Je n'ai pas cherché à déterminer qui le premier avait envisagé que Rimbaud et Verlaine avaient pu se rencontrer à Paris bien avant le mois de septembre 1871. L'idée, c'est que Verlaine a mis en scène sa première rencontre officialisée avec Rimbaud. Et, pour moi, si nous n'en avons aucune preuve, aucun document à brandir en tant qu'indice, c'est une évidence. Je ne vois pas au nom de quel miracle Verlaine aurait hébergé dans sa belle-famille un parfait inconnu sous prétexte qu'il était un jeune poète qui ne resterait là qu'un temps. Même dans l'hypothèse où Bretagne aurait mis au courant Verlaine que Rimbaud pouvait devenir son amant facilement, il faut tout de même considérer que l'offre de l'héberger sous le toit de la belle-famille est étrangement risquée en ce cas. D'ailleurs, cet hébergement s'est bel et bien avéré catastrophique. En tout cas, à partir d'une conférence en 2004 à Charleville-Mézières, Marc Ascione est connu pour s'être attaqué à ce gros morceau problématique. Ascione a prétendu que Rimbaud et Verlaine s'étaient rencontrés auparavant à Paris, mais Ascione l'a fait en remettant sur le tapis une énigme tout à fait indépendante de la rencontre de Verlaine et Rimbaud à Paris. Ce qu'Ascione a voulu défendre, c'est l'idée que Rimbaud et Verlaine se sont rencontrés à Paris pendant la Commune. On sait que Rimbaud passait pour un franc-tireur sous la Commune. Il se présentait ainsi parmi les réfugiés communards, il était catalogué "franc-tireur" par les rapports de police qui récoltaient des informations à partir de mouchards. Dans le livre Rimbaud dans son temps, Reboul a montré que Verlaine l'avait sans doute échappé belle et qu'un mauvais établissement de son nom lui avait permis d'échapper aux poursuites après la Commune. Et Ascione évoque des passages de la correspondance de Verlaine où celui-ci parle des risques pour lui et Rimbaud. L'idée, c'est que Verlaine parle de l'implication minimale de lui et de Rimbaud dans la Commune, mais selon Ascione Rimbaud aurait eu un dossier policier suite à son incarcération à Mazas en tant qu'enfant perdu, qu'enfant ayant fugué, ce qui n'a rien à voir avec la Commune, mais l'idée est que Rimbaud et Verlaine sont surveillés, même si les raisons sont assez bénignes à côté d'une participation avérée aux actes de la Commune. Leur cas ne serait pas très grave selon Verlaine.
Mais, comme je l'ai dit, Ascione mobilise la fugue et l'incarcération à Mazas dans le cas de Rimbaud pour dire que ce n'est pas anodin, sauf que cela n'a rien à voir avec la Commune. En revanche, à partir d'écrits biographiques de Verlaine, Ascione montre que Verlaine s'intéressait aux très jeunes communards et notamment aux Vengeurs de Flourens, Flourens étant mort au tout début de la guerre civile. L'idée, c'est que Rimbaud s'est forcément rendu à Paris sous la Commune, Rimbaud écrivait dans sa lettre du voyant que les colères folles le poussaient vers la bataille parisienne.
Il y a ici deux problèmes distincts. D'une part, Ascione envisage une rencontre de Verlaine et Rimbaud sous la Commune à Paris. D'autre part, Ascione est confronté à trois lettres de Rimbaud du 17 avril, du 13 mai et du 15 mai qui ne sont pas envoyées de Paris, mais de Charleville-Mézières.
Prenons le cas des lettres. Celle du 17 avril ne peut pas être antidaté, puisque Rimbaud parle de son travail au Progrès des Ardennes, de sa reprise d'activité, sachant que quelques jours après le journal va être interdit. Cette lettre du 17 avril parle d'un séjour à Paris avant la Commune du 25 février au 10 mars, et pas d'un séjour récent à Paris entre le 18 mars et le 17 avril. Cette lettre suffit à exclure la présence de Paris sous la Commune du 18 mars au 17 avril. Ensuite, les deux lettres du voyant excluent la présence à Paris les 13 et 15 mai. Celle du 13 mai a d'ailleurs été exploitée en ce sens par Izambard. Verlaine, Delahaye et d'autres prétendaient que Rimbaud était à Paris sous la Commune, et Izambard a exhibé la lettre du 13 mai qui prouvait que non. Delahaye n'était pas à Charleville-Mézières en mai 1871 et Izambard avec sa correspondance était un témoin autrement plus fiable pour déterminer si oui ou non Rimbaud était à Paris au plus fort de la Commune. Rimbaud n'y était pas le 13 mai très peu de temps avant la semaine sanglante, ni le 15 mai au vu de la lettre suivante à Demeny. En plus, même si Izambard n'a pas divulgué ses autres lettres, nous savons qu'il y avait un échange nourri de courriers entre les deux hommes et que la lettre du 13 mai suppose effectivement un échange de courriers un peu antérieurs. Izambard témoigne en ce sens, notamment quand il prétend avoir reçu une lettre avec une version sans titre de "Mes petites amoureuses" ou quand il prétend avoir reçu une lettre où Rimbaud se moquait comme il le fait dans la lettre à Demeny des gloires littéraires du passé.
Puis, les lettres du 13 et du 15 mai ne parlent pas d'un passage récent à Paris.
En clair, elles rendent extrêmement improbable l'idée d'un Rimbaud à Paris sous la Commune entre le 17 avril et le 13 mai, et impossible du 13 au 15 mai.
En plus, Rimbaud parle de "colères folles" qui le poussent à Paris. Si l'émotion dicte ses choix, on ne va pas imaginer qu'il revenait l'avant-veille de Paris. Si la colère le pousse à Paris, on ne va pas imaginer qu'il en revient et qu'il change d'avis.
Bref, il ne reste que l'étroit espace du 15 au 22 mai, début de la semaine sanglante. Ascione a précisé que même très avant dans la guerre civile il était possible d'entrer à Paris par le train, il a cité le témoignage de Ludovic Hans alias Armand Silvestre dans son livre sur le Comité central et la Commune. Mendès parle également dans ses 73 journées sodomiques de la Commune de l'accès par le train.
Toutefois, la semaine sanglante a commencé le 22 mai, pile sept jours après la grande lettre à Demeny. On peut concevoir un séjour rapide de Rimbaud qui part sur un coup de sang pour vivre les derniers instants de la lutte. Sur place, la nécessité de se loger et de se nourrir, et l'impossibilité d'être utile à quoi que ce soit, ainsi que la menace immédiate de mort, aurait fait qu'il aurait tout de même cherché à échapper au massacre.
On peut penser que Rimbaud a envoyé une ou deux autres lettres à Izambard après le 13 mai, car la lettre du 13 mai ne suppose pas un arrêt brusque des échanges entre eux. C'est sans doute aussi de telles lettres postérieures qui confortait Izambard dans sa conviction que Rimbaud n'avait pas participé à la Commune, mais il faut prendre garder qu'on ne peut reporter la date du 15 mai sur Izambard. Rimbaud a très bien pu écrire à Izambard le 15 mai une lettre clôturant la dispute sensible le 13 mai, en même temps qu'il écrivait à Demeny. En clair, Rimbaud peut très bien avoir participé à la Commune de Paris au-delà du 15 mai. En revanche, dans un tel contexte, une rencontre avec Verlaine n'aurait pas la même signification. Dans son cadre d'analyse, Ascione envisage une rencontre entre un Rimbaud franc-tireur et un Verlaine plutôt civil mais pas mal compromis et impliqué. Ascione envisage même que ce fut leur première rencontre. Il n'envisage pas que les deux poètes se connaissaient déjà auparavant. Tout cela me semble beaucoup pour les jours agités coincés entre le 15 et le 22 mai. Je suppose bien qu'à partir du 22 mai l'horloge n'est plus à favoriser les rencontres, il fallait sauver sa peau.
Loin de contester la possibilité d'une présence de Rimbaud à Paris entre le 15 mai et le 28 mai 1871, mon approche est distincte de celle d'Ascione. Pour mon idée de rencontre entre Rimbaud et Verlaine, je n'ai pas à me préoccuper de la présence ou non de Rimbaud à Paris sous la Commune.
Moi, je me contente de considérer que nous avons un séjour parisien de quinze jours un peu avant la Commune. Il va de soi que les sensibilités politiques sont exacerbées. Rimbaud et d'autres ont pu se rencontrer à Paris et faire part de leurs sensibilités qu'ils ne pouvaient alors même pas formuler comme "pré-communardes". Rimbaud cherchait à rencontrer Vermersch et s'enflammait déjà pour les articles de Vallès. Rimbaud a certainement rencontré Forain lors de ce séjour, et les témoignages se recoupent pour dire qu'il a rencontré André Gill. Gill était un futur membre du Cercle du Zutisme et Rimbaud parle directement de sa quête de l'adresse de Vermersch, réputé désormais le premier à avoir employé le mot "Zutisme". Ce sont de belles coïncidences. En juin, Rimbaud écrira à Jean Aicard, dont il n'a guère pu se procurer l'adresse qu'à partir de son séjour de deux semaines en février-mars.
Rimbaud connaissait Bretagne un ami personnel de Verlaine et il s'intéressait à la poésie de Verlaine depuis l'été 1870, juillet-août, ce qui nous situe avant l'intégralité des fugues de Rimbaud, fugues qui toutes supposaient une activité littéraire de Rimbaud pour survivre.
Il faut quand même se représenter les choses. Rimbaud aime la poésie de Verlaine, il veut aller à Paris, il s'y essaie fin août 1870 en pleine débâcle de l'armée française face à la Prusse. Il passe deux semaines à Paris, et alors qu'il a pu se renseigner auprès de Bretagne il passerait son temps à se créer un carnet d'adresses avec André Gill, Vermersch et Jean Aicard, au lieu d'aller directement à la rencontre de Verlaine. Lequel Verlaine pourtant n'hésitera pas un instant à l'héberger dans sa belle-famille en septembre 1871. Quand Rimbaud est monté à Paris, en septembre, il n'a pas été logé par Aicard ou Gill, ni a fortiori par Vermersch, alors en exil. Rimbaud n'a pas été hébergé par Valade non plus lequel se vantait pour d'être le saint Jean-Baptiste de ce nouveau "Jésus au milieu des docteurs".
Rimbaud a eu de bien meilleures occasions de tisser des liens littéraires entre le 25 février et le 10 mars qu'entre le 15 et le 28 mai.
Valade se prétendant le saint Jean-Baptiste de la révélation de Rimbaud à Paris est aussi une piste intéressante à étudier. Rimbaud aurait rencontré Valade et Verlaine à Paris.
Dans sa lettre du 15 mai à Demeny, Rimbaud parle de Mérat et Verlaine comme les deux "voyants" de la nouvelle école parnassienne. Qui mieux que Valade a pu mettre pareille idée dans la tête de Rimbaud ? Valade est un ami de Mérat, et Verlaine, Mérat et Valade travaillaient tous les trois ensemble à l'Hôtel de Ville, ce qui était le cas aussi de Jules Andrieu et du poète Armand Renaud, mais les trois compères étaient Valade, Verlaine et Mérat, lesquels trois se rassemblaient aux dînes des Vilains Bonshommes, sachant que Mérat s'imposait déjà à la reconnaissance publique, Verlaine étant également très proche d'une similaire réputation parmi les poètes parnassiens.
Rimbaud n'avait aucune raison spontanée de relier les noms de Mérat et Verlaine aussi favorablement, car malgré la reconnaissance publique en cours de Mérat il est sensible que la poésie de Mérat n'avait pas cette prétention à une poétique de voyant. La poésie de Mérat, c'est des descriptions bien tournées. Il n'a rien d'un visionnaire ou d'un auteur commentant ce qu'il se passe en société. Rimbaud n'ayant sans doute pas rencontré Mérat à Paris en février ou mars, le plus naturel est d'envisager que qu'un ami commun à Verlaine et Mérat en a fait la promotion.
La critique rimbaldienne a donc négligé l'importance problématique du séjour à Paris du 25 février au 10 mars. Tout a été ramené à la possibilité ou non de Rimbaud d'avoir traversé Paris sous la Commune. Si Rimbaud a rencontré Verlaine avant septembre, cela n'aura d'intérêt que si c'est sous la Commune. Rimbaud a rencontré Forain, on préférerait que ce soit sous la Commune, et c'est presque l'âme en peine qu'on admet que Rimbaud a dû rencontrer Gill à Paris entre le 25 février et le 10 mars.
Mais tout cela n'a aucun sens. D'abord, la période du 25 février au 10 mars permettait des rencontres plus posées. Ensuite, de premières rencontres du 25 février au 10 mars permettraient d'envisager de secondes rencontres sous la Commune si l'enjeu était d'absolument les affirmer. Enfin, s'il est déjà question de Gill et de Vermersch pour le séjour du 25 février au 10 mars, pourquoi émietter les rencontres littéraires de Rimbaud dans le temps ?
Du 25 février au 10 mars, Rimbaud n'était pas franc-tireur communard, il n'a pas rencontré un Verlaine sous un tapis d'obus en décidant d'une amitié à la vie à la mort naissante. Rimbaud a fait quelques rencontres littéraires lors de ce séjour et en prime il a affirmé une sensibilité politique qui allait être celle de nombreux communards à partir du 18 mars. Le contexte est donc différent de la légende d'un Rimbaud vengeur de Flourens provoquant un coup de foudre du côté de Verlaine.
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