Je cite une phrase du tout début du roman Voyage au centre de la Terre de Jules Verne.
Dans mon précédent article, j'insistais sur l'idée que Rimbaud a dû manier l'opposition objectif et subjectif à partir d'écrits de Théophile Gautier. Il y a à cela quantité d'arguments convergents.
Au début de l'année 1871, Rimbaud était encore un adolescent qui n'avait pas un accès fabuleux à tous les livres. Le couple "objectif" / "subjectif", il ne le rencontrait sans doute pas dans des poésies en vers, il s'agit de termes abstraits en principe peu heureux en poésie. Il est logique de considérer que Rimbaud a composé ses réflexions sur la poésie à partir d'ouvrages qui sont eux-mêmes des essais en prose. Nous avons vu qu'à part Gérald Schaeffer aucun rimbaldien ne s'est intéressé à la question des sources de Rimbaud à ce propos. Pourtant, un fait attire d'emblée l'attention. Schaeffer ne cite pratiquement que des extraits de Théophile Gautier et il s'agit toujours de citations appartenant à la critique ou au commentaire d'art. Il s'agit donc visiblement d'un couple spécifique à l'écriture d'analyse de Gautier. Vu que Schaeffer cite des sources anachroniques (Histoire du romantisme), je pars du principe que l'ouvrage de 1856 L'Art moderne de Gautier est un sérieux candidat comme source à la composition de la lettre à Izambard du 13 mai 1871, il faut que j'étudie ce livre de près. J'ai ajouté une autre source avec un passage de la nouvelle Spirite, écrit de fiction cette fois, mais je sens que L'Art moderne est essentiel au débat. Il est normal que Rimbaud élabore ses thèses sur la poésie, son avenir et son pouvoir révélateur à partir de lectures critiques en prose sur la poésie ou sur les arts comme la peinture, ouvrages en prose cependant délaissés par les universitaires qui font plutôt des recherches à partir des poèmes, romans, etc., en excluant même assez souvent la presse. La préface de Gautier à la troisième édition des Fleurs du Mal ou les préfaces de Leconte de Lisle à ses recueils de poésies n'ont jamais été considérées comme des lectures rimbaldiennes indispensables, ce qu'elles sont pourtant. En plus, le couple "subjectif" et "objectif" tel que l'emploie Rimbaud n'a jamais été associé à un écrit en prose antérieur précis. Toutefois, ce n'est pas logique. Rimbaud a forcément rencontré ce couple dans ses lectures plutôt que dans des conversations orales perdues à jamais avec le tout venant, et si c'était un objet de conversation courante comment expliquer l'absence de citations abondantes dans la littérature du dix-neuvième siècle ? Si c'était un sujet d'échanges à l'oral, c'est qu'il y avait une littérature derrière. Or, personne ne cite un extrait d'un roman de Balzac ou d'Hugo, ou de Sand, etc., pour fixer l'emploi rimbaldien de l'opposition "subjectif" et "objectif". On n'en trouve pas ainsi spontanément même quand on a énormément lu.
Ce n'est pas tout.
Ici, je fais une citation d'un roman de Jules Verne Voyage au centre de la Terre et vous pouvez remarquer que c'est non pas l'adjectif "subjectif" qui est employé, mais l'adverbe "subjectivement", et surtout il est employé seul, sans opposition mécanique à "objectif" ou "objectivement" :
Il était professeur au Johannaeum, et faisait un cours de minéralogie pendant lequel il se mettait régulièrement en colère une fois ou deux. Non point qu'il se préoccupât d'avoir des élèves assidus à ses leçons, ni du degré d'attention qu'ils lui accordaient, ni du succès qu'ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne l'inquiétaient guère. Il professait "subjectivement", suivant une expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C'était un savant égoïste, un puits de science dont la poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un mot, un avare.
On voit que l'idée du "subjectif" est liée à une certaine représentation de la pensée allemande. Je l'ai déjà dit, l'approche subjective est valorisée dans la philosophie allemande depuis sa formulation théorique par Kant. Ici, elle est traitée ironiquement par Verne, mais que ce soit l'emploi authentique ou l'emploi ironique par Verne nous sommes face à des conceptions du subjectif qui n'ont rien à voir avec l'emploi rimbaldien.
Gautier et Rimbaud emploie les deux mots "objectif" et "subjectif", et ils valorisent le premier terme sans se plier à l'étymologie pour autant...
Dans son étude des "lettres du voyant", Schaeffer cite l'opposition du subjectif et de l'objectif dans la pensée allemande en référençant ce qu'en dit madame de Staël dans son essai De l'Allemagne et puis en citant des extraits, en principe anachroniques (je n'ai pas vérifié les dates de publication), du Littré. Mais ce qui est remarquable, c'est que le sens des concepts a varié en français, au point que Gautier et Rimbaud se rejoignent pour donner une acception positive du mot "objectif" en défaveur du "subjectif" que faisait primer Kant et ses successeurs.
En plus, la définition donnée par Gautier dans Spirite fait nettement écho au développement d'ensemble de la réponse faite à Izambard le 13 mai. Gautier donne des gages à une lecture empirique de la lettre. Normalement, le concept de l'objectif est lié aux sensations, et il est contre-intuitif de voir dans la poésie subjective une poésie sacrifiant tout à un idéal mesquin. C'est l'ensemble de la lettre qui nous amène à trouver que la poésie subjective consiste à se raccrocher au "râtelier universitaire", mais le terme "subjectif" ne s'y prête pas par lui-même et notre citation de Jules Verne montre l'inverse : un professeur qui en agissant "subjectivement" ne répond pas aux attentes objectives qu'on lui a confiées en le plaçant à ce poste...
On ne peut pas faire l'impasse sur un repérage des sources de Rimbaud à l'opposition poésie objective / poésie subjective. Pour l'instant, Théophile Gautier est notre meilleure clef, et la lettre suivante du 15 mai à Demeny confirme son importance en le nommant parmi les six précurseurs de la poésie authentique de voyant avec Lamartine, Hugo, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire. Mérat et Verlaine complètent la liste, mais ils sont mis à part comme des artistes encore jeunes en devenir.
En clair, Rimbaud n'avait sûrement pas ce passage de Verne en tête, il est contradictoire avec ses formules, mais il nous est utile d'en parler pour montrer le contraste avec le concept tel qu'il est déployé par Gautier, puis Rimbaud. Et j'ajouterai que la lettre à Izambard contient précisément la première version connue du poème en triolets enchaînés "Le Coeur supplicié" où figure le mot "abracadabrantesques" qui en l'état actuel de nos connaissances s'impose comme une hybridation de deux adjectifs propres à Gautier "abracadabresques" et "abracadabrants", sans que Gautier ait jamais recouru lui-même à cette hybridation. Nous n'avons aucune attestation de "abracadabrantesques" sous la plume de Gautier. En revanche, j'avais relayé sur ce blog et c'est désormais un fait bien connu des rimbaldiens que quelqu'un avait identifié une occurrence antérieure à Rimbaud par un auteur douaisien Mario Proth, un pays de Paul Demeny, dans un ouvrage dressant une histoire de la littérature et des perspectives d'avenir qui s'ouvraient. Au nom de la médiocrité des réflexions de Mario Proth, cette source peine à être prise en considération. C'est comme d'habitude une erreur de mépris arrogant. Il est évident que Rimbaud lisait de la littérature critique à son époque, il prenait tout ce qu'il avait sous la main.
D'ailleurs, je vais faire un peu plus souffrir ceux qui veulent que Rimbaud ne pense que de l'excellence toute parfaite quand elle jaillit sous sa plume. Sur les pouvoirs du poète, les écrivains du dix-neuvième siècle ont largement des représentations fantasmées et peu scientifiques. Nous avons le cas du roman expérimental zolien quelque peu contemporain de Rimbaud, mais les discours de Victor Hugo sont évidemment complaisants en diable, et Rimbaud l'était inévitablement lui-même quand il écrivait à Izambard et Demeny. Si réellement Rimbaud avait tenu le système d'une littérature objective, nous aurions des écrits qui s'interrogeraient autrement qu'ils ne le font sur les pouvoirs d'illusion de la parole, sur les rapports de l'art à une certaine complaisance, sur la manière d'éviter le narcissisme des projections morales dans l'art, et je vous en passe des réflexions de cet ordre, car il y en a d'autres... Rimbaud se serait intéressé différemment aussi sur le problème d'hermétisme de ses écrits, et ainsi de suite. Il est certain que la poésie de Rimbaud est à prendre au sérieux, mais c'est une poésie qui continue d'avoir un enrobage, il faut dire les choses telles qu'elles sont.
En tout cas, pour l'instant, quantité de sources potentielles à la pensée de Rimbaud sont traitées beaucoup trop superficiellement. On ne peut pas se contenter de dire que l'opposition de l'objectif et du subjectif vient de la philosophie allemande et citer au hasard des rencontres quelques attestations écrites, en laissant croire que c'est peut-être tellement diffus dans les écrits de l'époque que Rimbaud ne s'inspire de rien de précis.
Non, cet article et le précédent n'ont rien d'inutile et de gagne-petit.
Quant au fait de citer un roman de Jules Verne, il se trouve que je songe au poème "Barbare", au fait que les "maelstroms" sont anormalement liés au chaud ("ardents entonnoirs") dans "Le Bateau ivre", alors qu'il s'agit de courants froids, au fait que "Barbare" décrit un décor polaire volcanique, au fait que j'ai pensé à citer récemment un roman Les Indes noires de 1877 de Jules Vernes sur l'exploitation du charbon. On sait que Vingt mille lieues sous les mers est un roman souvent cité comme source possible au "Bateau ivre", mais comme Jules Verne était un romancier contemporain de Rimbaud il faut inévitablement faire le départ entre les romans que Rimbaud a pu lire et ceux qui sont postérieurs à la carrière du poète des Illuminations, en étant publiés au-delà de février 1875 comme date limite.
Or, Voyage au centre la Terre est l'un des premiers romans et des premiers succès de Jules Verne. Rimbaud a pu le lire. L'idée d'accéder au centre de la Terre a quelque chose de comparable au mouvement du poète dans "Barbare". L'Islande est une île volcanique qui correspond idéalement à la description d'une mer de glace sur des volcans encore actifs.
A suivre donc des comptes rendus de lectures, Spirite de Théophile Gautier, Voyage au centre de la Terre de Jules Verne...
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