Le poème "Les Assis" s'inspire à l'évidence pour moi de certains poèmes de Leconte de Lisle, et j'ai dû parler dans mon article "Assiégeons Les Assis !" paru en 2008 d'une liste de modèles pour le chevauchement de la césure avec rejet du mot "dents" du vers : "Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes"...
Il va de soi que ce rejet "aux dents" est assez rare et quelque peu caractérisé. En plus, Rimbaud va l'affectionner à son tour et le déployer d'une manière différente dans "Oraison du soir" :
[...]L'hypogastre et le col cambrés, une GambierAux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.
Le poète dans "Oraison du soir" précise qu'il vit assis, ce qui fait que nous pouvons apprécier deux points communs avec les portraits satiriques des "Assis". Il est assis avec une position bizarre d'un corps décrit cliniquement : "hypogastre", "col cambrés" et il a quelque chose qu'il vient serrer contre ses dents, sa pipe Gambier. Dans "Les Assis", ce sont les genoux qui remontent aux dents.
Ce rejet de la forme "aux dents", s'il a été pratiqué par un des poètes que Rimbaud lisait assidûment, c'est que Rimbaud l'a repris à ce poète et qu'en plus le poème où nous pouvons trouver le rejet "aux dents" aura nécessairement marqué son esprit de poète.
Je ne me rappelle plus la liste que j'avais établie, mais il est un poème de Leconte de Lisle qui est remarquable à cet égard : "La Tristesse du Diable". Au lieu des "genoux", ce sont les "poings" qui montent aux dents, et l'intérêt du rapprochement est de présenter la rage des "Assis" comme une sorte de tristesse démoniaque. Le rejet de la forme "aux dents" a en plus l'intérêt de se jouer au premier vers même du poème.
Toutes les expressions du premier vers de "La Tristesse du diable" ont de l'intérêt, l'adjectif "Silencieux" se retrouve dans le dernier quintil initial d'un poème daté de juillet 1871 "L'Homme juste", poème dont le premier vers qui nous est parvenu nous parle étrangement d'un "Juste" demeurant droit et debout "sur ses hanches". Le silence caractérise aussi quelque peu les "Assis" dans le poème de ce titre, puisqu'ils dorment, rêvent et songent et s'ils jettent l'anathème le poète ne nous fait pas entendre leurs voix. Ces "Assis", en revanche, s'écoutent en train de jouer des "barcarolles" tristes, mais on ne les écoute pas. Le parallèle entre "les poings aux dents" et "les genoux au dents" avec l'allure de trimètre conférée au vers et l'enjambement de la césure est lui forcément pertinent. Mais, la mention "le dos ployé" a de l'intérêt également, puisque et dans "Les Assis" et dans "Oraison du soir", Rimbaud s'intéresse à la voûture du corps, "L'hypogastre et le col cambrés", ou bien la greffe de la fantasque ossature dans les chaises, les "reins boursouflés" dans la paille "culottée / De brun". La position même d'avoir "les genoux aux dents" permet de songer à une position au dos ployé. Rimbaud accumule les mentions participiales sinon adjectivales avec un phonème "-é" de participe passé ou non dans ses "Assis" et la tendance est nette à privilégier les mots de deux syllabes : "grêlés" et "cerclés" au sein du premier vers, "crispés", au deuxième vers, "plaqué" au vers 3. Cela se calme un temps mais nous relevons un peu plus loin "giflés" à la rime avec le suivant "boursouflés" qui passe à trois syllabes. Nous relevons "noyés", puis le mot de trois syllabes "fécondés" qui rime avec "bordés".
Mais, dans ce relevé, nous avons un autre fait intéressant qui vient s'emmêler à nos raisons de penser que Rimbaud s'est fortement inspiré du premier vers de "La Tristesse du diable", puisque si les "genoux" se sont substitués aux "poings" on constate qu'au vers 2 des "Assis", nous avons des "doigts boulus crispés" qui s'agrippent aux "fémurs", voisins des "genoux". Et le mot "poings" n'est pas en reste, puisque vers la fin du poème, après une mention en écho au titre du poème, "Rassis", ce sont les "poings" eux-mêmes qui sont "noyés dans des manchettes sales". Et, à proximité du vers comportant l'enjambement "genoux au dents", nous avons, rien moins qu'au vers suivant, une autre mention des "doigts" : "Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour".
Citons le début du poème de Leconte de Lisle :
Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,Sur un pic hérissé de neiges éternelles,Une nuit, s'arrêta l'antique Foudroyé.La terre prolongeait en bas, immense et sombre,Les continents battus par la houle des mers ;Au-dessus flamboyait le ciel plein d'univers ;Mais Lui ne regardait que l'abîme de l'ombre.Il était là, dardant ses yeux ensanglantésDans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,Où le fourmillement des hommes et des bêtesPullule sous le vol des siècles irrités.[...]
Notons que dans "Les Assis", les êtres portraiturés sont assimilés à des chaises par idée d'un prolongement de leur squelette, tandis que dans le premier quatrain de "La Tristesse du diable", les ailes de l'être maudit sont assimilées à un "manteau", logique un peu inverse, mais qui joue de manière similaire sur l'idée d'une confusion du corps avec ses appuis ou ce qui le couvre. Il va de soi que le diable est souligné par son côté sombre et noir, tout comme "Les Assis". Or, cela va plus loin dans le rapprochement, puisque le diable est noir par ses ailes qui lui sont comme un manteau, tandis que "Les Assis", déjà "Noirs de loupes" sont confondus avec les "grands squelettes noirs / De leurs chaises". Le "noir manteau des ailes" et les chaises noires prolongement des "Assis" soutiennent encore un persistant parallèle entre les deux poèmes. Pour le regard et les globes oculaires du diable, nous avons une mention des "yeux ensanglantés" et si les hargneux Assis se réfugient dans leurs rêves, notre diable est à l'écoute des "siècles irrités". Et alors que les Assis ne veulent pas qu'on les fasse lever et faire naufrage, le diable scrute "ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes".
Satan va alors souhaiter sa fin.
Mais, ce souhait lui vient comme une révélation dans un mouvement à nouveau fort proche de celui d'une bonne partie du poème "Les Assis". Je reprends la citation du poème, là où je l'avais laissée :
[...]Il entendait monter les hosannah serviles,Le cri des égorgeurs, les Te Deum des rois,L'appel désespéré des nations en croixEt des justes râlant sur le fumier des villes.Ce lugubre concert du mal universel,Aussi vieux que le monde et que la race humaine,Plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,Tourbillonnait autour du sinistre Immortel.Il remonta d'un bond vers les temps insondablesOù sa gloire allumait le céleste matin,Et, devant la stupide horreur de son destin,Un grand frisson courut dans ses reins formidables.Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,Lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,Il cria par delà l'immensité sublimeOù déferle en brûlant l'écume des soleils :- Les monotones jours, comme une horrible pluie,S'amassent, sans l'emplir, dans mon éternité ;Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité ;Et la fureur me pèse, et le combat m'ennuie.Presque autant que l'amour la haine m'a menti :J'ai bu toute la mer des larmes infécondes.Tombez, écrasez-moi, foudres ,monceaux des mondes !Dans le sommeil sacré que je sois englouti !Et les lâches heureux, et les races damnées,Par l'espace éclatant qui n'a ni fond ni bord,Entendront une Voix disant : Satan est mort !Et ce sera ta fin, Œuvre des six Journées !
Voilà un intertexte que Claisse aurait aimé me piquer comme il l'a fait pour "Solvet seclum" par rappor à "Soir historique" (J'aurais dû protester, c'est vrai !). Allez, Claisse, reviens, il y a une vie après le "Solvet seclum". Il y a même encore du Leconte de Lisle !
J'avais hésité à parler du "manteau" des "ailes" en regard des vêtements et des effets "boursouflés" dans "Les Assis", mais vous apprécierez que nous retrouvons le mot "crispés" du premier quatrain des "Asssis" dans la forme participiale "crispant", forme participiale qui fait songer à "plaquant et plaquant leurs pieds tors", "pieds tors" qu'on retrouve ici dans "se tordant les bras". Pour "tordant les bras" et "crispant", je songe aussi au poème "Bénédiction" de Baudelaire, "Bénédiction" étant une source importante aux "Chercheuses de poux", ainsi que je l'ai précisé récemment, et poème "Bénédiction" qui, je le rappelle, est un poème placé significativement au tout début des Fleurs du Mal.
Notez bien qu'au début des "Assis" on a la position tordue des corps, mais qu'on a plus loin une action scénique de grande colère de leur part. Plusieurs autres rapprochements sont à envisager, par exemple je n'hésite pas à faire entrer en résonance : "larmes infécondes" et "sièges fécondés", ou "le premier rêveur" avec "ils rêvent sur leur bras" dans le même vers que "sièges fécondés" pour ceux qui suivent. Pour "Il entendait monter...", avouez que vous pensez aussi aux "Chercheuses de poux", pourtant déjà nettement liées au poème "Le Jugement de Chérubin", mais bien sûr c'est à rapprocher de "Ils 'écoutent clapoter..." et moins directement de "Et vous les écoutez..." On appréciera l'écart entre les "barcaroles tristes" qui entraînent dans des "roulis d'amour" et le "lugubre concert". Vous apprécierez l'idée d'amas dans les deux poèmes, jours contre grains. Vous apprécierez que dans les deux poèmes le mot au pluriel "soleils" apparaît. Vous apprécierez la mention des "reins formidables" parcourus d'un frisson, quand le mot "reins" revient à plusieurs reprises dans "Les Assis". Vous apprécierez que dans les deux poèmes le triste Diable et les tristes Assis souffrent à la fois de l'amour et de la haine.
On va demander à quel rimbaldien de me relayer, parce qu'ils attendent avec le couteau et la fourchette. Moi, je pêche des sources, puis il faut que je les mette directement dans leur assiette, c'est tout un art, faut surtout pas que je lance à côté. Directement dans l'assiette, il leur faut !
***
Normalement, j'avais été également intrigué par les poèmes publiés par Leconte de Lisle au sujet de la guerre franco-prussienne et cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 187, "Le Soir d'une bataille" et "Le Sacre de Paris", j'en ai parlé dans mon article "Assiégeons Les Assis !" Je réagis vraiment tard sur "La Tristesse du diable". En plus, Leconte de Lisle, j'ai plusieurs éditions de ses recueils qui datent du dix-neuvième siècle même. Je vais reprendre ça un peu plus sérieusement.
Ah ouyi, j'allais oublier; Philippe Rocher avait fait un article très intéressant sur un aspect grammatical original très présent dans "Les Assis", l'abus de constituants détachés. Et j'ai réagi en faisant remarquer que l'antéposition de ces constituants détachés était typique de Rimbaud, car cela n'était pas du tout le cas dans les poésies de Victor Hugo, Charles Baudelaire, ni même dans celles de Leconte de Lisle, et ainsi de suite. Le début du poème "Les Assis" est plein de constituants détachés avant la mention du sujet de la phrase. Or, dans le premier quatrain de "La Tristesse du diable", nous avons trois premiers vers de constituants détachés et antéposés au sujet. Ce qui est un peu différent de Rimbaud et pourrait cacher dans un premier temps la similitude, c'est qu'au quatrième vers Leconte de Lisle a pratiqué l'inversion du verbe et du sujet. Mais cette inversion ne remet pas en cause que les trois premiers vers rassemblent des constituants détachés qui ouvrent la phrase longtemps avant la mention du sujet comme c'est le cas dans le poème de Rimbaud : "Noirs de loups, grêlés, ..." Et aussi étonnant que cela puisse sembler, c'est une configuration très rare.
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