lundi 26 octobre 2020

A propos de l'interprétation du "Coeur supplicié" par le viol

Il paraît que le projet de déplacer les dépouilles de Rimbaud et Verlaine au Panthéon permettrait de révéler l'homophobie latente du milieu rimbaldien. J'ignorais que le public qui s'intéressait à Rimbaud et Verlaine était particulièrement homophobe, il me semble que nous ne sommes plus à l'époque de Claudel et compagnie. Les gens qui s'intéressent à ces deux poètes sont prévenus dès le départ. C'est peut-être un public masochiste ? Et une autre question se pose :  qui peut s'amuser à prétendre bien connaître la vie sexuelle des divers rimbaldiens, universitaires ou non, qu'ils soient favorables ou hostiles à la panthéonisation des deux poètes ? Mais ce n'est même pas le sujet, je pense qu'il suffit d'apprécier que si le public rimbaldien peut représenter les diverses sensibilités de la société il n'est pas possible que ce soit un public d'une homophobie prononcée.
Pour ma part, faites ce que vous voulez du corps de Rimbaud, je ne vais pas m'énerver pour cela, mais ma pensée est que clairement il n'y voudrait pas sa place.
Cependant, sans doute par l'effet de la mode présidentielle du "en même temps", voilà que remonte, au beau milieu de ce débat, une ancienne interprétation depuis longtemps rejetée (je pense unanimement) par le milieu rimbaldien selon laquelle le poème "Le Cœur supplicié", qui a eu pour autres titres "Le Cœur du pitre" et "Le Cœur volé", témoignerait d'un viol commis par des soldats de la Commune.
Soyons sérieux !
Ce poème nous est connu par une lettre envoyée de Charleville le 13 mai à Georges Izambard. Dans cette missive, Rimbaud explique ceci à son professeur :

Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Cette citation est un véritable pavé dans la mare de tous ceux qui pensent que le poète Rimbaud ne s'est jamais préoccupé de politique. La Commune, ce n'est pas du tout le communisme, le socialisme marxiste, et les ouvriers n'étaient pas des partisans de la dictature du prolétariat, une idée qui vient plutôt de gens des classes moyennes ou bourgeoises, et bien sûr pas des ouvriers eux-mêmes qui n'ont pas l'esprit aussi loufoque. Ils ont un peu plus les pieds sur terre. Les idées politiques étaient plutôt fédéralistes, libertaires, pré-anarchistes, collectivistes, ce que les historiens de la Commune eux-mêmes précisent bien de nos jours. Il n'y avait pas cette idée de système centralisé sur lequel mettre la main. Maintenant, ce qui fait que la récupération d'Engels et des autres (captation d'héritage avec à la clef des persécutions par les trotskystes et autres des anarchistes et des libertaires qui étaient pourtant à peu près les vrais héritiers de la Commune) a en partie marché, outre la ressemblance de nom, c'est qu'effectivement la majorité des insurgés sont des ouvriers, plutôt des ouvriers des ateliers que des usines selon l'inévitable profil socio-professionnel de Paris à l'époque.
Et Rimbaud, ce qu'il dit, c'est qu'il veut être un "travailleur", ce qui s'oppose au paresseux (son portrait d'Izambard dans la lettre, puis de Musset le 15 mai), mais avec évidemment le mouvement de bascule politique où le paresseux c'est le bourgeois et le travailleur le petit peuple. Izambard qualifié de "Monsieur" dans l'en-tête de la lettre a lui-même expliqué le sens sarcastique de cette adresse. Et dans la lettre, Rimbaud le qualifie de "satisfait". Le persiflage de Rimbaud : "Je me dois à la Société" anticipe bien sur le discours de Coppée dans sa pièce intitulée Fais ce que dois jouée au théâtre dès octobre 1871.
Et le discours de Rimbaud est on ne peut plus limpide. Les "travailleurs", ce sont les communeux, puisque, le 13 mai, les "travailleurs" qui "meurent" dans Paris, c'est obligatoirement les insurgés qui subissent les bombardements versaillais. Ce n'est que plus d'une semaine après que les versaillais vont entrer dans Paris. Rimbaud dit "Je suis en grève" au moment même où Coppée publie la plaquette "Plus de sang" qui vilipende les communeux, les invite à oublier cette folie et à retourner à leurs marteaux. La formule du devoir était déjà dans ce poème "Plus de sang" daté d'avril 1871 et publié à chaud pendant l'événement.

Et le poète obscur qui te pleure et qui t'aime
       Aura du moins fait ce qu'il doit.
Car, c'est quelque peu aussi aux vers suivants du poème de Coppée mis dans la bouche d'une France éplorée :

" La paix ! faites la paix ! Et puis, pardon, clémence !
Oublions à jamais cet instant de démence.
        Vite à nos marteaux. Travaillons,
Travaillons en disant : "C'était un mauvais rêve."
[...]

que Rimbaud, qu'il en ait eu connaissance ou non avant le 13 mai, répond de manière cinglante :

"Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève."
Dans la mesure où Coppée avait déjà fait du bruit avec sa "Grève des forgerons", un an plus tôt, il est difficile de croire que Rimbaud ne vise pas le célèbre poète du Passant. Il a déjà repris la forme et le titre d'un poème de Coppée "Chant de guerre circassien" pour composer un mois plus tôt son "Chant de guerre Parisien". La plaquette "Plus de sang" est une source à l'écriture de plusieurs poèmes de Rimbaud, à commencer par "Paris se repeuple" et "Les Corbeaux". Comme à la Renaissance, de Ronsard à Aubigné, circulaient les longs développements allégoriques sur la France affligée par les guerres de religion, du poème "Plus de sang" à "Paris se repeuple" nous avons une allégorie de la France affligée qui le cède à une personnification de Paris qui vient opposer sa fierté. Rimbaud a relevé les expressions de Coppée au sujet de la France prise à témoin : "douleur de mère", "sanglante et découvrant ta gorge maternelle / Entre les coups des combattants", "de ton geste qui raille", "Tu feras voir l'horreur de ta gorge saignée", "pauvre mère indignée", "ton noble cœur de femme", "cette lutte infâme / Où ton peuple est ton assassin", "ta voix hurler, pleine de larmes", "ce combat qui m'achève et me navre", "sur un front de cadavre / Planter le bonnet phrygien", "quand mon front qui vite se relève / Lancera de nouveaux rayons", "messagère ailée", et Rimbaud a pensé aussi à s'intéresser aux motifs sonores suivants : "Sauf un rauque clairon qui sonne au loin l'alerte", "Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne, "Parmi l'orage du canon."
Il ne fait guère de doute que "Paris se repeuple" est une réplique au poème de Coppée : "Cité sainte", "la putain Paris", "La rouge courtisane aux seins gros de batailles", "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau, / Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires / Un peu de la bonté du fauve renouveau," / "Ô cité douloureuse, ô cité morte", "ta pâleur", "Corps remagnétisé pour les énormes peines", "le flux des vers livides en tes veines", "ton souffle de Progrès", "affreux de te revoir couverte / Ainsi" "Ulcère", "Splendide est ta Beauté !", "L'orage a sacré ta suprême poésie", "Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd".
Le dernier sizain de "Plus de sang" est évoqué, avec appui des rimes, dans le dernier sizain du poème "Les Corbeaux" :

Dis-leur cela, ma mère, et messagère ailée,
Mon ode ira porte jusque dans la mêlée
Le rameau providentiel,
Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne,
Et qui peut d'un seul coup déraciner un chêne,
Epargne un oiseau dans le ciel.
Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
Mât perdu dans le soir charmé,
Laissez les fauvettes de mai
Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne,
Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir,
La défaite sans avenir.
Dans "Paris se repeuple", le poète dénonce les vainqueurs de la Commune dans leurs pratiques d'assassins et dans "Les Corbeaux" le poète s'intéresse à la paix des vaincus, autrement dit à la mémoire des morts de la semaine sanglante.
"Paris se repeuple" et "Les Corbeaux" furent écrits plus tard en s'appuyant sur le texte "Plus de sang" de Coppée : il serait étonnant que les répliques à Izambard n'y fassent écho que par coïncidence. Dans "Plus de sang", la France animée par Coppée parle de la Commune en tant que "démence", et dans sa lettre à Izambard le poète parle de "colères folles", puis, dans "Paris se repeuple", il voit la démence des "lâches" profitant de la victoire, de la terrible répression : "ô lâches ! soyez fous !" Et toujours, dans "Paris se repeuple", le poète parle d'une danse dans les "colères". Certains se croient malins à nier que Rimbaud pratique une poésie faite de nombreuses réécritures de passages d'Hugo, Banville, Coppée, les poésies de Rimbaud n'étant pour eux que d'agréables fulgurances insensées, ne signifiant rien. Ils se croient en mesure de nier la dimension communaliste du "Bateau ivre" même. Pour eux, Rimbaud n'était pas communaliste, il voulait uniquement faire joli dans le paysage, il ne respectait pas les césures uniquement parce que c'était une vilaine contrainte à sa manière de s'exprimer gracieusement. En tout cas, le 13 mai 1871, Rimbaud a bien écrit en-dehors de tout poème que "les colères folles [l]e poussent vers Paris" et qu'il s'identifie à la figure du travailleur "en grève" du moment, autrement dit à l'insurgé communaliste. Il n'employait sans doute pas les mots "communards" et "communeux" qui étaient encore à ce moment-là des injures versaillaises. Je ne vais pas développer ici l'idée que, vu son vœu de s'identifier à un "Travailleur" de la Commune, comme il y a des travailleurs de la mer chez Hugo, quand Rimbaud écrit : "je travaille à me rendre voyant", il fait du "voyant" une entité communaliste.
Ce qui est important, c'est que, peu après ces mots éminemment politiques que j'ai cités, Rimbaud envoie la première version manuscrite connue du poème "Le Cœur supplicié" et il en fait même une illustration de l'opposition du "travailleur" qu'il aspire à être au faux "enseignant" "satisfait" qu'il a coiffé d'un "Monsieur" : "est-ce de la satire, comme vous diriez ?", "ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée". "Vous n'êtes pas enseignant pour moi."
Je n'ai même pas besoin de préciser que Rimbaud a adhéré à la Commune bien au-delà du 13 mai 1871. Dans cette lettre, le poète veut aller à Paris, il se sent poussé vers la capitale. Il n'est donc pas possible que, dans la foulée, il explique sous couvert des métaphores d'un poème qu'il a été violé par les soldats de la Commune et que cela l'a fait beaucoup souffrir. Cette interprétation est justement homophobe, puisqu'elle associe la pulsion homosexuelle au désir de viol, puisqu'elle fait de Rimbaud une victime de l'homosexualité prédatrice ou bien elle en fait un homosexuel involontaire par le traumatisme du viol. C'est aussi une lecture hostile à la Commune, contre l'évidence factuelle des propos tenus par Rimbaud dans la lettre manuscrite qui contient ce poème lui-même. Cette lecture a été dénoncée par de nombreux rimbaldiens, Steve Murphy et d'autres. C'est même une lecture qui indigne les rimbaldiens.
Par ailleurs, la présence de Rimbaud à Paris du temps de la Commune est problématique. Dans sa lettre du 17 avril 1871 à Demeny, Rimbaud parle d'un séjour à Paris du 25 février au 10 mars, avant l'insurrection. Il parle aussi du travail au journal de Jacoby, le Progrès des Ardennes, qu'il effectue depuis quelques jours. Les 13 et 15 mai, il envoie une lettre à Izambard et une autre à Demeny, toujours de Charleville. Et Rimbaud parle alors de se rendre à Paris, pas d'en revenir. Qui plus est, Izambard fait clairement entendre qu'il avait une correspondance régulière avec Rimbaud avant le 13 mai, c'est la seule lettre qu'il a daigné divulguer de cette période. En clair, Rimbaud a pu se rendre quelques jours à Paris à la fin du mois d'avril, éventuellement au tout début du mois de mai, mais nous n'arrivons pas à étayer cette hypothèse. Il a pu aussi s'y rendre après le 15 mai, mais si c'est le cas son séjour fut des plus brefs, puisque la semaine sanglante débuta les 21-22 mai. Malgré le siège, il était possible de se rendre à Paris par le train, et Rimbaud avait une réputation de "franc-tireur" auprès de Verlaine, Delahaye et quelques autres, mais tout cela reste délicat à déterminer comme vrai. Forain détenait-il une réponse tranchée à ce sujet ? Nous ne le saurons peut-être jamais. En tout cas, l'histoire du viol par les soldats de la Commune ne résiste pas à l'examen de la seule lettre du 13 mai.
Le poème "Le Cœur supplicié" qualifie les "insultes" de la troupe de "pioupiesques". Ce mot a-t-il été inventé par Rimbaud ? L'a-t-il rencontré dans la presse ? En tout cas, cet adjectif est formé sur le mot "pioupiou" et ce mot au pluriel apparaît dans un poème de 1870, de juin selon toute vraisemblance, intitulé "A la Musique". Rimbaud raille une scène où les bourgeois et les gens contents du régime impérial vont écouter un orchestre militaire sur la "Place de la gare, à Charleville", mais n'y transposez pas le kiosque que nous pouvons découvrir à notre arrivée en train de nos jours, puisqu'il ne s'y trouvait pas à l'époque. "Pioupiou" est un terme péjoratif pour désigner le simple soldat. Il va de soi que Rimbaud n'identifiait pas les soldats de la Commune à de simples soldats, à des "pioupious", à partir du moment où il était en colère de voir mourir les "travailleurs" à Paris au mois de mai de l'année 1871. Il faut un minimum de bon sens, et il va de soi que si Rimbaud avait été violé et qu'il en témoignait par ce poème, nous en aurions des indices dans le corps de la partie en prose qui correspond au courrier à Izambard. Les versaillais n'étant pas encore dans Paris le 13 mai, l'idée d'un viol par les versaillais n'a elle non plus aucun sens. Rappelons une vérité élémentaire : "Le Cœur supplicié" est un poème qui contient des métaphores, des expressions imagées avec leur part d'obscénités. Ce sont les "insultes" qui sont "Ithyphalliques", ce sont elles les figures agressives avec le sexe en érection. Ce sont elles les simples soldats "pioupious". Et ces insultes deviennent des dessins, "des fresques", elles sont bien sûr assimilables en tant qu'obscénités à la métaphore des "jets de soupe". Et pour se laver des "insultes", le poète s'adresse aux "flots abracadabrantesques" qui sont évidemment tellement plus énormes que les "jets de soupe" qu'ils vont emporter toutes les insultes. Les insultes étaient dérisoirement "pioupiesques". Face à cela, les "flots" ont le caractère d'une élucubration insensée étonnante pour le professeur Izambard qui va juger "un peu trop de la pensée" : que voilà des "flots abracadabrantesques", doit-il songer ! Et le professeur s'étant vanté des années après d'avoir répondu au poème de Rimbaud par "La Muse des méphitiques", c'est bien cela qu'il s'est passé. Izambard a prétendu avoir répliqué que lui aussi pouvait faire des "poésies abracadabrantes", des "vers abracadabrants". Or, dans sa lettre de juin 1871 à Demeny, Rimbaud envoie une nouvelle version de ce poème intitulé "Le Cœur du pitre", où il explique que sa composition se veut une "antithèse aux douces vignettes pérennelles". Rimbaud a commenté son poème à deux reprises. Dans le premier cas, Rimbaud enseigne une nuance à rien moins que son professeur de rhétorique : "Le Cœur supplicié" a l'air d'une satire, mais c'est de la fantaisie, ce qui se rapproche de la satire malgré tout en tant que registre poétique. Dans la lettre à Demeny, il présente le poème en tant qu'antithèse. En clair, "Le Cœur du pitre" s'inscrit dans le prolongement de "Mes Petites amoureuses" et des "Reparties de Nina". Il s'oppose aux poètes qui se réclament de Musset notamment, lequel Musset fait précisément l'objet d'une critique décisive dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Et pensez bien que dans la lettre du 13 mai, "Le Cœur supplicié" est la seule composition incluse et elle est offerte en tant qu'illustration du refus de la "poésie subjective" "toujours horriblement fadasse" du destinataire Izambard, qualifié de "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire." Il faudrait encore insister sur le choix verbal voulu par le futur "voyant" quand il écrit : "Un jour, j'espère, [...] je verrai dans votre principe la poésie objective [...]". Or, dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dresse un bilan de l'histoire de la poésie grecque, latine et française où Musset est taxé de "paresse", autrement dit il est qualifié lui aussi de "satisfait qui n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire", où son théâtre est affligé de la même fadeur que les modestes et inconnues créations d'Izambard : "proverbes fadasses". La même dénonciation tombe sur les personnes d'Izambard et Musset, le couple paresse et fadeur. Et il faut aller plus loin. Le mot "insultes" est un terme clef du poème "Le Cœur supplicié", poème qui s'oppose à Izambard en tant que modèle de poésie objective en guerre contre une poésie subjective fadasse, avec derrière l'opposition de deux façons de se devoir à la Société, et avec l'idée que, pour Rimbaud, se devoir à la société, ce n'est pas tenir le discours de la France à la manière de Coppée, mais le discours de Paris sur le mode du "travailleur", actuellement "en grève", autrement dit en pleine insurrection communaliste refusant le "et vite, à vos marteaux" du discours de Coppée.
Or, dans la lettre du 15 mai 1871, Rimbaud dit que les insultes viennent de la paresse de Musset :
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !
Le message est clair. Tout en citant une notoriété, Rimbaud reprend la charge contre Izambard des deux jours précédents. Les poèmes "Mes Petites amoureuses" et "Le Cœur supplicié" font état de ces douleurs d'un être de la nouvelle génération, Rimbaud lui-même, et témoignent de ces visions nouvelles qu'il peut chérir, et face à cela, le paresseux et fadasse Izambard pousse des récriminations en expliquant doctement à l'élève qu'il faut suivre le modèle bien tracé des aînés, Musset. Dans sa lettre du 15 mai 1871, Rimbaud s'en prend moins aux auteurs Rabelais, La Fontaine ou Voltaire en eux-mêmes qu'à l'usage qu'en fait l'institution scolaire. Et, si le 13 mai, Rimbaud annonçait vouloir être un "travailleur" sur le modèle des insurgés parisiens, et si, comme je le prétends, l'allégorie de la cité dans "Paris se repeuple" s'oppose à l'allégorie de la France dans "Plus de sang", on voit ici que Rimbaud prolonge cette partition opposant les alliés de Versailles aux insurgés de la capitale, puisque dans le génie de Musset, dit Rimbaud : "Tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien !" Que les travailleurs insurgés communalistes furent des parisiens de fraîche date et non inscrits dans la ville par le passé de plusieurs générations d'ancêtres, peu importe ! L'exagération rimbaldienne ne change rien à la teneur d'un discours qui oppose la Commune à la réaction versaillaise. Il va de soi que Rimbaud n'imagine pas un instant que la revue des poètes voyants qu'il a dressée est constituée de purs génies parisiens. Hugo, Lamartine, Gautier, Leconte de Lisle, Banville, Verlaine, Mérat (pour respecter la liste à la lettre), n'y sont pas nés, Baudelaire faisant figure d'exception. Lui-même, Rimbaud, n'y est pas né. Il y aspire. En revanche, Musset est né à Paris ! C'est donc bien l'opposition politique qui importe ici dans le discours. Et, bien évidemment, le poème "Le Cœur supplicié" est le tout d'une réponse à Izambard, ce tout qui implique l'antithèse aux "douces vignettes pérennelles" des amoureux de Ninon et tout à la fois l'adhésion à la révolte des travailleurs de la capitale. Les "flots abracadabrantesques", c'est clairement, et l'élan des visions nouvelles dont se gaussent les vieilles coiffes, et l'insurrection du peuple parisien. Le poème est entièrement établi selon un mode métaphorique du bateau sur des flots littéraires de révolte. Popularisés par Gautier et une certaine presse de satire littéraire ("poésies abracadabrantres" (Desnoyers 1832), "vers abracadabrants" (Desnoyers 1832, puis Gautier 1834), "style abracadabrant" (Nerval), etc., etc., les adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque" ne signifient pas que l'insensé, ils étaient mobilisés pour soit dénoncer soit défendre avec une complaisance humoristique la littérature qui rompt en visière avec la logique, la poésie qui semble égarée parce que visiblement extravagante. "Le bateau extravagant" est un autre titre du "Bateau ivre" selon une liste de Verlaine qui nous est parvenue. Et cette célèbre composition est bien un poème abracadabrant, tout comme il faut inévitablement considérer que les "flots abracadabrantesques" sont synonymes de l'expression "Poëme / De la Mer".
Dans le poème de mai 1871, les flots doivent laver le poète et sauver son cœur qui ploie sous les injures. Au passage, c'est l'image du poème de "Barbare" où les "vieilles fanfares d'héroïsme" sont bien les "quolibets de la troupe", le "rire général", le "plein de caporal", "qui nous attaquent encore le cœur et la tête". Dans "Le Bateau ivre", le "Poëme / De la Mer" disperse "gouvernail et grappin", mais lave aussi l'embarcation des "fresques" qui s'y trouvaient. La mer nettoie le vin bleu et les "vomissures". Et rappelons que, selon Suzanne Briet, dans la Grammaire nationale de Bescherelle de son enfance, figurerait, introduit probablement par Arthur, un signet de papier avec une déclinaison du mot abracadabra sous forme de triangle et l'inscription manuscrite "Pour guérir de la fièvre". Il est bien question dans "Le Cœur supplicié", "Le Bateau ivre" et "Barbare" de se guérir de la fièvre causée par le monde ambiant. Et cela invite à penser que Rimbaud a lu directement les trois entrées "abracadabra", "abracadrant" et "abracadabresque" du premier tome du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1866) où figure le dessin en triangle, l'idée de guérir de la fièvre et des citations d'emploi des adjectifs par Gautier et d'autres auteurs.
Ces flots sont tout à la fois la Commune au plan politique et la nouvelle poésie du "voyant" que veut devenir Rimbaud. Dans "Le Cœur supplicié", la métaphore du bateau est celle de la société d'Izambard, avec la figure du "caporal", avec le "rire général", forme d'enrégimentement militaire auquel s'oppose encore Rimbaud à la fin de "Mauvais sang" par exemple. Il sera question de "gouvernail" dans la version du "Cœur volé", mot qui impose l'idée de gouvernement, de direction donnée, et face à ce gouvernement, le poète se déclare à la "poupe", et non à la proue. Dans "Le Bateau ivre", le "bateau" se retrouve sans "gouvernail" et le poète chérira alors son abandon aux "flots", preuve suffisante que les métaphores communes font se répondre les deux poèmes du "Cœur volé" et du "Bateau ivre".
La poésie de Rimbaud a beau être hermétique, certaines idées sont formulées en toutes lettres de poème à poème. Et il faut admettre clairement qu'il n'y a pas sottement deux lectures trop distinctes qui sont proposées pour élucider le sens du "Cœur supplicié", le clivage des deux lectures étant sans doute une cause du manque d'assurance ambiant dans la compréhension de cet enchaînement de triolets. Ce poème dit à la fois la Commune et les visions nouvelles méprisées par les tenants d'un discours fidèle à l'esprit de Musset. Rimbaud formule un tout face à la fin de non-recevoir d'Izambard. Le discours du professeur montre clairement qu'il dénonçait chez Rimbaud, d'une part, sa poésie aux images faites pour épater mais qui auraient été insensées selon lui et, d'autre part, ses prises de position politiques considérés comme immatures en faveur des insurgés. Lisez les témoignages d'Izambard, puis lisez "Le Cœur supplicié" et "Le Bateau ivre". La présente étude est sans doute la première à ainsi articuler une lecture tenant compte des trois moments où, phénomène exceptionnel, Rimbaud a commenté son poème, il le fait, c'est évident dans la lettre du 13 mai et dans la lettre du 10 juin, mais il faut savoir en comprendre les implications en comprenant à quel point "Le Cœur supplicié" est un point d'argumentation central de tout le courrier lui-même du 13 mai. Je pense apporter ici deux contributions majeures, en expliquant que le mot "abracadabrantesques" a des implications littéraires qui, au passage, sont riches de suggestion pour la variante de titre "Le Bateau extravagant" du "Bateau ivre", et je pense qu'il était capital d'enfin lever la tacite identification de Musset à Izambard dans la lettre du 15 mai à Demeny où ne figure pas de version des triolets, car cela éclaire complètement la stratégie d'écriture du "Cœur supplicié". Quant à la variation de titre, elle peut s'expliquer également. Le terme "supplicié" dans la continuité de "Mes Petites amoureuses" est la revendication d'appartenir à de "nouvelles générations", "douloureuses" "éprises de visions", l'évolution en "Cœur du pitre" est non pas de l'autodérision, mais le miroir tendu au lecteur de la réaction assez commune d'Izambard et enfin le titre "Le Cœur volé" aurait pu apparaître dès le 13 mai, mais après la semaine sanglante il a aussi une signification plus profonde. Le 10 juin, le poète dit de son poème qu'il ira lui aussi là où finissent les "vignettes pérennelles". Selon votre humeur, cela veut dire finir parmi les déchets ou au fond des chiottes, et si Rimbaud écrit cela, c'est que le poète s'est donné aux flots, mais qu'il y a eu depuis le massacre de la semaine sanglante, immobilité de la mer martyre raconté à la fin du récit et du parcours du "Bateau ivre" ultérieurement.
Après, si vous ne comprenez pas, ne vous en prenez qu'à vous-même et ne dites pas que nous expliquons les choses moins bien que Rimbaud, car il la dit lui-même à Izambard : "vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer." Pourtant, le faux enseignant avait tout de même compris le lien métaphorique qui unissait "Le Cœur supplicié" au "Bateau ivre", son cas étant peut-être un peu moins désespéré que celui de beaucoup de nos contemporains qui se vantent d'aimer Rimbaud au mépris des rimbaldiens et de leurs mises au point.

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