mardi 9 avril 2019

Quelques points à partir desquels l'approche des poèmes de 1870 peut être renouvelée

Rimbaud a remis un total de vingt-deux poèmes manuscrits au poète douaisien Paul Demeny en septembre-octobre 1870. Il a d'ailleurs offert quelques autres versions de quelques-uns de ces mêmes poèmes au poète Banville et au professeur Izambard. Il a également remis à ce dernier le texte d'une nouvelle intitulée Un cœur sous une soutane qui contient des vers et, en 1870, sans parler des parutions de travaux scolaires primés dans des bulletins académiques, trois œuvres de Rimbaud ont été publiées dans une revue ou un journal : "Les Étrennes des orphelins" (par exception, une composition de la fin  de l'année 1869), "Trois baisers" et un récit en prose "Le Rêve de Bismarck". En tout cas, il s'agit de ce qui nous est parvenu.
Je ne vais traiter ici que des vingt-deux poèmes remis à Demeny et du récit en prose "Le Rêve de Bismarck".
I. Les manuscrits remis à Demeny le furent-ils en septembre et octobre ou seulement en octobre 1870 ?
Les vingt-deux poèmes remis à Demeny ne forment ni un cahier, ni deux, ni un recueil paginé ou non paginé Il n'existe aucun témoignage permettant de prétendre que Rimbaud a voulu que Demeny prenne en charge l'édition en recueil de ces vingt-deux poèmes. En clair, parler de volonté de publier cet ensemble, parler d'un manuscrit pour ces feuilles volantes, de cahier et a minima de recueil, est illégitime.
Demeny n'a bien sûr hérité que d'un portefeuille de poèmes, ensemble volatil traité comme tel dans la lettre du dix juin 1871 où Rimbaud demande à Demeny de brûler les vers qu'il lui avait alors remis. Rimbaud songe bien évidemment à être publié, il espère que chacune de ses œuvres fera l'objet d'une publication. Là n'est pas le problème. En revanche, il devient de plus en plus scandaleux que la tradition de présenter cette liasse manuscrite en tant que recueil continue de s'imposer au moyen d'arguments spécieux. Sur un feuillet manuscrit, Rimbaud émet clairement l'idée que Demeny ne cherchera même pas à lui écrire, voilà qui prouve clairement qu'il n'y a aucune démarche éditoriale engagée derrière ces dons manuscrits...
Toutefois, il y a une petite énigme intéressante à soulever au sujet de la constitution de cette masse manuscrite. L'encre, les pliures, le papier utilisé, la proximité à Douai des résidences de Rimbaud et Demeny, tout invite à penser que les poèmes ont été remis au fur et à mesure au prétendu compère douaisien, par petits groupes de feuillets successifs. Il n'y a même pas deux ensembles permettant d'opposer sept sonnets datés d'octobre 1870 aux autres manuscrits, car le reste peut lui-même se fragmenter en plus petits ensembles.
Or, Rimbaud a fait deux séjours à Douai. La première fois, il s'agit d'un séjour imprévu. En pleine guerre, quand la situation tourne mal, mais alors que la débâcle n'est pas pleinement prévisible, Rimbaud fugue, se rend à Paris, soit pour manifester son hostilité au régime impérial, soit pour rejoindre les milieux littéraires et rencontrer Verlaine, et il se fait arrêter à sa descente du train pour ne pas avoir payé son billet. Emprisonné à Mazas, il sollicite l'aide de son professeur Izambard et, à cause des événements, sa mère et Izambard s'accordent pour que Rimbaud rejoigne ce dernier chez ses tantes à Douai. Si Rimbaud a commencé à remettre à Demeny des compositions personnelles en septembre 1870, ou il ne lui a remis que de nouvelles compositions, par exemple "Les Effarés" et "Roman" datés sur les transcriptions respectivement du 20 et du 29 septembre 1870, ou il lui a remis des copies de créations plus anciennes parce qu'il avait fugué avec tout un paquet de manuscrits qui lui furent rendus après sa sortie de prison. Nous ignorons et l'importance de la fugue et le but de l'expédition quand Rimbaud quitte Charleville pour se rendre à Paris. Ses manuscrits n'auraient pas été très en sécurité en étant demeurés dans la maison familiale à la merci des réactions maternelles. Je n'ai pas la réponse, mais je trouve important de se poser la question. Car l'énigme est la suivante : Rimbaud a-t-il remis les manuscrits au fur et à mesure d'un seul séjour à Douai ou au fur et à mesure de deux séjours ? La lettre à Demeny du 10 juin 1871 parle d'un unique séjour pour la transmission des vers, alors qu'il y a une réalité de deux séjours douaisiens rapprochés dans le temps.
Or, dans ce débat, il y a trois éléments importants : deux bien connus, l'autre non. Le premier élément important, c'est que plusieurs poèmes sont datés d'octobre 1870 et n'ont donc pu être remis à Demeny lors du premier séjour, ce qu'accentue le contenu de certains poèmes quand Rimbaud évoque bien le cas de la seconde fugue avec passage par la ville de Charleroi. "Rêvé pour l'hiver" est daté du "7 octobre, "Le Dormeur du Val", "Le Buffet", "Au Cabaret-vert, cinq heures du soir", "La Maline" et "L’Éclatante victoire de Sarrebruck" sont datés d'octobre 1870. Par l'encre et le papier utilisés, dans une moindre mesure par l'allusion au passé de "bons soirs de septembre", le sonnet "Ma Bohême" rejoint cet ensemble. En revanche, "Les Effarés" et "Roman" peuvent avoir été remis lors du séjour de septembre, mais sans exclure qu'ils aient été finalement remis dans des transcriptions soignées définitives lors du second séjour. Par exemple, le poème "Roman" semble dater de l'extrême fin du premier séjour douaisien, puisqu'il est daté du 29 septembre 1870. Ceci dit, nous pourrions émettre aussi une tout autre hypothèse : "Les Effarés" et "Roman" auraient été les deux seuls poèmes remis à Demeny en septembre 1870, et ce ne serait que lors du second séjour à Douai, à la fin d'un parcours pour devenir journaliste jalonné de déconvenues, que Rimbaud aurait amené sa liasse de compositions personnelles et qu'il aurait enfin recopié ses anciennes créations pour Demeny.
Le deuxième élément important, c'est que Rimbaud a griffonné un mot au crayon sur un feuillet manuscrit de la fin de transcription du poème "Soleil et Chair". Le jeune carolopolitain fait ses adieux par écrit, Demeny ne se trouvant pas chez lui. Toutefois, Rimbaud ignorait le futur aboutissement de sa seconde fugue, même s'il devait déjà la méditer, et il a donc pu formuler de tels adieux autant à la fin du premier séjour douaisien en septembre qu'à la fin du second séjour en octobre. Le mot "sauf conduit" mérite une certaine attention. L'idée couramment admise, c'est que ce "sauf conduit" fait allusion à la fin du premier séjour douaisien. Rimbaud a été arrêté pour ne pas avoir payé son billet et envoyé en prison à Mazas. C'est suite à cet incident qu'Izambard a payé une caution pour que Rimbaud soit libéré et le rejoigne à Douai. Mais Arthur est un enfant mineur que, malgré la guerre environnante, sa mère attend encore au foyer. Cette mère a envoyé un courrier à Izambard daté du 24 septembre où elle rappelle qu'elle exige depuis le 17 que Rimbaud ne reste pas un jour de plus à Douai et revienne immédiatement. Ceci entre en conflit avec la date au bas du manuscrit de "Roman", poème qui évoque clairement un cadre douaisien pourtant. Les rimbaldiens sont convaincus sans preuves qu'Izambard n'a pas attendu le 29 septembre pour revenir à Charleville avec Rimbaud. Mais, en tout cas, il a raccompagné Rimbhaud quelques jours après cette lettre d'une mère qui commençait à menacer le professeur lui-même : "comment un telle folie a-t-elle pu venir à son esprit ? Quelqu'un l'y aurait-il soufflée ?" Cette parle également d'un "mandat" qui a été refusé à madame Rimbaud au bureau de poste, "la ligne n'étant pas ouverte jusqu'à Douai". Si je comprends bien, Rimbaud a été libéré à Mazas et a quitté les alentours de la capitale non accompagné par les forces de l'ordre. On lui a fait confiance pour qu'il se rende en train à Douai auprès du professeur Izambard. Ce qu'il faudrait déterminer, c'est si la situation s'est suffisamment tendue ensuite pour que Rimbaud ait besoin d'un sauf-conduit pour effectuer le trajet de Douai à Charleville. Ou bien ce sauf-conduit serait-il lié à la situation de guerre du pays ? Selon le poème "Rêvé pour l'hiver", Rimbaud a effectué, le 7 octobre, un trajet en train, au cours de sa seconde fugue et il n'avait pas de sauf-conduit à ce moment-là. En revanche, pour la deuxième fugue, il faut considérer que la patience de la mère est poussée dans de nouveaux retranchements. Cette seconde fugue a duré un certain temps et elle est aggravée par le fait que, pendant un certain temps, madame Rimbaud ne sait même pas où est son fils. En effet, la première fugue fut en elle-même assez courte, puisque c'est l'arrestation qui y a mis un terme. Une fois informée, madame Rimbaud a attendu près d'un mois le retour de son fils, mais elle savait qu'il avait été en prison, qu'il avait été libéré et qu'il logeait à Douai sous la surveillance d'un professeur et de quelques autres adultes. Les incertitudes furent plus importantes pour la mère lors de la seconde fugue et le nouveau retrait à Douai a achevé de discréditer Demeny et Izambard, même si ce dernier, non responsable de la fugue, s'est démené pour retrouver la piste du roi de l'escapade, j'allais dire de l'évasion. Or, cette fois, ce sont les gendarmes qui ont reconduit Arthur à Charleville et l'ont remis à sa mère. Le trajet n'a pas été tout à fait direct, car dans sa lettre à Izambard du 2 novembre 1870 Rimbaud dit qu'il est "rentré à Charleville un jour après [l']avoir quitté". Donc, ce retour a eu lieu à la fin du mois d'octobre, un peu avant le 2 novembre, et il y a eu une nuit où les gendarmes et Rimbaud ont logé quelque part. Le "sauf conduit" dont parle Rimbaud aurait-il été nécessaire, malgré l'encadrement par les gendarmes ? C'est une importante question à poser, sachant que je ne suis pas spécialiste de ce genre de formalités juridiques.
Enfin, il y a un dernier point peu connu, mais soulevé par Marc Ascione dans l'édition du centenaire des œuvres de Rimbaud dirigée par Alain Borer. Dans le poème "Rages de Césars", la pointe du dernier vers joue sur une lecture anglaise du nom "Saint-Cloud" qui se mêle à une évocation de "cigare en feu". Ce sonnet fait état de la captivité de Napoléon III à Wilhelmshohe après la défaite de Sedan. Il s'agit d'une composition qui peut avoir été faite à Douai même. Mais citons les deux derniers vers. L'Empereur songe au "Compère en lunette" qui se lança dans la guerre le cœur léger :
- Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
C'est dans le château de Saint-Cloud qu'eut lieu le coup d'état du 18 brumaire avec le passage du Directoire au Consulat. Ce château devint la résidence favorite de Napoléon Premier et c'est en ce lieu qu'il se fit proclamer empereur des français le 18 mai 1804. Napoléon III a choisi Saint-Cloud pour son sacre impérial le premier décembre 1852, puis il en a fait la résidence de la Cour au printemps et en automne de chaque année. Enfin, le 28 juillet 1870, c'est de ce château que Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse. On comprend ainsi le sel de l'expression "soirs de Saint-Cloud", mais le jeu de mots entre "Saint-Cloud" et "fin nuage bleu" implique encore que tout cela part en fumée, et ce "fin nuage bleu" est celui d'un "cigare en feu", ce qui a fait dire à Ascione que la pointe du sonnet était une allusion à l'incendie du château de Saint-Cloud qui a été bombardé par les Prussiens le 13 octobre et qui a du coup été détruit par un incendie, à cause du siège de Paris. Les ruines du palais furent rasées en 1892 et seul le vaste parc a subsisté. Ceci invite à penser que, finalement, Rimbaud ne s'est rendu à Douai avec tous ses manuscrits que lors du séjour d'octobre, qu'il n'a remis, bien qu'au fur et à mesure, des copies de ses poèmes qu'en octobre à Demeny, à l'exception éventuelle des copies distinctes des "Effarés" et de "Roman". Enfin, il n'y aurait pas que la suite de sept sonnets "Le Dormeur du Val", "Ma Bohême" (celui-ci non daté), "Rêvé pour l'hiver", "Au Cabaret-vert, cinq heures du soir", "La Maline", "Le Buffet" et "L’Éclatante victoire de Sarrebruck" qui seraient des compositions d'octobre 1870, mais il faudrait y ajouter au moins un autre sonnet "Rages de Césars". Le débat est alors ouvert pour les quatre poèmes suivants "Bal des pendus", "Le Mal", "Le Châtiment de Tartufe" et même le sonnet sans titre daté de l'incarcération à Mazas qu'Izambard prétend un remaniement d'une version antérieure : "Morts de Quatre-vingt-douze..."
L'importance de cette allusion possible à l'incendie du château de Saint-Cloud, le 13 octobre 1870, ne peut pas être éludée, elle remet en cause un consensus traditionnel sur la transmission des manuscrits au cours de deux séjours et non d'un seul auquel nous avions souscrit en argumentant différemment au sujet du sauf-conduit dans notre article sur la légende du "Recueil Demeny" qui demeure, malgré tout important, pour le reste de son argumentation.


Au passage, nous corrigeons l'orthographe du nom de ville Sarrebruck. la faute d'orthographe "Sarrebrück" est attestée dans la presse d'époque, notamment dans les articles de la revue Le Monde illustré. Rimbaud adopte l'orthographe erronée à accent circonflexe "choucroûte" dans le récit "Le Rêve de Bismarck". Il s'agit tout simplement de deux erreurs similaires d'orthographe.

II. Rimbaud a-t-il lu le recueil de Verlaine La Bonne chanson autour du mois de septembre 1870 ?

Le 25 août 1870, Rimbaud écrit une lettre accompagnée d'un poème à son professeur Georges Izambard où il parle de sa découverte enthousiaste de la poésie de Paul Verlaine. Rimbaud dit qu'il a entre les mains un volume des Fêtes galantes. Puis, Rimbaud enchaîne de la sorte :

[...] - Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson, un petit volume de vers du même poète : ça vient de paraître chez Lemerre; je ne l'ai pas lu: rien n'arrive ici; mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien ; [...]
L'achevé d'imprimer du recueil La Bonne Chanson date du 12 juin 1870 et le volume avait été signalé à l'attention dans la presse littéraire par Banville, le 18 juillet, dans Le National et par une annonce du 30 juillet dans la revue La Charge où Rimbaud a publié son poème Trois baisers un peu après, dans un numéro du 13 août. Le problème, c'est que le climat politique s'est soudainement obscurci en juillet et le 28 juillet la France a déclaré la guerre à la Prusse, ce qui veut dire que le stock de volumes imprimés est demeuré pour l'essentiel dans les cartons et il n'a été mis en vente qu'après la guerre. Toutefois, dans la mesure où Rimbaud déclare ne pas avoir lu ce volume, nous pourrions considérer comme inutile de chercher à préciser ce point : si oui ou non quelques volumes ont circulé et même ont été mis en vente dans certaines librairies ? Rappelons que Rimbaud fréquente déjà à cette époque même un ami de Verlaine à Charleville, un certain Bretagne. Qui plus est, Rimbaud a publié son poème "Trois baisers" dans la revue La Charge où l'annonce au sujet de La Bonne Chanson parle aussi de Verlaine comme d'une connaissance personnelle : "Nous recommandons vivement à nos lecteurs un charmant volume de poésies intitulée La Bonne Chanson (éditeur Alphonse Lemerre, 47, passage Choiseul), de notre ami Paul Verlaine." Qui est cet annonceur dans la revue La Charge ? Il n'a décidément pas retenu assez l'attention. En tout cas, si Rimbaud dit que rien n'arrive à Charleville et qu'il n'a pas lu ce volume faute de l'avoir déniché quelque part, le 25 août. L'énigme est posée pour la suite. Certes, nous savons, notamment par la correspondance de Verlaine, que la distribution de La Bonne Chanson n'a été réelle qu'après la guerre, mais il reste des zones d'ombres. Est-ce qu'aucun volume n'a été mis en vente ? L'annonce de la revue La Charge livre l'adresse de l'éditeur. L'annonce était-elle prématurée ? Faut-il croire que les gens qui se rendaient à la boutique du passage Choiseul repartaient déçus sans avoir pu acquérir un exemplaire ? Pouvait-on commander l'ouvrage à cette adresse ? C'est déjà un sujet à refermer, qui ne l'est pas en ma connaissance de l'état actuel des recherches rimbaldiennes. Rimbaud a pu se rendre au passage Choiseul après avoir été libéré de la prison de Mazas, il aurait alors abusivement usé de l'argent à sa disposition. Rimbaud a pu rencontrer une personne privilégiée qui possédait le recueil, éventuellement Charles Bretagne. Mais je vais essayer de montrer pourquoi ce sujet est si important.
La lettre du 25 août 1870 était accompagnée d'un poème, la version manuscrite de "Ce qui retient Nina" selon Murphy. Dans l'absolu, les autres candidats seraient "A la Musique", mais c'est fort peu probable vu qu'Izambard date ce poème de juin selon ses souvenirs, "Vénus Anadyomène", mais ce sonnet ne cadre pas avec l'idée d'une création chantante au soleil décrite dans la lettre, et enfin "Comédie en trois baisers" lui-même qui, du coup, n'aurait jamais été corrigé par le professeur Izambard avant sa publication qui eut lieu douze jours avant l'envoi de la lettre dont nous traitons.
Et notre problème, c'est que nous avons des éléments qui nous invitent à rapprocher "Ce qui retient Nina" et sa version remaniée "Les Reparties de Nina", ainsi que le sonnet "Rêvé pour l'hiver" du recueil La Bonne Chanson.
Quand un poète recourt à une forme versifiée inhabituelle, nous pouvons effectuer des rapprochements riches de signification. Les quatrains de "Ce qui retient Nina" et ceux de "Mes petites amoureuses" sont sur le patron de la "Chanson de Fortunio" : alternance d'octosyllabes et de tétrasyllabes avec des rimes croisées ABAB. Le nom "Nina" se comprend également comme une référence à Musset qui célèbre ses amours imaginaires pour une Ninon. De son côté, le sonnet "Rêvé pour l'hiver" offre lui aussi un cas rare d'alternance entre des vers qui n'ont pas tous la même mesure. Les quatrains aux rimes croisées offre une alternance entre des alexandrins et des vers plus courts. Dans le premier quatrain, les vers courts sont de six syllabes, dans le second, ils sont de huit syllabes. Il va de soi que les quatrains de "Rêvé pour l'hiver" font écho au poème "Ce qui retient Nina". Il y a un lien évident entre ces deux poèmes, l'un évoquant un dialogue avec une réticente Nina qui s'exprime peu, l'autre étant une galanterie à quatorze vers dédiée à une imaginaire inconnue : "à xxx Elle." Cette adorée formule même une réplique minimale autant que Nina, puisque le poète lui attribue en imagination toujours le propos rapporté suivant : "Cherche!" Toutefois, ce qui rend évident le lien entre les deux poèmes, c'est que l'attaque de "Rêvé pour l'hiver" : "L'hiver, nous irons..." est un réemploi du tour verbal, cette fois au conditionnel à la rime du deuxième vers des "Reparties de Nina" : "nous irions, / [...]". Et il conviendrait d'effectuer d'ultimes rapprochements avec le "Je m'en allais..." du sonnet "Ma Bohême" et le "j'irai" de "Sensation".
Cependant, dans les tercets, la distribution des rimes que le poète a voulu suivre de près l'a invité à renoncer à poursuivre l'alternance vers à vers, ce que Baudelaire a pourtant pratiqué dans son sonnet "La Musique" des Fleurs du Mal. Rimbaud a préféré souligner la liaison de rime entre tercets. Les tercets sont en alexandrins, mais les vers 11 et 14 sont des vers courts de six syllabes. Ce mode de distribution est rare dans un sonnet, et si nous serions en peine d'en citer plusieurs autres exemples nous pouvons au moins citer le cas du sonnet "Au Désir" du recueil Les Epreuves de Sully Prudhomme que Rimbaud a justement cité comme relecture avec mépris dans sa lettre à Izambard du 25 août 1870.
Il va de soi que Musset est le modèle important pour analyser la visée de sens du poème "Les Reparties de Nina". Cependant, Rimbaud sait sans doute que le recueil La Bonne Chanson réunit des poèmes qui appartiennent au genre de l'épithalame, puisque Verlaine va se marier et que ce recueil orchestre au plan littéraire la déclaration et la demande en mariage. Or, le 13 août, Rimbaud a fait publier dans la revue La Charge qui recommandait le prochain recueil de Verlaine à ses lecteurs un poème érotique "Trois baisers". Puis, voilà que s'accumulent des compositions où il est question de femme aimée : "Ce qui retient Nina", "Roman", "Rêvé pour l'hiver". Il paraît que Rimbaud pratique l'autodérision dans le poème "Roman", ce qui ne me paraît pas évident, puisqu'il assimile au contraire le lecteur au mauvais amoureux au moyen du vouvoiement. Mais, ce qui me frappe, c'est les résonances de "Ce qui retient Nina" et "Rêvé pour l'hiver" avec certains poèmes du bref ensemble de vingt-et-une pièces qu'est La Bonne Chanson.
Mêler la pensée pour une femme à un voyage en train offrant un paysage un peu inquiétant et agité est sans doute encore assez rare en 1870. Ce cas rare concerne tout de même "Rêvé pour l'hiver" et le poème VII du recueil conjugal de Verlaine, et le premier vers de chacun de ces deux poèmes a une césure audacieuse après la préposition "dans".

Le paysage dans + le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.

Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette.-

- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon cœur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rhythme du wagon + brutal, suavement.
Dans "Rêvé pour l'hiver", nous retrouvons l'intérieur d'un "wagon", le mot "wagon" est lui-même employé et nous pouvons nous demander comment le prononçait Rimbaud : "oigon" ou "vagon". La préposition "dans" est donc bien à la césure du premier vers, mais l'image est différente, puisque Verlaine délimite le cadre dans lequel il voit ce qu'il se passe à l'extérieur, tandis que Rimbaud revendique le refuge de la cabine face à l'hiver.

L'hiver, nous irons dans + un petit wagon rose
              Avec des coussins bleus.
Les mentions de couleur à la rime ont l'air d'un persiflage. Qu'il suffise de songer au sonnet contemporain "L’Éclatante victoire de Sarrebruck" avec une "apothéose /Bleue et jaune" d'un Empereur, depuis déchu, qui "voit tout en rose". L'audace à la césure du premier vers mise à part, le rapprochement pourrait sembler anodin, ne véhiculer qu'une vague coïncidence du sujet, mais le second quatrain de Rimbaud parle d'un défilement inquiétant "par la glace" dont il convient de détourner le regard. Les "ombres des soirs" qui grimacent, ou les "monstruosités hargneuses", populace / De démons noirs et de loups noirs" ont tout de même elles aussi à voir avec les cris et hurlements du poème de Verlaine, avec les "géants qu'on fouette" et le passage de la "chouette", oiseau réputé nocturne. La différence, c'est que les monstruosités chez Verlaine sont engendrées par le train lui-même, puisque c'est lui qui est à l'origine de ces bruits. Mais le paysage lui-même "Court furieusement" avec une sensation de gouffre infernal, de chute des poteaux du télégraphe, avec un sentiment de "tourbillon cruel". Il faut dire qu'à l'époque cette ironie sur les voyages en train est un lieu commun. Le train a d'abord rebuté les poètes : voyez Vigny avec "La Maison du berger". Verlaine et Rimbaud font partie des poètes de la transition en ce qui concerne la poésie des voyages en train. Blaise Cendrars et Valéri Larbaud viendront plus tard.
Permettez-moi un dernier rapprochement suggestif. Le poème "Rêvé pour l'hiver" débute précisément par la mention de saison "L'hiver" et la comédie érotique dans un confortable intérieur de wagon consiste à remédier à l'hiver, saison qui n'est encore qu'à venir à la date du 7 octobre 1870 inscrite au bas de la version manuscrite connue du sonnet. Or, le mariage de Verlaine a lieu au cours de l'été et le dernier poème de La Bonne Chanson, d'une manière évidemment symbolique, commence par cette assertion : "L'hiver a cessé [...]" Et s'il est question chez Rimbaud de coupler par la répétition d'un adjectif "démons noirs" et "loups noirs" dans un même vers, Verlaine pratique lui les répétitions enivrantes et primesautières dans ce poème final XXI de son recueil : "Ainsi qu'une flamme entoure une flamme, / Met de l'idéal sur mon idéal." Le poème XX, l'avant-dernier de La Bonne Chanson, débute pour sa part par la formule "J'allais", tour verbal affectionné par Rimbaud dès le poème "Sensation", mais qui concerne "Ce qui retient Nina", "Rêvé pour l'hiver" et "Ma Bohême" en particulier. Verlaine écrit : "J'allais par des chemins perfides, / [...]". Il a trouvé sa lumière et son guide. La future épouse n'a pas dit : "Cherche!" en façon de jeu érotique, mais "Marche encore !"
Puisque nous savons que "Rêvé pour l'hiver" est une composition qui a un peu profité du rebondissement de l'inspiration de Rimbaud après la composition de "Ce qui retient Nina", intéressons-nous maintenant aux rapprochements possibles de cette précédente pièce avec le recueil d'épithalames de Verlaine.
Le poème "Les Reparties de Nina" s'inspire à l'évidence de pièces de Musset, mais il n'en sera pas question ici. Il faut aussi le rapprocher de maintes autres pièces de Rimbaud. Il fait écho à la pièce scolaire en vers français "Invocation à Vénus", traduction d'un extrait du De rerum Natura de Lucrèce et plagiat d'une traduction en vers de Sully Prudhomme, il fait écho à "Sensation", à "Credo in unam", etc. Les deux premiers quatrains des "Reparties de Nina" impose un rapprochement avec "Le Dormeur du Val", puisque nous avons la bouffée d'air prise par la narine, les rayons du matin "bleu" qui "baigne" les amoureux se promenant dans un bois "frissonnant", quand dans le célèbre sonnet nous avons un corps endormi "la nuque baignant dans le frais cresson" et ce vers 12 : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine". Plus loin dans le poème sur Nina, il sera question de "parfums forts" qu'on "sent toute une lieue" comme il est dit familièrement par le poète. Un argument important de la poésie lyrique de cette déclaration à Nina, c'est la reprise de la métaphore de vie de "Credo in unam" quand le poète assimile la sève au sang et le végétal à une forme de chair. Tout cela est clairement mis en place à nouveau dans les premiers quatrains des "Reparties de Nina" : "tout le bois frissonnant saigne / Muet d'amour", "De chque branche, gouttes vertes, / Des bourgeons clairs, / On sent dans les choses ouvertes / Frémir des chairs[.]" Rimbaud a rebaptisé "Credo in unam" en "Soleil et Chair" dans une nouvelle version et l'expression "chair de fleur" apparaît au détour d'un quatrain des "Reparties de Nina". Sève ou sang, le désir de vie est assimilé à l'ivresse et à l'amour. Rimbaud n'y va pas par quatre chemins pour le signifier, il répète les termes "amour", "amoureuse" et "ivre" ou déploie le champ lexical de l'ivresse : "vin", "ivresse", "ivre", "boirais", etc. Bien avant de composer "Tête de faune", il associe l'idée à la puissance du rire. Tout au long du poème, le locuteur amoureux invite Nina à découvrir le rire : "Ton rire fou", "Riant à moi, brutal d'ivresse," "Riant au vent vif", "Riant surtout [...] A ton amant !..." Il y a une vraie scansion, un martèlement de l'idée sur quatre quatrains consécutifs. Et l'avant-dernier quatrain des "Reparties de Nina" est ponctué par un vers où le verbe "rire" est conjugué : "[...] la vitre cachée, / Qui rit là-bas..." Le message ne sera pas compris de Nina avec sa réplique finale qui vaut raillerie. Difficile de juger le poème "Les Reparties de Nina", les brillantes inventions côtoient certaines facilités complaisantes. La pointe semble railler l'amoureux et son idéalisme, mais, néanmoins, le discours de cet amoureux est très rimbaldien, nourri qu'il est de l'idée du poème "Soleil et Chair" et d'un appel au "rire" où la "langue franche" a sa place. C'est un poème beaucoup plus difficile à évaluer qu'il n'y paraît de prime abord. Remarquons que son vers initial repris à l'identique en tête d'un autre quatrain : "Ta poitrine sur ma poitrine," s'il a quelque chose d'incongru dans un contexte de promenade en couple, quoique cela signifie le fait de se serrer l'un à l'autre, fait quelque peu écho à l'image plus convenable d'amoureux qui se tiennent la main dans la main, et cette expression moins licencieuse affleure sous la plume de Verlaine dans le poème XVII de La Bonne Chanson: "Et la main dans la main, avec l'âme enfantine / [...]"
Or, d'autres échos diffus m'intéressent. Verlaine joue avec infiniment de grâce sur les répétitions de mots dans un même vers : "Et la main dans la main", "Ainsi qu'une flamme entoure une flamme," "Met de l'idéal sur mon idéal", "et l'âme / Que son âme depuis toujours pleure et réclame", "Plongé dans ce bonheur suprême / De me dire encore et toujours, / En dépit des mornes retours, / Que je vous aime, que je t'aime !" Rimbaud joue quelque peu avec les répétitions mélodiques affectées et faciles : "Vert et vermeil", "Ton groût de FRamboise et de FRaise", parfois avec un excès humoristique : "Ta poitrine sur ma poitrine".
Plus significatif encore, Verlaine module ses angoisses et ses doutes. L'expression "n'est-ce pas ?" est récurrente dans les vingt-et-une pièces de son épithalame.  Il recourt à plusieurs phrases interrogatives brèves "qui sait ?", "quelle est-elle ?", "Est-ce bien vrai?" Il se sert de l'adverbe "peut-être" et d'autres. Le poème XIII martèle l'incertitude au dernier vers : "Oh ! non ! n'est-ce pas ? n'est-ce pas que non ?" L'interrogation "N'est-ce pas ?" entame deux alexandrins du poème XVII et la seconde occurrence s'accompagne du tour verbal "nous irons" :

N'est-ce pas ? en dépit des sots et des méchants [...]

N'est-ce pas ? nous irons, gais et lents, dans la voie [...]

Ce "n'est-ce pas", Rimbaud l'emploie lui aussi à l'avant-dernier vers des "Reparties de Nina", au dernier vers attribué au discours de l'amoureux alors interrompu par l'unique réplique conclusive de Nina : "Tu viendras, n'est-ce pas, et même..." Le "je t'aime" à la rime est lui aussi employé comme début d'incertitude dans cette fin de poème : "Tu viendras, tu viendras, je t'aime !" Le doute, discrètement, pointait dès le vers 2 avec l'interjection familière "Hein ?"
Une expression plus cruelle du doute figurait même dans la première version "Ce qui retient Nina", la phrase interrogative "Comme moi ?" qui suppose que Nina a fait entendre à son amoureux que lui-même, quoique fort aimablement, l'embêtait. La construction lyrique du frêle poète incertain face à son aimée est similaire dans les deux œuvres.
Nous venions de citer le poème XVII de La Bonne Chanson. Notons que sa suite semble une source au poème "Phrases" des Illuminations :

Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir,
Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible,
Seront deux rossignols qui chantent dans le soir.

Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ? Il peut bien,
S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Unis par le plus fort et le plus cher lien,
Et d'ailleurs, possédant l'armure adamantine,
Nous sourirons à tous et n'aurons peur de rien.

[...]
C'est bien à ces vers que semble se référer la pièce en prose plus tardive qui en est un contre-modèle, une forme de repoussoir grinçant et ironique :

    Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, - en une plage pour deux enfants fidèles, - en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
    Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", et je suis à vos genoux.
     Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, - que je sois celle qui sait vous garrotter, - je vous étoufferai

    Quand nous sommes très forts, - qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous.
     Parez-vous, dansez, riez. - Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre.

    - Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.
Nous retrouvons l'isolement dans un "bois noir" d'un couple, si ce n'est que chez Verlaine ce "bois noir" est une image de l'amour lui-même. Et l'idée de rime n'est pas absente du poème en prose, puisque dans les vers en mode de terza rima de Verlaine "bois noir" rime avec "Espoir" et "soir". Or, "bois noir" est en relief au début d'un poème en prose qui se clôt par le mot "désespoir". L'espoir est plusieurs mentionné ou convoqué dans La Bonne Chanson. La "claire sympathie" fait écho au "firmament clair" et aux "jeunes soleils" du poème final du recueil d'amour consacré au mariage avec Mathilde, mais aussi au "clair jour d'été" que l'antépénultième pièce du même recueil (XIX) prévoit pour le jour de la cérémonie. Il est encore question d'un "ciel clair" au poème XII, ainsi que de "claire douceur" dans le premier poème du recueil verlainien de 1870. Le poème IV attribue l'émission de cette clarté à la femme aimée dans des termes qui font songer au poème des Illuminations "Being Beauteous" ou bien à "Beams" de Verlaine, à "Génie" des mêmes Illuminations :

Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D'une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,

Je veux, guidé par vous beaux yeux aux flammes douces,
Par toi, conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Qu que rocs et cailloux encombrent le chemin ;

Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
Sans violence, sans remords et sans envie :
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

[...]
Le poème "Phrases" avec le refus d'envoyer l'Amour par la fenêtre fait écho au poème XVII de La Bonne Chanson et l'idée d'identifier les "méchants" au couple lui-même inverse la logique de Verlaine qui dénonce les sots et les méchants dans les poèmes IV et XVII que nous venons de partiellement citer de La Bonne Chanson.
Verlaine nous semble avoir répliqué au poème "Phrases dans un poème en vers tardif. Il fait en tout cas écho à cette pièce de La Bonne Chanson dans la pièce XIII des Épigrammes :

Quand nous irons, si je dois encor la voir,
    Dans l'obscurité du bois noir,

Quand nous serons ivres d'air et de lumière
    Au bord de la claire rivière,

Quand nous serons d'un moment dépaysés
    De ce Paris aux cœurs brisés,

Et si la bonté lente de la nature,
     Nous berce d'un rêve qui dure,

Alors, allons dormir du dernier sommeil !
     Dieu se chargera du réveil.

Verlaine n'est pas censé connaître "Ce qui retient Nina" et "Rêvé pour l'hiver", ni leurs implications, mais nous retrouvons un mode d'alternance des vers, la formule "nous irons", à côté d'éléments qui concernent parfois "Phrases" ("le bois noir"), mais aussi les pièces de La Bonne Chanson : "claire rivière". Cette pièce XIII des Épigrammes a pour vers de base l'hendécasyllabe aux hémistiches de quatre et sept syllabes, précisément l'hendécasyllabe que Verlaine associe à Rimbaud, notamment dans "Crimen amoris". Notez la césure au milieu du mot "bonté" au vers 7, dans le quatrième "distique". Et cette bonté est associée à la "nature", sans majuscule, ce qui fait écho aux nombreuses exaltations de la "Nature" dans les poèmes de Rimbaud en 1870. Le second "distique" est très rimbaldien, nous songeons quelque peu à "Mémoire" ("ivres d'air et de lumière", "claire rivière"), mais aussi aux "Reparties de Nina" ("ivres d'air et de lumière"). Enfin, le dernier vers de cette épigramme, sa pointe, s'impose en pied-de-nez ironique qui réplique quelque peu au "vil désespoir" de la fin de "Phrases", puisque "Dieu se chargera du réveil."
Or, cette ivresse d'air et de lumière est centrale dans le poème "Les Reparties de Nina". Nous avons déjà insisté quelque peu sur la métaphore de l'ivresse dans ce poème et dans "Credo in unam", et nous faisons confiance aux lecteurs pour considérer que le désir de lumière est aussi très rimbaldien. Mais, c'est l'idée de l'air sur laquelle je veux insister maintenant. Rimbaud écrira l'usure de cette idée dans le bref poème "Départ" des Illuminations : "La vision s'est rencontrée à tous les airs." Le mot "air" est répété à plusieurs reprises dans "Les Reparties de Nina" : "Ayant de l'air plein la narine," "Rosant à l'air ce bleu qui cerne / Ton grand œil noir", "Et ça sentira le laitage / Dans l'air du soir[.]"
La communion atmosphérique est présente également dans le recueil verlainien. Rimbaud parle de "vent vif" et, pour Verlaine, dans l'une de ses pièces, "l'air est vif" et dans une autre il parle de "l'immense joie éparse dans l'air". J'insistais sur la quête d'un rire à afficher chez Rimbaud et Verlaine parle lui à sa future épouse d'un "ciel bleu" "où rit [s]on amour". Tout le début du premier poème de La Bonne Chanson est à rapprocher volontiers du début des "Reparties de Nina" :

Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
Et l'azur a gardé sa fraîcheur de la nuit.
L'on sort sans autre but que de sortir ; on suit,
Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes,
Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes.
L'air est vif. Par moment un oiseau vole avec
Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec,
Et son reflet survit dans l'eau à son passage.
[...]
Le rapprochement voudrait aussi pour "Sensation" ou "Soleil et Chair", ce qui permet de considérer que des lieux communs d'époque justifient quelque peu une relative communauté d'inspiration. Verlaine joue superbement de la rime sur la préposition "avec", Rimbaud étant dans la grâce de son "andante", tandis que le jeu de mots dans "vagues herbes jaunes" s'accompagne d'une mention de couleur pour les herbes qui a son équivalent dans l"herbe bleue" des "Reparties de Nina", un peu avant le "frais cresson bleu" et non vert du "Dormeur du Val".
Enfin, un autre rapprochement parvient encore à me surprendre. Vers la fin des "Reparties de Nina", le locuteur amoureux décrit quelques scènes triviales, et il ne manque pas d'offrir la scène attendue d'une réunion de fumeurs. le poète évite de les mettre en scène, il les réduit à leurs pipes qu'il personnifie, le tout étant accentué par le rejet du verbe "Fument" d'un vers à l'autre, ce qu'aggrave la reprise à la rime avec "fumant" :

[...] le pot de bière
   Cerclé de plomb,

Moussant entre les larges pipes
    Qui, crânement,
Fument : les effroyables lippes
    Qui, tout fumant,

Happent le jambon [...]
Le contraste des scènes populaires, avec un arrière-plan politique, est exploité également dans le recueil verlainien et dans le poème XVI qui est un dizain, un des tout premiers à la manière de Coppée, Verlaine pratique l'enjambement, mais en plaçant le mot "fumant" à la rime au lieu de le rejeter au vers suivant comme fait Rimbaud :

Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus, ouragan de ferrailles et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout.
J'ai quelques autre notes, mais je vais arrêter là. J'ai peut-être tort de vouloir à tout prix lier "Les Reparties de Nina" à une lecture plus précoce qu'on ne devrait croire de La Bonne Chanson, mais je n'ai certainement pas tort d'effectuer autant de rapprochements suggestifs, car ils impliquent tout un regard neuf et frais sur l’œuvre ultérieure de Rimbaud et Verlaine.
Dans La Bonne Chanson, cela fourmille d'éléments qui entrent en résonance avec Romances sans paroles, mais aussi on l'a vu avec les poèmes "Phrases" ou "Départ" des Illuminations, et il faut citer également les poèmes dits par Verlaine en "Vers Libres" du printemps et de l'été 1872. En effet, il faut bien avoir à l'esprit qu'en dépit d'un discours ambiant qui veut que les poèmes en vers libres de Rimbaud aient pu être composés en 1873, tous les poèmes qui sont datés ne vont pas plus tard qu'au mois d'août, que les poèmes en vers cités in extenso dans "Alchimie du verbe" sont au nombre de sept, que trois sont connus pour avoir été composés en mai 1872 initialement, un autre en juin 72, un autre en août 72. Les deux poèmes restants sont des œuvres courtes dont la genèse n'est pas aisée à établir. Il n'existe que sept poèmes en "vers libres" de Rimbaud qui ne sont pas datés : "Entends comme brame...", Juillet, Michel et Christine, "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", "Mémoire" ou "Famille maudite", "Ô saisons, ô châteaux !" et "Le loup criait..." Parmi ces sept compositions, deux ont l'air de dater du séjour en Belgique entre le 7 juillet et le 7 septembre 1872, puisque "Juillet" évoque le passage à Bruxelles et la découverte du Palais royal et du parc royal, hypothèse exclue pour les années suivantes, y compris pour l'année 1873, et le poème "Michel et Christine" est symétrique d'un poème de Verlaine intitulé "Malines" daté du mois d'août 1872. Plusieurs liens étroits unissent "Juillet" à "Michel et Christine" : un certain traitement des rimes dans les quatrains, le problème de la césure dans des décasyllabes ou des hendécasyllabes, la référence ironique au cadre calme ("Juillet") et plat ("Michel et Chrisine") du royaume belge, l'idée de couple mythique puisque les séries convoquées implicitement ou non dans "Juillet" : Roméo et Juliette, Pyrame et Thisbé, Damon et Henriette, via une référence au poème de Verlaine "Images d'un sou" débusquée par Benoît de Cornulier dans un article de 2011, ont une réplique dans celui de "Michel et Chrsitine. Jeancolas a fait observer que les manuscrits avaient les mêmes pliures et une tache au même endroit qui conforte l'idée de deux manuscrits solidaires. Une hypothèse serait peut-être que la disparition d'Henriette dans "Juillet" fasse allusion à la solitude de Rimbaud abandonné par Verlaine le 22 juillet quand il a la velléité de repartir en train avec Mathilde, tandis que "Michel et Christine" est manifestement du côté de la reprise du vagabondage, et c'est ici que j'entends jouer une autre carte qui me fait revenir à mon sujet, car quelque part la femme qui parle dans "Phrases" des Illuminations est une Nina, et dans "Michel et Christine" les interrogations messianiques du poète sont peut-être bien à rapprocher de la performance si singulière du décapant locuteur amoureux de Nina de 1870. Je ne prétends pas apporter dès lors toutes les réponses, mais il me semble ouvrir des perspectives diablement intéressantes. Prenez encore les deux derniers quatrains du poème final de La Bonne Chanson. N'entrent-ils pas en résonance quelque peu avec des pièces rimbaldiennes telles que "Bannières de mai", "Bonne pensée du matin", "Chanson de la plus haute Tour" et "Ô saisons, ô châteaux !" ?

Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne
L'immuable azur où rit mon amour.
La saison est belle et ma part est bonne
Et tous mes espoirs ont enfin leur tour.

Que vienne l'été ! que viennent encore
L'automne et l'hiver ! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison !

Ai-je vraiment l'air de ne pratiquer que rapprochements vains ?

Fin de ma première partie.

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