Dans le poème "Vies", il est question du "brahmane" qui expliqua les "Proverbes". Le poème "Vies" est en réalité une réécriture parodique et satirique de toute la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe, comme je l'ai annoncé depuis des années, et pour s'en persuader on a certains éléments du livre de 2004 de Pierre Brunel Eclats de la violence et un prolongement moyennement récent sur le site d'Alain Bardel, et enfin un article de moi qui en a découlé où j'ai largement mis les pieds dans le plat (sachant qu'en privé, ce que j'ai établi a été salué par des rimbaldiens qui en ont compris tout le prix). Evidemment, dans cette liaison de "Vies" avec l'ouvrage autobiographique de Chateaubriand, l'idée d'une référence à l'hindouisme s'étiole quelque peu. Pourtant, ce n'est pas si simple. La référence a le mérite tout de même d'être explicite. Rimbaud peut mettre jouer sur plusieurs perspectives, quand bien même l'ensemble de "Vies" est lié à un seul et unique texte générateur la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe. Chateaubriand a d'ailleurs vécu quelque temps en Angleterre et Rimbaud est censé composer la plupart des Illuminations à des époques de sa vie où les séjours anglais sont décisifs. Il y a le séjour de la fin de l'année 1872 et du début de l'année 1873, le séjour du printemps 1873, celui du mois de juin 1873 et celui à partir de 1874 commencé avec Germain Nouveau. Or qui dit Inde dit Angleterre à l'époque ! Je vais vite en besogne, peut-être, mais il ne faut pas perdre de vue ce contexte d'écriture des poèmes, puisque l'allusion à l'Inde est explicite dans "Vies". Ce n'est pas tout !
Dans les lettres dites "du voyant", en tout cas dans celle du 15 mai envoyée à Demeny, Rimbaud passe en revue les premières fournées de poètes voyants français et on a une première fournée avec surtout Hugo et Lamartine, et une seconde fournée avec Baudelaire et puis le groupe Gautier, Banville et Leconte de Lisle. Rimbaud oppose Baudelaire à tous les autres qui n'auraient repris que l'esprit des choses mortes. Rappelons qu'avec la dénonciation des "anciennes énormités crevées" Hugo est explicitement visé dans cette lettre, et cela rejaillit sur Lamartine et autres premiers romantiques, puis forcément sur Banville ou Gautier. Et, puis, il y a le cas Leconte de Lisle, lequel se réfugiait dans la célébration des religions perdues autres que la religion chrétienne. Leconte de Lisle et Banville partageaient une célébration des dieux de l'Antiquité grecque, car il va de soi que la dénonciation de "l'esprit des choses mortes" va s'appliquer au recueil Les Exilés de Banville. Tout le Parnasse est ciblé par cette dénonciation bien sûr, mais Rimbaud pense inévitablement aux préfaces des recueils de Leconte de Lisle. Or, une grande spécificité de Leconte de Lisle, c'est d'avoir produit un certain nombre de poèmes hindous. Alphonse Daudet, qui a participé à une campagne d'hostilité à Verlaine et au Parnasse avec le Parnassiculet contemporain, se moquait allègrement de cette manie pédante et futile (du moins de prime abord) du poète Leconte de Lisle, cela se retrouve dans les parodies poétiques du roman Le Petit Chose. Mais il ne faut pas oublier le cas de Verlaine lui-même avec ses Poèmes saturniens où il y a plusieurs renvois solennels aux mythes hindous avec le haut dessein de çavitri ou le règne de Raghu. Alors, évidemment, on peut se contenter de dire rapidement que Verlaine se moque lui-même de Leconte de Lisle, ce qui est en effet le cas dans une certaine mesure, sauf qu'en disant cela comme en passant on s'interdit de réfléchir sur toutes les données.
Prenons le poème "Vagabonds", on tend à identifier des allusions biographiques opposant le discours de Verlaine aux aspirations d'un Rimbaud. Verlaine lui-même s'est reconnu injustement épinglé en "satanique docteur". Or, vers la fin du poème, apparaît cette expression de "fils du soleil" qui est explicitement une allusion à l'hindouisme.
Certes, pour les gens nés au vingtième siècle, la littérature de fantaisie a tout exploré, tout tenté, et l'expression de "fils du soleil" ne renvoie pas nécessairement à l'hindouisme, mais dans le contexte de la poésie du dix-neuvième siècle il n'en va certainement pas ainsi. La notion de "fils du soleil" est strictement hindoue. On ne peut pas avec désinvolture refuser d'envisager l'hypothèse. Dans son livre Eclats de la violence, paru donc en 2004, Brunel consacre bien sûr une étude à "Vagabonds" et une sous-partie est consacrée à cette notion de "fils du soleil". Brunel parle de manière générale de cette notion, c'est un renvoi mythologique que fait Rimbaud, mais il est traité évasivement dans le commentaire. Brunel parle d'histoire des religions en général. En clair, il y a plein de religions où on imagine un "fils du soleil" ou des fils du soleil, et Rimbaud s'approprie personnellement l'idée sans renvoyer à une religion précise. Cette façon de généraliser le propos de Rimbaud permet au critique d'éviter de montrer qu'il ne sait pas à quoi précisément Rimbaud fait allusion. Moins Rimbaud semblera se référer à une source précise, moins le critique montrera qu'il y a des lacunes dans son analyse, puisqu'il suffira de donner un sens général un peu vague à ce que dit le poème en toutes lettres. On remarque tout de même que s'il y a bien une religion citée précisément dans le commentaire de Brunel c'est pourtant l'hindouisme avec mention explicite du "Mandaka Upanishad". Il y a ensuite des écrits de Swedenborg, donc ça se dilue, mais tout de même on voit bien que la référence hindoue est première en toute logique quand on parle de "fils du soleil". C'est la référence culturelle de base. Bien qu'ayant posé le concept d'analyse mythocritique de la littérature, Brunel persifle ceux qui jouent de cette référence et brocarde en particulier les écrits de Marc Eigeldinger. Puis, Brunel finit par envisager les autres hypothèses traditionnelles de lecture, mais en les prenant toutes avec des pincettes. Brunel précise que Murphy semble sage quand il voit dans l'expression une allusion à la pensée parnassienne, tout en s'empressant de modérer notre enthousiasme en précisant que cela a aussi quelque chose de fortement réducteur. Je dirais que d'abord "fils du soleil" et "parnassien" ne sont pas des termes interchangeables et qu'ensuite la dénonciation de l'esprit des choses mortes ne cadre pas bien avec l'ambition affichée dans "Vagabonds". Brunel mentionne ensuite l'idée de Guyaux qu'être un fils du soleil c'est vivre selon la Nature. Il va de soi que cette définition va dans le bon sens, mais en ayant le défaut d'être trop général, trop évasive, et il va aussi de soi que cette idée est connectée à une partie de ce que nous savons de la pensée spiritualiste des poètes parnassiens. Or, on le sait, Rimbaud a écrit à ses débuts ce qu'il voulait un "credo des poètes" à mettre en conclusion d'un recueil de vers parnassiens, et ce "credo" a été rebaptisé du titre "Soleil et Chair". Il va de soi que le concept de "fils du soleil" permet de faire une référence à une certaine idéologie solaire hindoue tout en s'ouvrant à une idéologie solaire plus syncrétique, plus diffuse, qui était véhiculée par les poètes parnassiens, et cette notion syncrétique est développée à partir de références grecques dans le poème rimbaldien "Soleil et Chair".
Du coup, loin de renoncer à la référence hindoue, il me semble plus intelligent d'inspecter les écrits poétiques inspirés des mythes indiens pour apprécier cette idéologie solaire et voir ce qu'il en reste quand on met cela en commun avec d'autres poèmes mythiques à forte symbolique solaire. C'est bien évidemment de la sorte qu'il convient de procéder.
Leconte de Lisle est une portée d'entrée essentielle, mais je parlais de Verlaine également. Je rappelle que le "Prologue" des Poëmes saturniens avec son développement quelque peu chronologique parle dans un premier temps de l'hindouisme avant de glisser à l'Antiquité grecque, puis au Moyen Âge, et ainsi de suite. Et Verlaine parle de Raghu précisément, et il parle tout aussi précisément d'une religion qui se veut solaire. Et Raghu, c'est clairement le début de la lignée des "fils du soleil" dans la mythologie hindoue. L'histoire de Raghu, ça nous parle des fils du soleil, de l'importance de la lumière de la Lune la nuit qui dépasse l'influence des étoiles, etc. Or, dans "Vies", il est question, à proximité de la mention explicite du "brahmane" des "heures d'argent et de soleil vers les fleuves". Les "heures d'argent" sont les heures de la Lune, et nous sommes bien dans l'idéologie brahmanique d'une importance conférée à l'éclairage de deux - comment dire ? - luminaires ou astres principaux, la Lune et le Soleil. La mention des fleuves a aussi quelque chose de cette mythologie hindoue. Dans "Vies" toujours, quelques lignes plus loin, il est question de "pigeons écarlates" et de "plaines poivrées". Or, précisément dans les écrits hindous, il est question de pigeons volant au-dessus des poivriers. Je possède une traduction du début du vingtième siècle d'un ouvrage mythologique hindou clef La Lignée des fils du soleil, Le Ragbuvamsha de Kalidasa, et dans l'histoire de Raghu lui-même où il est question d'un brahmane qui explique les choses en plus nous avons au chant IV le passage suivant : "Avides de conquêtes, ses forces au bout d'un long temps campèrent dans les régions où, sur les poivriers, voltigent les pigeons verts, au pied du mont Malaya."
Je n'affirme pas que c'est une source évidente du poème "Vies", il est encore trop tôt pour se prononcer, mais ces convergences sont tout de même saisissantes. Je constate par ailleurs bien des échos à des passages des poèmes hindous de Leconte de Lisle à la lecture de cet ouvrage en dix-huit chants.
Je pense qu'il y a toute une étude à reprendre de la notion culturelle de "fils du soleil" dans le poème "Vagabonds". Ce n'est pas une création personnelle de Rimbaud dont on n'aurait presque rien à dire, et vu que Verlaine s'est identifié au "satanique docteur" le renvoi au "Prologue" des Poëmes saturniens a du sens.
Malheureusement, il me faudra pas mal de temps pour lire et relire mes différents livres de récits hindous, pour lire et relire les poèmes hindous de Leconte de Lisle, pour établir les liaisons entre les écrits antiques indiens et les poèmes qui s'en inspirent du poète réunionnais (île avec une communauté tamoul au passage). Il me faudra du temps également pour avoir accès aux traductions du XIXe qu'ont pu lire Rimbaud ou Leconte de Lisle, pour avoir accès encore à des articles de savants d'époque commentant les récits hindous.
Un rimbaldien ne peut pas faire l'impasse sur les possibilités d'une telle référence culturelle. Non !
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