L'alexandrin a connu une évolution qui s'est accélérée au cours du dix-neuvième siècle avec en fin de course l'idée pour les poètes désireux d'imposer de la nouveauté qu'il fallait persévérer par d'autres voies que celles du vers traditionnel : vers libres, poèmes en prose, mises en page, etc. L'alexandrin a survécu sur le mode mineur, parfois dans des formes non orthodoxes, mais il a perdu son rôle de grand vers nécessaire à la grande poésie. Il est devenu l'emblème d'une poésie du passé.
Mais l'analyse de l'alexandrin a elle aussi spectaculairement évolué au dix-neuvième puis surtout au vingtième siècle. Roubaud a fait date en montrant ce qu'il s'était joué historiquement avec Rimbaud et en rappelant le problème de régularité de la mesure. Benoît de Cornulier accentuera l'analyse de la régularité métrique en montrant combien les analyses rétrospectives de vers du dix-neuvième siècle sont erronées et fondées sur une pseudo-science non vérifiées par la documentation historique.
Le coup d'envoi à la refonte des études métriques a été donné par le livre La Vieillesse d'Alexandre de Jacques Roubaud paru en 1978, achevé d'imprimer du mois de mai, chez l'éditeur François Maspéro et dans la collection "Action poétique" codirigée précisément par Jacques Roubaud. Il existe deux couvertures distinctes de l'ouvrage. Je possède un volume dont la première de couverture offre une illustration mosaïque noir et blanc qu'on a envie de dire pixellisée, représentant un vieil Alexandre. La quatrième de couverture est du poète Jean Tortel et l'accroche que celui a écrite pour l'occasion contient quelques énoncés marquants : "Le vers français majeur porte un nom de héros", "le vers libre n'est pas libre de n'être pas un vers". Il déclare qu'il faut se poser une question fondamentale aujourd'hui sans réponse : "Qu'est-ce que le vers ?"
L'ouvrage fait à peine 200 pages, il est divisé en 12 chapitres, un chapitre 0. initial et un chapitre 00. final entre lesquels s'intercalent les chapitres 1 à 10.
Le chapitre 0 expose son sujet en déterminant qu'il y a eu une remise en cause radicale de l'alexandrin dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Les chapitres 2 à 4 étudient trois acteurs de l'événement, mais seul le chapitre 2 étudie les mutations de l'alexandrin chez un poète, chapitre 2 qui porte sur Rimbaud. Le chapitre 3 s'intéresse à Mallarmé, mais plutôt à la réflexion critique du poète, et le chapitre 4 s'intéresse à un auteur en prose : Isidore Ducasse, nommé à l'ancienne Lautréamont dans l'ouvrage.
Les chapitres 4 et 5 exposent alors le modèle théorique de Roubaud pour l'analyse de l'alexandrin pris en tant qu'un "entier à douze positions". Les chapitres VI et Vii étudient les nouvelles voies prises par les poètes du vingtième siècle, puis nous avons encore trois chapitres mélangeant réflexions et mises en perspectives historiques sur divers points.
Il faut remarquer enfin que le chapitre 2, celui qui porte de manière essentielle sur la révolution des audaces radicalisées de Rimbaud, sélectionne comme emblématique le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." Roubaud a la prudence de considérer que la chronologie n'est pas tellement importante pour le débat de fond, il s'appuie en effet sur les considérations erronées d'époque soutenues par Antoine Adam selon lesquelles le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur" aurait été écrit quelques semaines après la semaine sanglante. L'analyse des thèmes du poème est néanmoins juste et Roubaud va ainsi lier la révolution métrique dont ce poème est un parfait exemple à la révolution communaliste célébrée en plus d'un poème par Rimbaud. On observe au passage un piquant détail. Dans cet ouvrage de 1978, Roubaud ironisait de la sorte sur l'aveuglement de ses contemporains au sujet des alexandrins de ce poème :
Comme il est difficile maintenant, plus d'un siècle après 1871, de saisir exactement la portée de cette rupture (au point qu'une édition scolaire récente peut affirmer ingénument : "La versification est à peu près régulière"), je la décrirai assez minutieusement.
Rappelons cruellement que dans son édition au Livre de poche des œuvres complètes d'Arthur Rimbaud, en 1998-1999, Pierre Brunel a placé le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." isolément à la suite des contributions zutiques et avant une page de faux titre "Les poèmes du printemps et de l'été 1872", comme si ce poème devait impérativement dater de 1871. Et dans les notes à cette pièce sans titre, Brunel a écrit ces lignes étonnantes qui sont devenues une scie comique parmi les spécialistes des questions de versification : "L'inspiration, la forme métrique assez peu audacieuse, incitent à le rattacher aux poèmes de la Commune [...]". En clair, Roubaud a puni par anticipation le critique Pierre Brunel de ne l'avoir jamais lu.
L'ouvrage de Jacques Roubaud a inspiré très clairement certains travaux de métriciens à venir : Benoît de Cornulier et Jean-Pierre Bobillot notamment. Dans son livre L'Art de Rimbaud, Michel Murat fait remarquer la filiation militante de Roubaud à Bobillot, ce dernier poursuivant la thèse du premier d'une révolution du vers qui est l'essai et l'expression d'une révolution communarde par la poésie. Pour la manière d'écrire, il y a d'autres ressemblances audibles entre les écrits de Roubaud et de Bobillot, puis dans les titres et sous-titres de son livre Rimbaud, Le meurtre d'Orphée, Bobillot adopte une présentation chiffrée informatique particulière qui a au moins pour point de départ le goût de Roubaud pour les chiffres 0 et 00 en tête de chapitres : Bobillot est friand des "O.O.O", "O.O.1.", etc. On observe que le "m" minuscule pour "Le meurtre d'Orphée" du titre est comparable au goût de Roubaud : "action poétique" et "La vieillesse d'Alexandre", puis "essai". Et l'écho est finalement très sensible de "La vieillesse d'Alexandre" à "Le meurtre d'Orphée". Roubaud et Bobillot ont par ailleurs tous les deux en commun de publier de la poésie. Il faut souligner aussi la filiation de Roubaud à Cornulier, avec des points plus précis comme l'étude de la ponctuation en fonction du vers, le fait qu'un article fondamental de Cornulier soit une étude fouillée, métrique et sémantique à la fois, du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", le fait aussi que le premier livre de Cornulier Théorie du vers ait une ressemblance formelle sensible avec le chapitrage du livre de Jacques Roubaud, puisqu'après une partie introductive Cornulier étudie lui aussi trois auteurs, mais cette fois au strict plan des audaces pratiquées sur le régime de leurs alexandrins. Cornulier écarte la perspective très large de Roubaud avec la prose de Mallarmé et Isidore Ducasse, pour privilégier le Mallarmé versificateur et réintroduire Verlaine aux côtés dudit Mallarmé et de Rimbaud. L'ouvrage de Cornulier repart ensuite sur des considérations théoriques qui ont à voir à tout le moins avec les chapitres 4 et 5 du livre de Roubaud. Il y a des différences importantes entre les deux ouvrages par ailleurs et nous en traiterons dans de prochains articles.
Je vais étudier prochainement l'introduction de l'ouvrage de Roubaud et le premier chapitre sur Rimbaud. Je me pencherai à une autre occasion sur les chapitres 4 et 5 plus théoriques.
J'espère me permettre un rythme soutenu de mise en ligne des articles. Demain, dans un moment de détente, je vais essayer de vérifier si tous les poèmes du Moyen Âge du cycle d'Alexandre qui sont cités par Roubaud sont consultables sur internet.
Après la lecture de l'ouvrage de Roubaud, je passerai à un compte rendu du livre Théorie du vers de Cornulier et je confronterai les deux études. D'autres recensions suivront, bien évidemment, mais après les lectures des deux ouvrages de Roubaud et Cornulier, il ne sera pas inutile de faire un retour sur les écrits des siècles passés à propos de vers, alexandrins et césures, pour bien comprendre pourquoi il y a eu cette remise à plat autour de 1978-1982.
Il est 23h13, nous vous laissons avec la suite de vos programmes. Pour la partie musicale, nous écoutions le pianiste Erroll Garner...
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