lundi 19 octobre 2020

Taratantara

Je ne suis pas satisfait par le manque de vues du dernier article sur la versification. Il en a tout de suite moins que les articles précédents.
Je n'arrive pas à comprendre comment vous pouvez prétendre aimer la poésie de Rimbaud et fuir à ce point la connaissance du vers. Vous êtes nuls !
Moi, je suis ambitieux. Pas comme vous ! Normalement, ça devrait être un enseignement scolaire fondamental d'apprendre que les poètes employaient deux grands vers à césure et cinq vers simples. Les vers de une à trois syllabes étaient tellement courts qu'ils passaient pour des acrobaties indignes du nom de poésie et du nom de littérature au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Les vers de quatre à sept syllabes étaient eux aussi assez courts et correspondaient à une poésie plus légère. Enfin, il y avait trois grands, l'octosyllabe, le plus long des vers sans césure, et deux vers à césure : le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes, l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. D'autres vers césures existaient dans les chansons ou étaient des caprices d'une rareté considérable. Le vers de neuf syllabes avec la césure après la troisième syllabe et le vers de dix syllabes avec une césure après la cinquième syllabe appartenaient aux vers de chanson, tandis que les vers de onze syllabes aux hémistiches de cinq et six syllabes étaient des raretés, tandis que le vers de treize syllabes aux hémistiches de cinq et huit syllabes était un caprice propre à des sujets satiriques ou plus triviaux.
Il n'est quand même pas compliqué de ranger ces vers en quelques groupes et de retenir cela par cœur sans difficulté.
Les vers de une à trois syllabes : vers acrobatiques considérés comme non littéraires par les classiques, accueillis par les romantiques, mais avec évidemment des connotations de poésie plus frivole. Par ailleurs, les vers de une syllabe sont peu naturels.
Les vers de quatre à sept syllabes : vers simples qui conviennent aux chansons et à la poésie légère.
Trois grands vers littéraires : l'octosyllabe, le décasyllabe à césure après la quatrième syllabe, et l'alexandrin à césure après la sixième syllabe.
Les autres vers à césure seront aussi des vers de chanson ou à défaut des constructions acrobatiques considérées comme moins nobles : le vers de treize syllabe à césure après la cinquième syllabe.
Evidemment, parmi les trois grands vers, le vers de huit syllabes est moins noble que l'alexandrin.

Cette hiérarchie des valeurs, Rimbaud et Verlaine la connaissaient, et ils la pratiquaient. Ils ne se contentaient pas de considérer qu'ils essayaient des formules métriques jusque-là injustement décriées, jusque-là délaissées, jusque-là jamais osées. Ils jouaient sur des codes culturels. Et, si leur point de vue sur les mérites des différents vers était différent des classiques, il va de soi que c'est un déplacement des lignes et rien d'autre. Les vers courts peuvent être littéraires, mais ils ne deviennent pas les égaux d'un alexandrin ou d'un octosyllabe. Quand Hugo, Verlaine ou Rimbaud pratiquent les vers courts, cela donne une identité à leurs créations. Ils n'en font pas fi. Quand Rimbaud compose "Chanson de la plus haute Tour", il s'attend bien à ce que sa composition ne soit pas évaluée avec la même aune si on peut dire que "Qu'est-ce pour, mon Cœur,..." ou "Le Bateau ivre".
On dirait que c'est harassant pour vous de comprendre cela, ça vous fait chier. Donc, Rimbaud vous fait chier. Vous le lisez uniquement parce que vous a dit qu'on est quelqu'un de bien quand on lit Rimbaud, c'est tout, ça ne va pas plus loin. Même, vous pouvez écrire des poèmes si ça vous chante, mais ce n'est pas parce que vous respectez les règles de versification que vous êtes réellement dans le coup. Si vous ne vous intéressez pas à la signification de la longueur du vers, non vous n'avez pas la fibre d'un poète. Vous ne comprenez pas l'objet culturel dont vous vous saisissez. Vous pratiquez, mais vous ne ressentez rien. C'est un jeu d'érudition formelle, un brio social, et rien d'autre. Vous ne vous saisissez pas de réalités vivantes, vous exhibez des cadavres... peut-être exquis, mais des cadavres quand même.

Reprenons le sujet de la mesure des vers avec la question de la césure.
Les grecs et les latins composaient des vers à partir d'une combinaison de syllabes longues et brèves. Les vers ne faisaient pas tous le même nombre de syllabes, car il y avait des équivalences entre combinaisons, etc. Ce contraste des syllabes longues et brèves ne peut pas s'appliquer en français, ni dans les autres langues romanes, ni dans l'ensemble des autres langues du monde. En latin, les poésies n'étaient pas non plus rimées, ce qui semble aller de soi vu que c'était une langue à déclinaisons. Faire rimer des nominatifs singuliers ou des ablatifs au pluriel, etc., ce n'était pas très intéressant. En latin, toutefois, comme en grec, il pouvait arriver qu'on crée des vers sur une mesure purement syllabique comme en français désormais. Et, comme le latin est resté une langue de culture au Moyen Âge, avec une diffusion bien sur plein de populations assimilées, il n'est pas étonnant que même quand les gens parlaient latin ou composaient en latin ils devaient s'avouer qu'ils ignoraient les différences entre voyelles brèves et longues. Celles-ci ont de toute façon progressivement disparu.
Le décasyllabe littéraire est présent dans divers pays européens avec sa fameuse césure après la quatrième syllabe, et il a existé en latin.
Rappelons qu'à cause du "e" final, les vers varient en réalité d'une syllabe en français. Les classiques disaient de l'alexandrin que c'était un vers de douze ou treize syllabes avec une césure après la sixième syllabe, tandis que les italiens appellent leur décasyllabe le vers de onze syllabes, alors qu'il s'agit de l'équivalent du décasyllabe français avec la césure après la quatrième syllabe.
En fait de césures, il existait quelques créations populaires originales. Mais, en gros, au XVIe siècle, on a eu avec Bonaventure des Périers une apparition dans la poésie littéraire d'une relative notoriété d'un poème en vers aux deux hémistiches de cinq syllabes. Et Bonaventure des Périers a appelé cela le "taratantara". L'expression "taratantara" vient du poète latin Ennius qui l'a employée dans un vers pour imiter le son de la trompette. Ce vers d'Ennius nous est parvenu, parce que les latins l'ont cité comme exemple de mauvais goût. C'est une onomatopée, c'est aussi une lourde allitération, c'est l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire. On constate que Bonaventure des Périers a appelé son vers le "taratantara", parce qu'évidemment l'onomatopée compte cinq syllabes et il se moque ainsi du rythme 5-5, 5-5, 5-5 de son poème, ce qui, au passage, doit un petit peu nous interpeller. Pourquoi trouver comique l'effet 5-5, 5-5, alors que la critique pourrait se concevoir pour le 6-6, 6-6, des poèmes en alexandrins ? D'ailleurs, Paul Claudel corrompra l'expression "taratantara" pour en faire un monstre de six syllabes et se moquer de l'alexandrin.
On observe que le nom de baptême du vers aux deux hémistiches de cinq syllabes récupère les connotations négatives du commentaire réservé à un vers d'Ennius. Il y a de la dérision à nommer ce vers de la sorte.
Or, si depuis les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle, on connaît un ou deux exemples plus anciens de ce vers, et si aujourd'hui on atteint des connaissances érudites plus élevées encore, l'important, c'est que le poème de Bonaventure des Périers "Caresmeprenant, en taratantara" est la référence obligée pour les poètes du XIXe siècle, Rimbaud et Verlaine inclus, puisque les auteurs de traités de versification, à commencer par Quicherat, ont sorti cette pièce de l'oubli. Mais, ça ne s'arrête pas là. Quicherat et compagnie rappellent aussi que l'obscur poète Régnier-Desmarais avait agacé Voltaire en prétendant avoir inventé ce vers. Régnier-Désormais ignorait-il que le vers était bien plus ancien et qu'il avait au contraire subi l'influence de productions antérieures ou de productions populaires non consacrées du titre de grande poésie littéraire ?
Bref, Bonaventure des Périers et Régnier-Desmarais, cités par les auteurs de traité de versification, c'est bien entendu l'origine de la promotion littéraire de ce vers chez les romantiques et les parnassiens. Et on voit apparaître une autre idée importante, c'est que, du coup, les poètes profitent de ce que les traités rapportent de méconnu en matière de patrimoine littéraire pour affiner leurs pratiques respectives. Et comme ce vers vient de pratiques poétiques plus obscures, cela ouvre aussi un certain champ d'investigation, et Favart n'apparaît pas par hasard (pardon de la mauvaise rime) comme une source charmante d'inspiration pour Rimbaud et Verlaine. Il s'agit bien évidemment d'aller observer de plus près les formes poétiques occultées par la grande littérature, par les défenseurs du classicisme, par les autorités académiques.
Voilà déjà de bonnes raisons de s'intéresser à ces sujets, à ces traités. Cependant, il y a un autre fait intéressant, c'est celui du débat littéraire. En effet, face à la nouveauté du vers de Régnier-Desmarais, nouveauté relative bien entendu comme nous l'avons indiqué, il y a des réactions de rejet qui cherchent à s'appuyer sur un argument décisif qui n'est bien souvent que péremptoire. Ce qui était répliqué à Régnier-Desmarais, c'est qu'il était normal que ce poème ne soit pas bon avec le choix d'une telle mesure. Et quand, ensuite, on révèle la création antérieure de Bonaventure des Périers, on a une sorte de biais de confirmation, puisque l'auteur du XVIe siècle afflige sa création d'un sous-titre dépréciatif : "en taratantara". Ces vers ne sont qu'un bruit ressassé de trompette. Ce n'est pas l'appellation la plus heureuse. Pourtant, il y eut forcément quantité de lecteurs qui prirent du recul pour se dire que la critique était arbitraire. Un critère mécanique, pour parler comme Banville en son traité, était indûment assimilé à une non-valeur esthétique, à une faute de goût. Or, les romantiques puis les parnassiens se sont emparés du "taratantara" pour montrer qu'il permettait de produire des petits morceaux de poésie tout à fait acceptables.
C'est pour cela que dans son Petit traité de poésie française Banville n'a pu qu'amuser Rimbaud, Verlaine et Cros, quand il s'émerveille, précisément à la manière de Régnier-Desmarais, de l'invention d'un vers de neuf syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Banville était-il lui-même le farceur quand il concluait ainsi son traité ? Faisait-il exprès d'imiter Régnier-Desmarais ? En tout cas, il est clair qu'on peut comparer sa prétention à avoir inventé un nouveau vers à celle du rival agaçant de Voltaire. On peut aussi remarquer que plusieurs fois dans son traité Banville a des affirmations sectaires en faveur de la norme et de la tradition. Tel vers admet telle césure et pas d'autre. Ce discours s'applique aux alexandrins, aux vers de dix syllabes, aux vers de onze syllabes et donc aux vers de neuf syllabes.
Mais la situation est plus cruelle encore, et on peut penser que Banville n'a pas du tout eu conscience des inepties qu'il proférait, d'autant plus que les auteurs antérieurs de traité critiquent l'inconnu exactement de la même sorte péremptoire. Banville a rédigé mécaniquement sans assez prendre de recul sur son sujet. Or, la cruauté de l'opération, c'est que Banville exhibe un écrivain de second ordre, Eugène Scribe, qui en plus lui sert le plus souvent de repoussoir, mais se trompe en analysant ses vers de neuf syllabes, auxquels il prête deux césures. Banville n'a pas cherché à enquêter sur la pratique de Scribe, à savoir quelles étaient ses influences. Et, c'est une autre façon de croire exhiber du neuf avec Régnier-Desmarais. Banville et Régnier-Desmarais ont un premier point commun : ils pensent tous deux avoir inventé un vers, l'un le décasyllabe aux hémistiches de cinq syllabes, l'autre l'ennéasyllabe aux hémistiches de cinq puis quatre syllabes, mais cela fait déjà un deuxième point commun : tous deux créent une concurrence entre deux choix possibles pour une même longueur de vers, l'un crée la concurrence avec le décasyllabe traditionnel, l'autre avec les ennéasyllabes d'Eugène Scribe, mais enfin il y a, on peut presque dire ainsi, un troisième point commun : Régnier-Desmarais ignore les antériorités au patrimoine, il croit inventer un vers, alors que, sans en être pleinement conscient, il a dû être déterminé dans son choix par le fait d'avoir entendu des chansons populaires anciennes qu'il n'a pas songé à évaluer mais dont le rythme l'a pénétré, et Banville fait quelque chose de similaire au sujet des vers de Scribe. Certes, Banville ne dit pas que les vers de Scribe sont une nouveauté, il ne dit même rien à ce sujet, mais c'est là que c'est intéressant et comparable, car il prétend identifier la mesure spontanément, il lit les vers de Scribe et il leur prête une mesure sur la seule foi de sa conviction personnelle spontanée, à tel point que dans son découpage il fait fi d'une anomalie la césure à l'italienne sur le nom "foule". Je ne sais pas si Rimbaud ou Verlaine eurent conscience qu'il existait des vers de neuf syllabes avec césure après la sixième syllabe chez Molière, car ils sont rares, on les lit souvent en quatrième vitesse, ils ne sont même pas dans les pièces les plus connues, les plus lues, les plus jouées, etc. En tout cas, ils virent l'anomalie dans le découpage du vers de Scribe. Enfin, on a une amorce de quatrième point commun si on peut dire. le vers manié par Régnier-Desmarais, on l'a appris ensuite, au début du dix-neuvième siècle, était plus ancien et avait notamment été exploité par Bonaventure des Périers qui l'avait baptisé d'une formule rythmique le "taratantara", ce qui invite d'ailleurs mais ce ne sera pas le sujet ici à étudier du coup les possibles rythmes binaires à l'intérieur des hémistiches 2332 3223, formules qui accentuent le caractère pétaradant de la mesure si on peut dire. Or, dans l'analyse des vers de neuf syllabes que fait Banville, la double césure crée un 333 qui est exactement le rendu plus sensible et peut-être plus comique du trimètre 444, comme le 55 était déjà d'évidence pour Bonaventure des Périers plus comique que le 66 des alexandrins.
Bon, je sais déjà que ce que vous allez dire, tout ça vous fait chier, vous ne voyez pas où ça mène, vite qu'on reparle de poésie, vite qu'on dise des choses sur la poésie de Rimbaud aussi intéressantes que le montant de la facture d'une chemise de Verlaine dans la biographie de Rimbaud délivrée par Lefrère.
Je ne vais pas rebondir ici sur l'intérêt prosodique, vous allez trouver ça confus ou vain, que sais-je encore ? Mais, voici un dernier point qui attire mon attention. C'est dans une partie intitulée "Conclusion" de son traité que Banville exhibe son vers de neuf syllabes inédit. Or, en mai 1872, Rimbaud compose une œuvre particulière, cinq poèmes en un, avec cinq titres qui permettent effectivement d'envisager la lecture autonome des cinq parties constitutives de cette "Comédie de la soif". Le dernier poème s'intitulé précisément "Conclusion". Il s'agit d'un poème en deux quatrains à rimes croisées mais approximatives. Les vers comptent dix syllabes. Les quatre premières pièces étaient en vers courts, avec leurs propres caprices. La dernière est la seule qui peut chahuter la notion de césure et elle le fait en portant très précisément sur la longueur du vers qui a désormais deux formules concurrentes bien connues : soit la césure après la quatrième syllabe, soit la césure après la cinquième syllabe. Or, dans sa "Conclusion", Banville créait lui la concurrence entre deux types de vers de neuf syllabes. Des manuscrits de "Larme" et "La Rivière de Cassis" accompagnent celui de "Comédie de la soif", mais ce sont les premiers poèmes connus de Rimbaud à césure malmenée. Il y a eu l'exemple antérieur de "Tête de faune", mais c'était comme la "Conclusion" de "Comédie de la soif" un poème en vers de dix syllabes. "Tête de faune" doit se lire selon le mode littéraire traditionnel avec une césure après la quatrième syllabe, ce qu'impose la répétition qui scande les deux premiers vers "Dans la feuillée..." En revanche, dans le nouveau poème en vers de dix syllabes, quatre poèmes nous ont orienté vers la poésie légère, vers la poésie des chansons moins prestigieuses au plan littéraire selon le système de valeurs qui avait cours ("Les Parents" : dominante du vers de sept syllabes "Nous sommes tes grands-parents", "L'Esprit", perfide balancement entre le vers de six syllabes et le vers de cinq syllabes, "Les amis" nouvelle perfidie suite de vers de six syllabes enchaînée sans crier gare à une suite de vers de cinq syllabes, "Le pauvre songe" en vers de six syllabes. Vous êtes prévenus que la "Conclusion" est en vers de dix syllabes, mais comment pouvez-vous préjuger la césure ? Aurons-nous la césure traditionnelle après la quatrième syllabe, ou bien puisque les poètes chansonniers précédents y invitent aurons-nous la mesure soit plus bouffonne, soit plus chansonnière du décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes qui fait dire "taratantara" à Bonaventure des Périers ?

Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?
Si nous jouons à appliquer la césure (+) après la quatrième syllabe, quel est le résultat ? Il n'est pas très gracieux. Tout le premier quatrain est problématique à lire à cette aune. Pour les deux premiers vers, on peut penser à un rejet qui met en relief les verbes "tremblent" et "court", mais Rimbaud l'aurait fait après le pronom relatif "qui" qui n'est pas naturel à la césure à deux reprises consécutives, et cela dès l'amorce du poème ? Puis, au troisième vers, il enchaînerait directement avec une audace plus grande que pour le pronom relatif "qui" avec la forme contractée "des" devant la césure pour ne mettre en rejet qu'un monosyllabe, et même qu'une voyelle phonétique "eaux" (abstraction faite de la liaison [z]). Le quatrième vers peut supposer un enjambement de mot avec accentuation affectée de la syllabe "pa" devant la césure, un peu comme "éPOUvantable" relevé par Rimbaud dans un poème des Fêtes galantes. Mais l'effet n'est pas vraiment préparé et vient après trois césures déjà peu évidentes à admettre. Seul le cinquième vers admet sans problème la césure traditionnelle après la quatrième syllabe.
Les pigeons qui + tremblent dans la prairie,
Le gibier, qui + court et qui voit la nuit,
Les bêtes des + eaux, la bête asservie,
Les derniers pa+pillons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond + ce nuage sans guide,
- Oh ! favori+sé de ce qui est frais !
Expirer en + ces violettes humides
Dont les auro+res chargent ces forêts ?
Cette option n'étant pas très satisfaisante, intéressons-nous à l'alternative, celle du vers aux deux hémistiches de cinq syllabes !
Les pigeons qui tremb+lent dans la prairie,
Le gibier, qui court + et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, + la bête asservie,
Les derniers papill+ons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce + nuage sans guide,
- Oh ! favorisé + de ce qui est frais !
Expirer en ces + violettes humides
Dont les aurores + chargent ces forêts ?
Cette fois, plusieurs vers se plient naturellement à cette mesure, en particulier les deuxième et troisième vers où la césure coïncide parfaitement avec le rythme binaire de la syntaxe "... qui court + et qui voit la nuit," "Les bêtes des eaux, + la bête asservie", avec reprise de part et d'autre de la césure de "bête(s)", une fois au pluriel, une fois au singulier. La mesure s'impose aussi au vers 6 : "- Oh ! favorisé de ce qui est frais !" Mais ce n'est pas tout ! Pour le premier vers, l'idée d'un jeu de mots métrique est sensible. Le verbe "tremblent" à cheval sur la césure permet de dégager un effet de sens. Rappelons que, dès 1870, Rimbaud composait des sonnets en alexandrins dont le premier pouvait ne pas être très régulier : "L'hiver, nous irons dans + un petit wagon rose,...." ("Rêvé pour l'hiver"). Entre l'option du décasyllabe littéraire plus haut qui ne s'impose pour aucun vers du premier quatrain, et cette option du décasyllabe de chanson qui s'accorde par une audace un effet de sens au premier vers, puis marque nettement la mesure aux vers 2 et 3, il est fortement tentant de considérer que, finalement, en accord avec l'idée de chansons coiffées du titre "Comédie de la soif", Rimbaud a composé des décasyllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Pourtant, la lecture avec cette césure n'est pas si aisée pour autant. Le vers quatre suppose toujours un enjambement de mot. Le dernier vers suppose un "e" à la césure "aurores", la lecture en 4-6v étant toutefois assez heurtante "Dont les auro+res", le [r]" revient même à la charge une syllabe plus loin. Or, outre que le découpage "Dont les aurores + chargent ces forêts" semble mieux passer, choix pour l'euphonie qui n'engage pas le sens, pour le vers 4, désormais nous avons un parallèle sémantique entre "tremblent" et "papillons" que nous n'avions pas dans la première option métrique, puisque dans le premier cas de figure la césure était entre "qui" et "tremblent". Rimbaud affectionnait le verbe "papillonner" dans "Première soirée", pièce de l'été 1870, et nous pouvons envisager une lecture affectée sur la construction du mot "papillon", sur son "yod" graphié "-ill-" et sur sa fin du coup plus sonore en "on", support de la création verbale "papillonner". Enfin, pour les vers 5 et 7, il y a pas mal de remarques intéressantes à faire. Le vers 5 favorisait, pour reprendre un mot du poème, une lecture en décasyllabe traditionnel, mais c'était le seul vers de tout le poème dans ce cas. Et ce vers 5 appuyait plus nettement la suggestion par la répétition de "fondre" à "fond" qui confortait l'idée d'une inflexion après la quatrième syllabe. Toutefois, alors que dans l'optique d'une lecture en décasyllabes traditionnels, nous avions une lecture qui offrait la reprise lourde devant la césure du même pronom relatif "qui", et cela aux deux premiers vers du poème avant même qu'une césure ne soit suggérée. Cette fois, les vers 2 et 3 ont suggéré la lecture en décasyllabes de chanson. Et si cette mesure passe quelque peu en dansant, nous observons qu'au vers 5 la césure serait après le déterminant "ce" et au vers 7 après le déterminant "ces". Rimbaud ne met pas les deux césures à la suite l'une de l'autre, il crée une variation de "ce" à "ces", et enfin, dans le passage du vers 5 à 7 on observe ce qui a tout l'air d'une malice du poète l'occurrence du mot "ce" mais cette fois tout entier dans le second hémistiche et non à la césure, et pas en tant que déterminant, mais en tant que pronom à faible autonomie sémantique et syntaxique : "de ce qui est frais". On peut toujours prétendre que Rimbaud ne se préoccupe en aucun cas de la césure, et que les trois formes "ce", "ce" et "ces" ne font qu'affleurer naturellement sous sa plume, indépendamment de toute réflexion métrique. Bien entendu, nous n'y croyons guère et nous constatons en tout cas qu'entre les deux options il y en a une finalement qui parvient à se dégager plus nettement, tant au plan de l'euphonie qu'au plan des effets de sens "tremblent" et "papillons". Pourtant, la tentation du décasyllabe littéraire ne semble pas négligée comme l'atteste le vers 5 avec sa répétition ostentatoire : "Mais fondre où fond..." Après la lecture de Banville, est-il étonnant que Rimbaud ait cherché à rendre difficile le repérage de la césure dans les vers de dix syllabes de "Tête de faune", puis dans ceux de "Conclusion" de "Comédie de la soif". Rimbaud aurait composé un poème en vers de neuf syllabes, il aurait pu jouer sur la recherche de la césure, mais n'était-il pas naturel, dans l'optique d'une publication, de viser un public qui n'avait pas lu le traité de Banville et qui ne connaissait de concurrence à la césure que pour le seul vers de dix syllabes ? Le lecteur peut chercher la césure à un vers de onze syllabes ou bien de treize, mais pour le décasyllabe il a des repères culturels. Pour l'alexandrin, il sait que la césure est à la sixième syllabe et même si à l'époque déjà certains peuvent lire des vers de douze syllabes en purs trimètres, cela reste occasionnel. Evidemment à cause des audaces des romantiques et des parnassiens, à cause aussi du traité de Wilhelm Ténint dont il faudra reparler, certains lecteurs pouvaient déjà césurer les alexandrins n'importe comment. Mais, Rimbaud s'intéressait à des gens comme Banville, Coppée, Hugo, des poètes qui savaient que les audaces ne valaient pas récusation de la césure traditionnelle de l'alexandrin. Puis, en choisissant le vers de dix syllabes, Rimbaud faisait entendre par ses dérégulations que le découpage binaire ou ternaire pouvait s'appliquer pour tout type de vers. La concurrence des deux hémistiches avec le trimètre avait un faux air d'évidence culturel, et attaquer les césures sur d'autres vers permettaient de dénoncer la vacuité des convictions spontanées du genre de Banville saucissonnant les vers de neuf syllabes de Scribe.
Et il faut revenir une dernière fois sur cette césure au mot "foule", une dernière fois pour cette occasion-ci, car elle importe à l'étude de "Famille maudite"/"Mémoire". En effet, Banville a osé un enjambement de mot dans un poème en 1861 sur l'adverbe "pensivement", et cela est devenu un cas d'école, et plusieurs poètes : Mallarmé, Verlaine, Mendès, Rimbaud, se sont essayés à la césure sur un long adverbe en "-ment" en faisant parfois varier le procédé avec un adverbe non pas de quatre syllabes, mais de trois ou cinq, avec une forme en "-amment" ("nonchalamment" chez Mallarmé), ou en "-emment" ("indolemment" chez Mallarmé). Mendès a essayé le trimètre d'adverbes en "-ment" dans son théâtre, avec le second qui enjambe la césure à la manière du "pensivement" de Banville dans sa "Reine Omphale" : "Où je filais pensivement la blanche laine". Rimbaud a essayé l'adverbe en cinq syllabes qui ne permet pas le trimètre dans le dizain "Ressouvenir" : "tricolorement", Mallarmé a essayé l'adverbe en "-ment" de trois syllabes, je ne me rappelle plus si c'est "seulement", "simplement" ou "longuement". De mémoire, je dirais "seulement".
Or, si Banville peut lire une césure malgré un enjambement de mot "pensivement", s'il peut lire une césure malgré un disons semi-enjambement de mot "foule" comme son découpage d'un vers de Scribe l'atteste, si Banville pratique déjà l'art venu de Victor Hugo des césures sur les déterminants de noms et les pronoms qui précèdent les verbes, et je vous épargne les cas particuliers, il a donc ruiné toutes les possibilités d'identifier une césure, il a éliminé tous les moyens de faire la part des choses. Il n'y a plus de proscription à la césure en ce cas.
La discrimination peut se faire si le vers déviant est pris dans une masse de vers réguliers, l'exception qui confirmerait la règle en quelque sorte. Cependant, les vers déviants devenaient progressivement plus abondants sous la plume des parnassiens.
Ce que raconte Rimbaud dans les césures de ses poèmes "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872, c'est les conséquences poussées à bout des audaces de Banville, poète et analyste, poète quand il compose "pensivement", analyste du vers quand il découpe "fou-le" en deux dans un vers de Scribe. Cette analyse valait de toute façon pour un vers de Leconte de Lisle, autre maître des parnassiens, qui venait de publier son "Qaïn" dans une première livraison du second recueil du mouvement en 1869.
Rimbaud va directement au bout de la logique du système. Et il ne nie pas le système, il le pousse à bout. Et quand il n'y a plus de proscription sur lesquelles s'appuyer, qu'est-ce qui peut encore être dégagé ? D'une part, on peut toujours relever des symétries, des répétitions qui orientent des réponses. D'autre part, on peut toujours apprécier le jeu qui peut consister à défier les repères du lecteur et donc il faut les connaître pour évaluer ce qu'il se passe, mais le jeu peut consister aussi en effets de sens particulièrement sensibles, pertinents, subtils, ainsi qu'on peut le proposer pour "tremblent" puis pour le rapprochement par la fragilité entre "tremblent" et "papillons".


Et voilà.
Taratantara !

4 commentaires:

  1. Bonjour Monsieur.
    On trouve ceci sur Internet :

    "Ludovic de Vauzelles, La Bataille :

    C'est dans ce frais vallon, des troupeaux fréquenté,
    C'est dans ces prés fleuris où, durant tout l'été,
    Chantent l'alouette et la caille,
    Au pied de ces coteaux où la mauve et le thym
    Aspirent la rosée et les feux du matin,
    Que, déchiré par la mitraille,
    Tombèrent sans regard, tombèrent par milliers,
    Sans pousser même un cri, chevaux et cavaliers,
    Le jour de la grand bataille. (...)

    D'après le Van Tieghem, les deux recueils de Ludovic de Vauzelles datent de 1853 et de 1869. Le Dormeur du val est daté d'octobre 1870."
    Pour ma part, j'ignore si les vers de Ludovic de Vauzelles sont antérieurs ou postérieurs au Dormeur du val (ils ont peut-être été publiés dans une revue après la guerre de 1870).

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    1. Heu ? C'est à verser au dossier de la reprise de poncif pour "Le Dormeur du Val", à cause de "frais vallon". Cela s'étendrait en clichés pour d'autres sonnets de Rimbaud "par milliers", "par la mitraille". La transposition au premier vers est très scolaire "des troupeaux fréquenté". Il manque un "e" à "grande bataille" évidemment.
      Peut-être pensiez-vous aussi à l'amorce anaphorique "C'est.." ?
      Hugo reste de loin la source principale des sonnets de 70, mais oui il y a toute une littérature sans lendemain qui est derrière les compos de Rimbaud au moins en 70 et qui n'a jamais été explorée...

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    2. En fait, il y a des trucs importants à comprendre.
      D'abord, il faut distinguer les réécritures des documents qui montrent qu'un auteur appartient à son époque et qu'il reprend des éléments dans l'air du temps. C'est un peu les sources de la création, mais on a trop tendance à confondre l'idée de "source" avec le support expressément choisi par l'auteur pour arriver à sa propre création. En réalité, ces documents n'ont pas forcément été lus par l'auteur, ils sont des témoins d'une époque, et l'auteur a pu passer par d'autres voies.
      Il y a ensuite les réécritures. Les réécritures ne vont pas se contenter de la citation d'un mot, d'un thème, cela va entraîner une combinaison où des mots sont repris, une allure syntaxique, et bien sûr des rimes, etc. Les réécritures vont aussi engager plus profondément la relation au sens, car quand on réécrit on attache du coup de l'importance à une idée ou à la critique du modèle qu'on reprend. Il va de soi qu'il y a un monde entre une source éventuelle de ce Vauzelles et les réécritures des Châtiments d'Hugo dans les sonnets de Rimbaud de 1870, avec ce paradoxe qu'Hugo n'avait alors encore publié aucun sonnet.
      On dira : on ne prête qu'aux riches, mais évidemment les réécritures d'Hugo offrent plein d'avantages : la qualité d'écriture à imiter, le fait d'être lu par un large public, la finesse du sens objet de la reprise, etc.
      Pour la poésie en vers, les réécritures sont capitales par essence. Il faut aligner des vers et même des hémistiches, il faut aligner des rimes également. En 1869-1870, Rimbaud doit encore s'aguerrir à former naturellement des segments de six syllabes qui n'ont pas l'air d'être lourds. Il faut qu'une grammaire des hémistiches deviennent un réflexe. En s'entraînant, on s'habitue aux couples de verbes d'une ou deux syllabes, à des suites ramassées verbes et compléments, etc., etc. En même temps, le caractère formulaire des vers permet de rendre les découvertes assez convaincantes. Le grand avenir des études rimbaldiennes, ça sera sans doute d'expliquer les lectures de Rimbaud qui ont fait naître ses poèmes en prose.
      Voilà pour résumer comme jamais un autre rimbaldien n'a su le faire les enjeux phénoménaux de l'étude des sources et réécritures, sachant que Rimbaud est plus que d'autres un esprit porté à la réécriture, puisqu'il se construit dans la remise en cause, la refondation, etc.

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    3. Je ne peux développer le sujet ici dans des réponses, mais je vais essayer prochainement de rédiger un article sur la versification de Rimbaud en 1869-1870, un article non sur les règles, mais sur la pratique. Les gens s'imaginent qu'il y a une recette des hémistiches et qu'on applique ça et rien d'autre. Mais, c'est à l'intérieur de la règle que l'infini des choses passionnantes commence vraiment. C'est de voir comment petit à petit le poète occupe l'espace du vers, comment il arrange la déco intérieure et comment de vers en vers il a des pistes qui lui conviennent mieux que d'autres.
      Aujourd'hui, dans le cadre scolaire, on va à la catastrophe. Les jeunes n'apprennent pas par coeur la grammaire, on dénonce le par coeur, on boude l'assimilation patiente et disciplinée des techniques d'écriture. Dès qu'on veut parler grammaire, on a les linguistes universitaires qui se croient malins à expliquer que la grammaire traditionnelle est pleine de convictions erronées. Pour l'écriture, on s'en remet à la spontanéité, à ressortir deux trois trucs que le prof a enseigné la semaine précédente, etc. On veut faire des poèmes en rap. On veut expliquer le passé par rapport au monde des jeunes, puis on se glorifie de la délibération collective sur le sens des oeuvres.
      Tout ça, c'est bullshit.
      Déjà, ma génération a été sacrifiée au plan de la maîtrise de l'écriture, on savait écrire correctement, mais on n'a pas appris à rédiger. En revanche, ma génération, du moins pour le cas de la France, était armée en outils d'analyse, ce qui est tout de même une de mes forces. Mais, aujourd'hui, ni l'analyse, ni l'écriture, ni la maîtrise de la langue ne sont au rendez-vous.
      Pour écrire en vers, Rimbaud, déjà il a pris le temps d'apprendre et d'assimiler les règles, puis il a peaufiné l'art du vers. Il a beaucoup lu (toujours un avantage), il a eu une dose de par coeur (dénoncer le par coeur, c'est être un imbécile heureux), il a pratiqué les vers en latin et en français, et il n'hésitait pas à démarquer des modèles, à s'en éloigner petit à petit de différentes façons, ou bien il reprenait un truc fort, mais il devait créer en gardant la dynamique forte. C'est comme ça qu'on devient un artiste. Et quand Rimbaud déglingue les règles, il le fait avec un énorme arrière-plan de références. Il arrive pas en se disant : "aujourd'hui, je vais écrire ma poésie en prose, après tout Chateaubriand ça plaît aux gens." Je vis dans une société où l'assimilation rigoureuse est accessoire, où les règles d'abord suivies par Rimbaud étaient tellement connes qu'on le félicite de les avoir abandonnées. Et ceux qui défendent le vers, ils n'en voient peut-être que la façade, parce que la pratique, le sens de ces actions-là ne sont plus du tout le fonds commun d'une société.
      Et il ne faut pas croire qu'on peut se mettre tout seul et être un grand poète en dépit de la société. Le bain dans lequel on est immergé joue considérablement, pèse sur la motivation, mais aussi dérègle les possibilités des individus. Puis il y a tout un tas de réalités de notre activité créatrice que nous percevons mal quand celle-ci n'est pas relayée par le mouvement de la société.
      J'ai mal à la tête toujours, et je dois encore faire la suite sur "abracadabrantesques", mais je verrai ensuite pour un article sur Rimbaud se confrontant à la pratique fraîche de l'alexandrin.

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