poésies en prose est bien sûr d'importance, avec les exemples de Judith Walter, de Charles Cros et quelques autres. Et comme Michel Murat l'a souligné dans son livre L'Art de Rimbaud, la poésie en prose de Rimbaud relève d'un genre artiste et non d'un abandon à la prose en tant que telle comme ce fut le cas de Baudelaire, même si un morceau tel que "La Chambre double" ne manque pas d'intérêt pour une comparaison esthétique avec "A une Raison", "Matinée d'ivresse", etc. Rimbaud n'a pas adopté non plus le lyrisme expansif d'une prose poétique à la Maurice de Guérin, et il ne fait pas du Alphonse Rabbe. Et si la poésie en prose d'Aloysius Bertrand est elle-même fort artiste, les deux auteurs ne partagent pas vraiment une même manière d'écrire et d'organiser leurs idées poétiques. On va de Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand à Stèles de Victor Segalen sans vraiment s'arrêter à Rimbaud, un Rimbaud qui peinerait à trouver ses semblables dans la pourtant vaste étendue des poèmes en prose du vingtième siècle. Rimbaud a une manière d'écrire, assez télescopée, qui lui est propre. Maintenant, il faut aussi considérer que les poèmes en prose ont une importante variété de modèles de référence en prose comme l'atteste aisément les présentations alinéaires très contrastées entre poèmes des Illuminations.
Rimbaud jouant sur la scansion et les répétitions, on pourrait penser qu'il a médité les traductions en prose de pièces de vers de langues étrangères, mais il me semblerait assez vain de prendre cette idée tout à fait au sérieux. Elle me paraît restrictive à maints égards.
Un autre axe de recherche est celui des écrivains qui demeurent des poètes en prose. Il faut écarter ceux qui ont une réputation de prose poétique comme Chateaubriand. Gautier ou Nerval ne répondent pas pleinement à cette idée, et encore une fois on en revient à Victor Hugo "Lui, toujours lui" comme dirait l'auteur même des Orientales (à vous de trouver la référence).
Au plan du roman, nos traditions scolaires et universitaires nous font privilégier les romanciers réalistes ou quelque peu assimilables, et le fait que Rimbaud cite Flaubert dans la lettre à Andrieu de 1874 récemment divulguée n'est pas faite pour corriger le tir. Certes, Rimbaud manifestement s'intéressait à Flaubert et cela remet sur le tapis l'idée d'une influence notamment de La Tentation de Saint-Antoine parue à peu près au milieu de l'année 1874. Toutefois, l'écriture de Rimbaud ne ressemble pas du tout à celle d'un Flaubert, ni à celle des frères Goncourt, encore moins à celle d'un Stendhal, et ainsi de suite, tandis qu'il n'a pu connaître qu'une mince partie de l'oeuvre de Zola, lequel est du point de vue de l'esthétique et du style un héritier de Victor Hugo. Rimbaud n'a pu connaître les nouvelles de Maupassant, ni de différents romanciers de la fin du dix-neuvième siècle, réalistes ou non.
Or, Rimbaud ayant une propension à une écriture plus spécifiquement romanesque, il conviendrait un jour de faire un panorama des romanciers connus du dix-neuvième siècle avant 1870 en quelque sorte, et on peut élargir cela à certaines formes de narration en prose qui ne sont pas romanesques, puisque Michelet peut aller de pair avec Hugo sur un certain plan d'expression poétique en prose.
On peut penser à Erckman-Chatrian, à Paul Féval, à Eugène Sue, et à tant d'autres, et puis il y a George Sand. C'est une romancière de premier plan au dix-neuvième siècle malgré le mépris d'un Baudelaire, et sa célébrité ne tenait pas exclusivement aux romans champêtres privilégiés par Proust ou par les universitaires au vingtième siècle. J'ai lu pas mal de romans de George Sand, mais j'avoue que les rapprochements ne s'imposent pas en foule à mon esprit. L'œuvre est vaste, il ne faut pas désespérer, et il n'est peut-être pas vain de privilégier aussi des œuvres moins connues mais de la décennie 1860, dans la mesure où le très jeune Rimbaud a dû avoir des lectures d'actualité qui ne sont pas devenues pleinement des classiques mais qui firent un tant soit peu autorité au moment où elles furent publiées.
George Sand développe l'idée d'une égalité entre hommes et femmes qui rejoint certains propos sur le monde des idées des femmes dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, et elle a eu un engagement "socialiste", au sens de l'époque, en soutenant les mouvements révolutionnaires en 1848. Toutefois, en 1871, George Sand est sous l'influence bourgeoise de Gustave Flaubert, Maxime du Camp et d'autres, et elle manifestera une haine de la Commune qui ira jusqu'à se réjouir des exécutions et du massacre non encore baptisé de la Semaine sanglante. Sand s'est exprimée dans la presse contre la Commune, notamment dans un article du journal Le Temps, au début du mois d'octobre 1871, article que je n'ai pas encore lu, mais je prévois d'y remédier.
Ce revirement politique de George Sand entre 1848 et 1871 va nous intéresser plus loin, mais George Sand est aussi l'occasion de méditer un autre angle de recherches au sujet des modèles de la prose de Rimbaud. Je ne sais pas ou ne sais plus si un rapprochement entre la nouvelle de Sand "Ce que disent les fleurs" et le poème en vers "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" est anachronique ou non, je dois refaire la vérification, et de toute façon le rapprochement est surtout sensible au plan des titres, mais Sand a écrit plusieurs récits brefs publiés dans la presse qui ont l'allure de contes dans le phrasé simple "il y a", etc., et dans les mots choisis. Il y a aussi toute une enquête à mener sur les modèles de contes qui peuvent être à la source de la série "Enfance" ou du poème "Conte". Dans mon précédent article, j'attirais l'attention sur le fait qu'un récit court de Sand portait la mention en sous-titre "Nouvelle d'Hoffmann", ce qui ne cherchait nullement à tromper le lecteur, puisque dans les premières lignes du récit le personnage était décrit comme sortant de l'univers de Hoffmann, ce qui n'aurait aucun sens si à tout prix on voulait faire croire que le romantique allemand tient la plume. Et je rapprochais cela du poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" avec sa précision "d'Edgar Poe" en surtitre.
Rimbaud a parodié Armand Silvestre au début de l'Album zutique avec le quatrain "Lys", et je prétends que le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." et le sonnet "Voyelles" cible également quelque peu les deux premiers recueils en vers du même Silvestre. Or, dans "Lys", Rimbaud fait discrètement allusion à la préface de Sand au premier recueil de poésies de Silvestre paru en 1866, et notamment à la formule inspirée de Molière de "spiritualiste malgré lui", avec les "clysopompes d'argent". Rimbaud épingle un poète d'origine toulousaine qui a écrit contre la Commune, tout comme la patronne qui l'a initialement parrainé. Qui plus est, on n'avait pas manqué de remarquer que Sand avait dû trouver d'autant plus piquant de préfacer le premier recueil de ce poète lyrique qu'elle avait l'année précédente, en 1865, publié un roman intitulé Monsieur Sylvestre, nous avions un parfait homonyme au glissement près du "y" au "i" ou du "i" au "y" selon le point de vue que l'on adopte. Et Rimbaud semble jouer sur cette étrangeté dans son quatrain "Lys", puisque le mot peut s'orthographier "lis" et que de toute façon il transforme le poète Silvestre en personnage d'un roman de Sand le spiritualiste Sylvestre. Il faut d'ailleurs noter que le roman Monsieur Sylvestre a eu une suite en 1866 intitulée Le Dernier amour, suite disponible actuellement sur le marché au format de poche.
Rimbaud écrit d'ailleurs son quatrain "Lys" en octobre 1871, selon toute vraisemblance en tout cas après la rencontre d'Armand Silvestre au dîner des Vilains Bonshommes à la toute fin du mois de septembre, et de fil en aiguille il n'est pas aberrant de penser que Rimbaud a écrit son quatrain après le 3 ou le 4 octobre, et donc après avoir pris connaissance de l'article de George Sand contre la Commune paru dans le journal Le Temps. On voit qu'il est plus que temps de consulter cet article d'époque...
Au-delà de toutes ces convergences, il y a maintenant le cas particulier de passages en prose de Rimbaud. Dans Une saison en enfer, Rimbaud s'écrie : "La ville est rouge ou noire", caractérisation synthétique de la ville assez remarquable. Or, en 1860, George Sand, la spécialiste des histoires champêtres, a publié un roman dans le milieu ouvrier, et il s'agit d'une idylle, d'une pastorale où les personnages parlent un langage des plus châtiés, mais au travers de ce roman la femme de lettres s'intéresse crûment aux questions sociales de son époque. Et ce roman sur le monde ouvrier s'intitule La Ville noire. Il paraît que le modèle de la ville du roman n'est autre, dans le Puy-de-Dôme, que la ville de Thiers, ça ne s'invente pas ! Le nom Thiers n'est tout de même pas mentionné dans le roman. Il s'agit d'une ville qui concentre une activité industrielle le long d'un cours d'eau et à proximité d'une cascade. La "ville noire" désigne la partie ouvrière de la ville, et George Sand joue sur le symbolisme usuel du bas et du haut en opposant la ville basse des ouvriers, la ville noire, à la ville haute, la ville "peinturlurée", la ville où le bourgeois rit "sous de faux cieux" pour citer "Bonne pensée du matin", la ville haute attire à elle les énergies, les désirs, tout comme les barques sont tirés vers la mer, "étagée là haut comme sur les gravures". Il est question dans "Ouvriers", le poème de Rimbaud, d'un couple traînant sa jeune misère, malgré les aspirations de l'homme, et dans La Ville noire, dès les premières pages, on a une opposition entre un ouvrier marié avec deux enfants qui ne peut épargner, qui n'a plus d'espoir d'ascension sociale et qui parle donc de sa misère, tandis qu'un jeune de 24 ans célibataire peut encore espérer aller trouver une place à l'échelon supérieur, avec un poste de commerçant dans la ville haute. Il est aussi question de charité sociale, de l'opposition de deux amitiés comme il est question de deux amours dans Une saison en enfer, etc. Je ne suis pas en train de déterminer par des rapprochements frêles que le roman de Sand est une source à plusieurs écrits de Rimbaud. Ce que je souligne, c'est que Sand et Rimbaud appartiennent à une même époque, et que des échos évidents se manifestent entre leurs deux œuvres, échos qui peuvent profiter à une meilleure compréhension de l'œuvre plus spécifiquement hermétique d'Arthur Rimbaud.
Nous rencontrons aussi un thème d'époque du personnage dont les idées considérées comme utopiques l'amènent à être rejetés par les autres hommes et à devenir fou. Au dix-neuvième siècle, la folie, surtout en tant que thème littéraire, est souvent associée à cette perte d'intégration sociale de l'idéaliste ou du rebelle, thème nettement présent dans Une saison en enfer, et cela permet encore de jeter une passerelle entre le roman sandien de 1860 et la poésie rimbaldienne.
Or, en 1860, Sand prend ses distances avec les idées révolutionnaires, dénonce les utopies sociales, et dans le roman La Ville noire on a l'expression du désenchantement grinçant, une sorte de Nous nous sommes tant aimés dans l'analyse psychologique des personnages. Le héros masculin veut passer à une classe sociale supérieure et coincé par diverses raisons dans la ville industrielle il connaît une rédemption par l'amour en quelque sorte, le roman idyllique se finissant par un mariage. Et le seizième et ultime chapitre offre alors sur plusieurs pages un rendu en prose d'une composition en vers de cet ouvrier un peu fou, Audebert, que j'évoquais ci-dessus. Et ce qui m'a frappé, c'est la ressemblance formelle avec le passage lyrique plein d'injonctions du poème "Après le Déluge" :
- Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerres, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Il va de soi que Rimbaud joue sur la métaphore révolutionnaire du peuple émeutier qui devient flot, à la suite de toute une culture historique où prime la référence hugolienne. Il est aisé de constater la scansion poétique simple, avec le moyen premier des répétitions de phonèmes ou de mots, avec le moyen rythmique premier des coordinations binaires. Mais Rimbaud ne s'inspire-t-il pas d'un modèle en prose ou d'un modèle de chant ?
Il n'est pas question visiblement dans "Après le Déluge" de critiquer l'abandon au mariage du roman sandien, encore qu'il soit question de fausseté des idylles avec une "Eucharis" prétendant annoncer le printemps, mais tout au long de son roman ouvrier Sand déploie une métaphore de l'eau qui coule, jouant sur le fait que la ville noire est construire autour d'une cascade. Au milieu du roman, ce qui va renverser la situation et commencer à rapprocher le couple des héros, c'est précisément un torrent qui a failli emporter la maison du héros et c'est la femme Tonine qui sauve l'homme de la noyade. Et, dans le poème d'Audebert "adapté" en prose par Sand à la fin de son roman, quelle n'est pas notre stupeur au milieu de mentions de "chœur", "récitatif", "strophes", "cantate", de tomber sur la reprise d'éléments martelés dans trois alinéas étonnamment proches d'allure de celui que nous venons de citer de Rimbaud.
Citons le "chœur" qui débute la transcription (édition Le Temps des cerises, 2022, p. 183) :
Taisez-vous, rouages terribles ! Tais-toi, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, faites silence ! Laissez chanter l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée.
Ce chœur reprend de la voix plus loin (page 186) :
Et maintenant, criez, rouages terribles ; maintenant, chante et bondis, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, commandez la danse ! Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour. C'est aujourd'hui la fête d'hyménée.
Et cela revient en conclusion de la pièce (page 190) à trois paragraphes de la fin du roman lui-même :
Et maintenant criez, rouages puissants ! Chante et bondis, rivière bénie ! Fers et feux, enclumes et marteaux, saintes voix du travail, commandez la danse. Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée !
Que Rimbaud ait lu ou non ce passage du roman de George Sand, les ressemblances ne sauraient être considérées comme anodines, puisqu'il n'est pas possible de ne pas considérer le discours du poème "Après le Déluge" comme un pied-de-nez, un parfait contrepied, à la pensée développée par Sand en 1860 !
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