Au sujet de la pagination des feuillets manuscrits des Illuminations, je vais développer prochainement un grand dossier de mise au point, parce que visiblement il faut clarifier à chaque fois le palier sur lequel une preuve ou un contre-argument porte un coup décisif.
En effet, il y a 22 transcriptions au crayon, neuf repassages à l'encre pour les pages 1 à 9 et deux numérotations à l'encre pour les pages 12 et 18.
Par exemple, dans le dernier article mis en ligne par Jacques Bienvenu (cliquer ici pour lire cet article "La lettre du 18 avril 1874..."), l'auteur propose d'éviter le "fatras de commentaires" pour ne considérer que le seul contre-exemple du chiffre 7 barré qui repasse à l'encre un 7 au crayon non barré. Il va de soi que cet argument ne suffit pas à prouver que la pagination n'est pas de Rimbaud. Pour celui qui pense que la pagination est de Rimbaud, il suffit de se réfugier derrière le fait que ce chiffre à l'encre ne fait que repasser sur un 7 au crayon non barré. Je veux contrer ces possibilités de dérapages. Or, les 7 non barrés ne sont pas propres au seul Arthur Rimbaud, donc un 7 non barré ne peut pas rien prouver en soi. En revanche, le fait qu'il n'existe aucun 7 barré dans toute la masse des écrits de la main de Rimbaud suffit à discréditer l'attribution à Rimbaud des neuf repassages à l'encre des feuillets paginés 1 à 9. Tous les nombres de la pagination ne sont pas de la main de Rimbaud, il y a une série de neuf exceptions. Ceci suffit donc à jeter un pavé dans la mare de ceux qui affirment que Murphy a montré avec évidence que toute la pagination ne pouvait venir que de Rimbaud. Le premier souci, c'est que Murphy n'a jamais répondu à la contestation de sa thèse par les articles de Bienvenu en 2012, ni Murat, ni Reboul qui dans son article sur "Barbare" témoigne adhérer à la thèse de Murat d'une position conclusive de ce poème sur le feuillet paginé 24. Murphy ne publiera sans doute jamais les très attendus volumes II et III de son édition philologique des œuvres complètes de Rimbaud chez Champion, sachant que le tome I appellerait plusieurs corrections. Quant à Michel Murat, il a déjà proposé une version remaniée de son livre de 2003 L'Art de Rimbaud, sans remettre en cause ses prises de position de 2003 sur le statut de recueil organisé des Illuminations. Il adresse une fin de non-recevoir aux articles de 2012 de Bienvenu dans une simple note au bas de la page 204 où il ne fait que botter en touche sur un point secondaire de l'article de Bienvenu. La suite de l'article n'est pas du tout mentionnée par Murat, ce qui est assez désinvolte.
Les éditions courantes de Rimbaud ont des notices et des annotations anciennes par des rimbaldiens d'une autre époque : Pierre Brunel au Livre de poche en 1999, Jean-Luc Steinmetz chez Garnier-Flammarion depuis 1989 environ (le texte n'ayant pas véritablement changé lors d'un remaniement récent en un seul volume), Louis Forestier depuis des lustres avec une participation à plusieurs collections à son actif : Bouquins chez Robert Lafont, Poésie Gallimard et Folio classique. Sur le net, le site d'Alain Bardel est le principal relais de la critique universitaire récente sur Rimbaud. Si Alain Bardel ne cite pas la contestation franche de la thèse de Murphy dans un important dossier sur la pagination, on se retrouve face à deux incidences problématiques. Premier point : les lecteurs devront attendre encore plusieurs années avant que d'autres personnes que Guyaux publient des annotations contestant la pagination de Murphy, cela pourrait venir d'Olivier Bivort, d'Henri Scepi, etc., je n'en sais rien et je ne connais pas leurs avis respectifs, mais un truc aussi important pour moi ne peut pas passer sous le tapis. Nous sommes dans une période de transition plus ou moins longue avant l'émergence de nouveaux meneurs dans le domaine des éditions commentées des œuvres de Rimbaud. Second point : il y a un effet indésirable, c'est qu'un article de réfutation vieillit sans susciter de réactions. C'est très dangereux, car cela donne l'impression, ici à tort, que la contestation n'est pas assise sur des bases solides, mais cela nuit encore plus gravement au rimbaldisme. C'est comme sur "Voyelles" on banalise sur le tard les progrès au sein de la recherche universitaire en les assimilant à un ventre mou d'idées anciennes qui n'expliquent pas grand-chose, alors qu'elles apportent d'importantes lumières, et on se retrouve à discuter d'égal à égal avec des gens farfelus du genre de Cosme Olvera. Un tel pense que, un tel pense que, on fait un sac de nœuds, et moi je pense que ou je pense pas... Ce n'est pas une vie culturelle saine qui se profile à l'horizon.
Bref, une partie des transcriptions en ce qui concerne la seule pagination n'est pas de Rimbaud.
J'ai subtilement pris soin de distinguer le repassage des pages 1-9 et le cas des deux feuillets 12 et 18.
Or, du coup, l'argument massue de Bienvenu, ce n'est pas sur le chiffre 7, mais sur le chiffre 8 du feuillet paginé 18. Or, dans la seconde partie de son article, Bienvenu a montré que le 8 non plus n'était pas rimbaldien, puisque le mouvement de la main pour former les deux boucles d'un 8 se fait sur ce feuillet à l'envers de tout ce qu'a toujours fait Rimbaud. Et là, cette fois, la contestation est beaucoup plus frontale. Le 8 n'en repasse pas un autre au crayon et la thèse de Murphy est exclusivement tributaire de l'affirmation que ce 8 soit de la main de Rimbaud. Je veux bien jouer au grand seigneur et amuser la galerie en suggérant que ce 8 peut venir de la main de Nouveau qui l'aurait transcrit en présence de Rimbaud et à sa demande, mais je pense que tout le monde commence à comprendre que cette histoire de pagination de la main de Rimbaud ne tourne pas rond.
Maintenant, pour établir que la pagination n'est pas de Rimbaud, il faut utiliser plusieurs arguments contraignants et convergents. Il faut donc lire les deux articles de 2012 de Bienvenu, et il faut aussi bien exposer pourquoi l'argument que j'ai soumis des quatre convergences a une importance capitale dans la démonstration d'ensemble. Il faut aussi longuement parler des chiffres romains et de certains titres "Veillée", "Veillées", "Villes" notamment, avec la mention allographe "Veillées" sur le manuscrit de "Jeunesse".
Enfin, pour faire barrage à la réfutation de Bienvenu, Murat et Bardel font remarquer que Fénéon n'est pas forcément l'éditeur des Illuminations dans les numéros de la revue La Vogue, il pourrait n'avoir organisé que la seule édition en plaquette. Mais, il suffit de conserver l'argumentation de Bienvenu sans mettre de nom sur la ou les personnes qui ont paginé les manuscrits pour l'édition dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. Ce qui est déjà établi, c'est que la pagination n'est pas de Rimbaud, mais des préparateurs ayant travaillé sur les manuscrits en vue de la publication dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. De ce point de vue-là, le débat est définitivement tranché. Savoir si c'est de la main de Fénéon, c'est accessoire.
Enfin, je reviendrai aussi sur l'idée que les poèmes en prose aient été recopiés avec Germain Nouveau non en avril-mai 1874 à Londres, ni à la fin de 1873 en France, car ce point de vue était tout autant défendable, mais au début de 1875 à Charleville. Cela modifie les perspectives et je suis convaincu par la nouvelle mise au point de Bienvenu sur le sujet. Par exemple, je trouvais invraisemblable que la critique rimbaldienne admette passivement que la plupart des Illuminations aient été composées entre septembre 1873 et juin 1874 avec autant de textes sur l'Angleterre, alors que Rimbaud n'y était quasi jamais. Je continue de penser que maintes proses furent écrites en présence de Verlaine avant Une saison en enfer, mais cette fois on a un cadre qui enfin peut légitimer l'idée d'un débat plus compliqué sur la datation des Illuminations, ce qui n'en déplaise à Murphy, Reboul et bien des rimbaldiens n'était pas le cas auparavant dans le cadre étroit d'une production partiellement et négligemment mise au propre en juin, sinon mai 1874.
Enfin, sur la pagination des manuscrits, il est piquant de constater l'importance qui lui est conférée, alors que les rimbaldiens n'en ont rien fait du tout pour avancer dans la compréhension. C'est pour cela que ma lecture de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" est un véritable pied-de-nez. Je montre qu'avant de voir du sens dans une distribution non avérée il faudrait déjà s'intéresser aux suites avérées. En effet, la plupart des lecteurs sont convaincus qu'il est question de paradis artificiels dans "Matinée d'ivresse", mais pas pour "A une Raison". Quelques critiques ont changé d'avis. Bruno Claisse était convaincu qu'il était question d'une allusion au hachisch et il a cessé de l'être dans un second article qu'il a consacré au poème (le premier article n'a paru qu'en revue). Aujourd'hui, plus personne n'affirme l'anachronisme selon lequel Rimbaud s'inspirerait de la définition baudelairienne du Beau dans le livre posthume Fusées publié en 1887. Au-delà de l'idée d'une allusion au hachisch, les lecteurs de Rimbaud sont habitués à considérer que Rimbaud se réclame des assassins qui seraient les communeux insultés ainsi par la réaction versaillaise.
Pourtant, si j'applique la lecture suivie des proses si chère aux tenants d'une pagination rimbaldienne pour un recueil savamment organisé, je constate que la logique entre ces deux textes, c'est que le poète adhère à une ivresse qui prend fin dans "Matinée d'ivresse" et qui cède la place au "temps des assassins". Il me semble plus logique de considérer que les "assassins" sont les tenants d'une ivresse qui s'oppose au "Beau" et au "Bien" rimbaldiens. Rimbaud, tout comme les communeux, peut très bien, au lieu d'endosser le terme injurieux d'assassins, l'utiliser pour nommer ses ennemis. L'allusion au hachsich, par le biais peu évident en soi du jeu sur l'étymologie, n'est pas clairement étayée par ceux qui la soutiennent. Et enfin, dans "Barbare", Rimbaud dénonce clairement des assassins comme un groupe qu'il fuit ("loin des anciens assassins") et jusqu'à plus ample informé dans l'expression "vieilles fanfares d'héroïsme" le mot "fanfares" sert à fustiger l'esprit cocardier des bonapartistes, comme peut suffire à l'attester la lecture du livre La Commune de Louise Michel par exemple. Or, si j'ignore l'avis de Murphy sur "barbare", plusieurs tenants de la pagination rimbaldienne des Illuminations (Claisse, Reboul, Murat, Bardel, etc.), loin de prendre en considération le fait que "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" se suivent sur un feuillet manuscrit, loin de considérer la logique de succession chronologique de la nouvelle harmonie et du temps des assassins, loin de considérer les connotations communalistes du mot "fanfares", soutiennent que Rimbaud se reproche d'avoir fait partie des "anciens assassins" dans "Barbare" et cela va jusqu'à l'idée, pour moi hautement improbable, que Rimbaud a voulu qu'on lise d'abord "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" pour qu'on constate comment il les récuse ensuite en composant "Barbare", poème qui vient plus loin dans le recueil, qui passe du coup pour avoir été composé plus tard, raisonnement que je me garderai bien de partager. Mais si Rimbaud a récusé "Matinée d'ivresse", pourquoi a-t-il conservé ce poème ? Il aurait uniquement cédé à la vanité de le trouver joli, bien écrit ! Ce recueil ne serait qu'un témoignage, moins poétique que documentaire, de son évolution de pensée. Les proses vous donnent-elles le sentiment que "Solde" ou "Génie" viennent après que "Barbare" ait récusé les discours de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse"? J'attends les justifications de pied ferme. Face à la théorie d'un recueil aux poèmes clairement distribués dans cet ordre pour montrer une pensée qui révise progressivement la parole qu'elle délivre, je considère qu'il reste à prouver que les proses se contredisent entre elles et que la succession des textes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" fragilise considérablement les lectures consensuelles de "Matinée d'ivresse" et "Barbare". Mon effort pour donner du sens à la succession avérée de deux proses sur les feuillets manuscrits sera-t-il apprécié par les tenants de la pagination rimbaldienne ? Tout m'invite à penser que non.
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