Avant-propos :
Après une dizaine de jours de vacances, je reprends le blog. Je vais sans aucun doute faire une série sur la diabolisation anormale de la Russie et de Poutine dans nos médias, et je mettrai cela en résonance avec le traitement de la Commune après sa répression dans la presse et parmi les grands écrivains. Parce que là, on atteint des sommets de manipulation par les médias. Et puis vous êtes en train de devenir des "collabos" au sens fort du terme, et vous ne vous rendez compte de rien !
Mais je compte d'abord publier quelques articles sur la poésie même de Rimbaud.
Nota Bene : Plutôt que de tenter une mise à jour, je vais, en ce qui concerne l'article ci-dessous, créer un article complémentaire avec un relevé des hiatus ou faits parents dans les poèmes de Musset, Rimbaud, Verlaine, voire quelques autres. Une mise à jour par à-coups successifs prendrait du temps. Par exemple, j'ai sous le coude un exemple d'emploi de l'expression "va et vient" sans aucun trait d'union dans un sonnet des Poëmes saturniens, l'expression vaut pour un seul mot comme la locution "peu à peu", ce qui élimine le reproche de hiatus : "Chaque alouette qui va et vient m'est connue." La césure est placée après le nom "qui", ce qui est déjà quelque peu une césure acrobatique, une légère audace, mais Verlaine aurait été particulièrement audacieux s'il avait placé la césure au milieu de l'expression "va et vient" en en soulignant le hiatus... Cette citation vient du poème "Après trois ans". Il va de soi que dans ce vers le lecteur sensible aux césures est à la fois sensible au suspens du pronom "qui" et au suspens qui le suit immédiatement de la forme "va et vient" qui comporte donc un hiatus toléré en poésie. Rien de tout cela n'est innocent.
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Il existe évidemment un débat pour dire que la poésie n'est pas le vers et que la poésie peut aussi bien être en vers qu'en prose. Nous enfonçons alors des portes ouvertes. Mais ce débat suppose que l'opposition entre le vers et la prose soit en revanche objectivable, autrement dit soit appréciable à partir de critères nets et précis.
Il faut recenser selon moi trois grands critères métriques et deux critères prosodiques complémentaires.
Je commence par les critères prosodiques. Il s'agit de la proscription du hiatus et de la proscription du "e" languissant à l'intérieur du vers.
Le hiatus en poésie, c'est quand deux voyelles ne sont pas séparées par une consonne ou un "e". Il existe des mots à l'intérieur desquels deux voyelles forment un "hiatus", par exemple : "créer", "créatif", "béant", etc. On ne s'interdit pas d'employer de tels mots. La règle du hiatus ne vaut qu'entre deux mots distincts. Elle vaut aussi pour la conjonction "et" très courante, puisque le "t" n'est jamais prononcé. Mais, certaines locutions considérées comme un seul mot font exception : "va-et-vient" ou "peu à peu". Notez en passant que dans "va et vient" je parle d'un hiatus avant le "et" et non d'un hiatus après le "et", du genre" : "Je vais à Paris et à toi." Bref, la règle de proscription est simple, mais si on écrit de la poésie il faut bien connaître les cas particuliers.
Cette règle ne concerne pas toute l'histoire de la poésie française, mais elle concerne les poésies qui vont du milieu du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle. Déroger à cette règle est un phénomène remarquable. Nous pouvons constater des écarts volontaires dans Musset ou bien évidemment dans les poésies de Rimbaud.
Pour un expert en versification, je n'ai jusque-là rien dit de vraiment intéressant, encore que peu de spécialistes doivent être au courant des écarts volontaires d'un Musset. Cependant, pour en finir avec la question du hiatus, je précise ici une idée qui m'est chère, que j'ai depuis des années, une dizaine d'années au moins, et que je n'ai jamais développée comme je le souhaitais sous la forme d'un article détaillé. A la lecture de textes en prose, je me suis rendu compte que si les hiatus ne sont pas proscrits ils n'ont tout de même pas tendance à proliférer. En lisant de la prose, personne ne se dit : "Tiens, il y a beaucoup de hiatus, donc c'est de la prose." Ce n'est pas le critère le plus pertinent pour opposer le vers et la prose, et surtout vu que les hiatus ne sont pas envahissants en moyenne dans la prose la différence à l'oreille ne risque pas vraiment d'être sensible. J'imagine que la relative rareté (relative, car cette rareté n'est pas non plus ahurissante) des hiatus dans la prose a contribué à leur proscription et j'imagine encore que dans le cas de la poésie latine avec une versification où prédomine l'opposition de seulement cinq voyelles entre leurs formes dites "brèves" et leurs formes dites "longues" les hiatus étaient plus sensibles à l'oreille qu'en français. Je n'émets là que des hypothèses de travail. En revanche, dans le débat sur les comédies en prose de Molière, il est parfois soutenu qu'il y a des vers blancs au milieu de la prose et que cela préparerait le terrain à une adaptation en vers. Je ne crois pas du tout à la pertinence de cet argument. Les comédies en prose de Molière n'ont pas été mises en vers (cas à part du Dom Juan à titre posthume par le frère du grand Corneille), cela suffit à considérer comme peu probable que le texte en prose était écrit de manière à être facilement adapté en vers. Mais il y a plus. Il me semble que les comédies en prose ont la proportion habituelle de hiatus de tout texte en prose un peu travaillé. Finalement, l'argument du hiatus permettrait réellement d'évaluer si l'écrivain crée de la prose en tant que telle ou s'il le fait en songeant au modèle de la poésie en vers classique. Je pense qu'il y a un article sérieux à publier sur le hiatus dans les comédies en prose de Molière. Certes, ce n'est pas un sujet vital, mais c'est quand même une mise au point sur un sujet stylistique qui a son importance, et puis il y a le cas des poètes qui ont pratiqué la prose. Rimbaud est passé du vers à la prose en gros, et on peut étudier la question des hiatus dans Une saison en enfer, les poèmes considérés comme étant écrits en vers libres "Mouvement" et "Marine", puis les poèmes en prose, "Les Déserts de l'amour", voire quelques autres textes. On peut faire des statistiques sur la part des hiatus dans ces écrits en prose. Puis, il y a une conclusion toute simple à la clef, que je crois pouvoir faire intuitivement à la lecture, mais c'est que Rimbaud écrivant en prose ne se pose même pas la question du hiatus. On peut toujours s'attaquer à un texte de Rimbaud et ne pas constater au démarrage la présence de hiatus, mais plus la lecture progresse, plus on en rencontre, et on voit bien qu'ils surgissent aléatoirement. En passant à la prose, il me semble que Rimbaud a purement et simplement cessé de songer à l'importance de la proscription du hiatus.
Je sais que j'ai affaire à un public qui se moque éperdument des hiatus, des césures, de la longueur des vers. Je vous connais ! Vous ne voyez pas l'intérêt d'écrire en vers, moins il y a de règles, mieux ça vous convient, et l'évolution de Rimbaud et de l'histoire de la poésie justifie votre mépris... Je vous connais malgré vos silences sur la question. Il n'en reste pas moins que, puisque nous sommes là à chercher à lire des choses sur le mystère de la prose de Rimbaud, autant faire un sort à ce sujet du hiatus. Pendant plusieurs siècles, les poètes ont pris soin de les éviter dans leurs vers, et ça demande du soin, de l'attention, des efforts soutenus pour n'en laisser passer aucun, et donc dans la prose Rimbaud ne s'est pas amusé à reconduire cette règle, à moins de relevés ponctuels, mais relevés ponctuels qui seront bien délicats à légitimer, puisque la règle n'est sensible que si l'évitement est systématique. Un exemple de ce qu'on peut mettre en lumière. On sait que dans les poèmes en prose des Illuminations Rimbaud joue à terminer ses compositions par des allusions bancales à l'alexandrin : "La musique savante manque à notre désir" ("Conte"), "J'ai seul la clef de cette parade sauvage" ("Parade"), "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout" ("A une Raison"), "C'est aussi simple qu'une phrase musicale" ("Guerre"),... Aucune de ces quatre phrases ne peut faire un alexandrin classique. Le "e" de "savante" imposerait une césure épique bannie depuis le Moyen Âge. Les formes "cette" et "une" enjamberaient entre les hémistiches, le "e" surnuméraire de "Arrivée" pose problème. Contrairement à Cornulier et aux métriciens, j'identifie des faits exprès dans ces entorses. Cornulier échoue complètement à identifier deux alexandrins dans le verset ou alinéa central de "A une Raison" : "Ta tête se détourne : le nouvel amour ! - Ta tête se retourne, le nouvel amour !" (ponctuation de mémoire), ce qui m'a toujours sidéré. Pour moi, il est évident que Rimbaud fait des allusions exprès trahies par des entorses tout aussi volontaires.
Dans le cas de "Aube", le premier alinéa et le dernier ont la réputation de former deux octosyllabes. En réalité, ils sont à une telle distance l'un de l'autre qu'on n'a pas à parler de deux octosyllabes, puisque l'écho est inenvisageable à la lecture. Toutefois, quand on regarde la composition dans son ensemble, le regard est attiré par les alinéas brefs de début et de fin et le constat s'impose qu'ils ont une même longueur syllabique : "J'ai embrassé l'aube d'été." / "Au réveil il était midi." Le parallèle est d'autant plus saisissant que les deux phrases n'ont pas la même allure rythmique, le même patron syntaxique, tandis que pourtant on peut comparer "été" et "midi" au plan du sens comme au plan de la reprise d'une voyelle aiguë "é"/[e] dans un cas, "i"/[i] dans l'autre. Nous pouvons également comparer "Au réveil" et "aube" avec l'amorce du phonème "au"/[o] et la même idée d'éveil, "réveil" d'un côté, et lever métaphorique du jour de l'autre. Ces parallélismes entrent dans les arguments qui me font dire depuis longtemps que la lecture traditionnelle du poème "Aube" est erronée. Non, le réveil à midi ne rabaisse pas le récit qui a été fait en le reléguant dans le domaine du rêve, le réveil à midi est la suite logique du fait d'avoir embrassé l'aube d'été, une consécration. Mais, pour dire que Rimbaud n'a pas composé deux octosyllabes, même sans rime, il y a un autre argument, le hiatus entre auxiliaire et participe passé : "J'ai embrassé".
J'estime bien sûr que Rimbaud a fait exprès de produire deux alinéas de huit syllabes et que l'allusion à l'octosyllabe est recherchée dans la composition, même si elle n'est pas déterminée, pas perceptible à la simple récitation du poème en prose, mais le hiatus permet d'indiquer aussi que dans tous les cas Rimbaud ne retourne jamais complètement dans l'écriture en vers au milieu de ses proses. Je considère que c'est un flou artistique recherché et que très probablement Rimbaud qui pendant plusieurs années avait évité les hiatus dans ses vers et notamment au plan des passés composés (je pourrais me lancer à la recherche d'exemples à citer) avait remarqué le hiatus à "J'ai embrassé" et qu'il l'a laissé tel pour dire que l'allusion à l'octosyllabe devait demeurer une certitude instable à la lecture.
Passons au deuxième cas prosodique. Il s'agit de la proscription du "e" languissant. Les métriciens parlent de proscription du "chva". J'ignore ce que veut dire "chva", je l'ai déjà su, mais je l'ai oublié. Je préfère privilégier une expression que les poètes du Moyen Âge et surtout du XVIe siècle employaient : le "e" languissant. Il s'agit du cas du "e" qui placé directement après une voyelle est placé devant une consonne, ce qui nous oblige à prononcer le seul "e" comme une syllabe à part entière dans un poème.
Je ne parle pas de n'importe quel emploi de "e". Je ne parle pas du "e" féminin en général de fin de mot. Je peux employer "île", "captive" dans un poème ou bien leurs variantes au pluriel "îles", captives". Nous avons plein de syllabes dans les vers dont la voyelle est un "e" féminin. Ce qui est proscrit, c'est le "e" instable qui forme une voyelle à lui seul, comme dans "vie", "dragée", et surtout comme à la fin de tous les participes passés féminins du type "-ie", "-ée", etc. Nous pouvons employer "vie" ou "infinie" au milieu d'un vers à condition que le mot suivant commence par une voyelle. En revanche, jamais nous ne pouvons employer au milieu d'un vers, le pluriel "vies", le pluriel "entrées", ni les participes passés féminins que nous avons à foison des types : "nourries", "finies", "repérées", etc., etc. Ces mots au pluriel ne peuvent être employés qu'à la rime. Je n'ai jamais relevé dans un quelconque ouvrage une mention d'un tel état de fait, ou alors ça a échappé à mon attention. C'est pourtant un fait étonnant, et j'ajouterais d'autres configurations : "joue(s)", "moue(s)", "roue(s)", etc.
Ce critère n'est pas permanent. Il concerne à peu près comme la proscription du hiatus la poésie littéraire qui va du milieu du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle.
Nous pourrions l'étudier là encore dans le cas des comédies en prose de Molière ou dans le cas des proses de Rimbaud (Une saison en enfer, Illuminations, "Les Déserts de l'amour",...).
Dans le cas de la poésie en vers, il convient d'étudier plusieurs configurations intéressantes.
Sa mise en place a été progressive. Il faut considérer ses dernières occurrences dans les premières poésies de Ronsard et du Bellay (deux dans Les Antiquités de Rome si je ne m'abuse). Au début du XVIe siècle, l'orthographe était assez débattue, et il existait des impressions de poèmes en vers où le "e" était remplacé par un signe apostrophe, ce qui ne va pas sans poser la question de la légitimité d'éditions modernisées qui ne tiennent pas compte de ce genre de subtilités.
Il est intéressant également d'apprécier à quel point au vingtième siècle nous éditions des vers au mépris des règles les plus élémentaires de la versification. Le cas le plus courant est le traitement de l'adverbe "encore". Nombre d'éditeurs ne prêtent aucune attention à la forme "encor" importante à la syllabation du poème en vers. J'ai un autre cas troublant à relever, celui d'une modernisation de l'orthographe du mot "châle". Dans ses poésies, Sainte-Beuve l'écrivait "schall". On édite actuellement Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme avec un ou deux vers faux.
Mais, avant la proscription, le "e" languissant comptait pour une syllabe. Or, dans deux de ses derniers poèmes en vers, dont "Fêtes de la faim", Rimbaud n'a pas respecté la règle de proscription, mais il a créé un état de vers moderne inconnu de du Bellay et Ronsard, puisque le "e" languissant manifeste ne compte pas pour la mesure : "Pains couchés aux vallées grises". Rimbaud en fait un vers de sept syllabes dans "Fêtes de la faim", alors que le "e" languissant selon le décompte d'un du Bellay ferait huit syllabes.
Il est à remarquer que les critères prosodiques permettent de différencier les vers du XVIe siècle et ceux de la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, même si les poètes ont assoupli les règles à la césure au XIXe siècle, et au-delà même de ce qu'autorisaient les poètes du XVIe, en revanche, ils ont plus longuement respecté les proscriptions du hiatus et du "e" languissant, les atteintes à ces règles étant au demeurant plutôt rares.
J'en ai fini avec les règles prosodiques strictes.
En revanche, il faut parler rapidement d'une autre règle prosodique, la proscription de la cacophonie. Cette proscription consiste à éviter la répétition immédiate d'une même syllabe. Par exemple, il me souvient que dans un de ses commentaires Fongaro épingle la cacophonie "parmi mille féeries profanes" dans la prose d'Une saison en enfer. Cette proscription n'a de toute façon pas lieu d'être dans la poésie en prose, mais elle n'a pas du tout ce caractère d'évidence que certains puristes lui prêtent dans la poésie en vers. Malherbe et Pierre Deimier, au début du XVIIe siècle, l'ont mise en avant, non sans intention maligne dans le cas de Malherbe, mais cette règle prosodique est relative et n'a pas du tout le caractère systématique qu'ont eu les deux règles précédentes. Cette idée de cacophonie est par ailleurs quelque peu discutable. On comprend aisément la raison de la proscription du "e" languissant pour la mesure du vers, un "e" s'entend au milieu d'un vers ! On peut à la limite concevoir la proscription du hiatus, sa proscription sera l'indice d'une haute attention à l'harmonie vocale du vers, même si un hiatus ne jure pas réellement aux oreilles, du moins la plupart du temps. Je suis très sceptique quant au caractère recevable de la proscription du redoublement de syllabes identiques. Il faudrait faire un sondage dans les tragédies de Racine, mais il suffit de citer un de ses vers les plus célèbres : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" Ce vers est constitué de sept monosyllabes purs "Pour / qui / sont / ces / qui / sur / vos", d'un monosyllabe relatif en fin de vers "têtes", sachant que le "e" compte pour l'alternance des rimes masculines et féminines, et pourtant le poète fait se succéder "ces" et "ser". On peut dire que le [r] suffit à opposer la deuxième syllabe à la première, il n'en reste pas moins qu'il n'est pas évident d'opposer la cacophonie "parmi mille" que suppose Fongaro à un passage en prose de Rimbaud à la cacophonie du célèbre vers racinien : "ces serpents". Je ne veux pas soutenir que le redoublement immédiat d'une syllabe ne soit pas sensible à l'oreille, mais ce qui est certain c'est que parler automatiquement de cacophonie n'a aucun sens, sauf si on s'en est préalablement autopersuadé (sauf si on se l'est autosuggéré si vous préférez).
Ce sera tout pour cette fois. Je traiterai la prochaine fois les arguments métriques. Je dirai un mot de la rime et en profiterai pour glisser des remarques sur l'assonance et l'allitération. Je parlerai de la strophe, et bien sûr je parlerai de la mesure (vers, hémistiches), mais si je finirai par les configurations à la césure je parlerai aussi du simple constat d'égalité qui est le critère clef pour opposer le vers à la prose.
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