dimanche 14 octobre 2018

Rimbaud et les strophes, le cas des poèmes de 1870

Dans son livre L'Art de Rimbaud, Michel Murat a proposé trois études sur la poésie versifiée. Il y a un chapitre sur le vers, un autre sur la rime et un dernier sur non pas les strophes, mais sur le sonnet.
Citons et commentons quelques extraits de la page 165 qui offre une introduction générale au chapitre III intitulé "Un maître du sonnet". Dès les premières lignes, l'auteur essaie de nous faire comprendre pourquoi il a limité à une seule forme fixe l'étude des strophes dans la poésie de Rimbaud :

   Dans les poèmes de 1870 et 1871, les superstructures métriques n'ont rien d'original : on a pu le constater dans les deux chapitres précédents. Rimbaud ne cherche que rarement, à l'exemple de Banville, à réactiver des formes anciennes - il n'écrit pas de ballades, et les triolets du Coeur volé sont un cas unique - ou à s'inspirer des formes populaires modernes, chanson ou romance [...]. Rimbaud use avant tout des formes de base : distique en rimes suivies, surtout pour les poèmes d'allure narrative (Le Forgeron ou Les Poètes de sept ans), et quatrain à rimes croisées (L'Orgie parisienne ou Le Bateau ivre). Le premier, dans le contexte de la "poésie moderne", évoque Hugo, et le second est typique de Baudelaire. La seule forme fixe est le sonnet.

Le propos est intéressant, mais contestable sur plusieurs points. Nous pouvons remarquer que la délimitation chronologique pose problème. "Le Bateau ivre" ou "L'Orgie parisienne" peuvent avoir été composés ou terminés ou remaniés dans les premiers mois de l'année 1872. Ensuite, nous constatons que, s'il envisage que Rimbaud a fait des choix peu originaux pour ses strophes en 1870 et 1871, Michel Murat ne va rien dire non plus de l'originalité des strophes pour les poèmes en vers du printemps et de l'été 1872, alors même que, par exemple, l'allusion à la chanson ou à la romance y invitait, ainsi que l'allusion aux mètres rares que je n'ai pas incluse dans ma citation. S'il est vrai que le poème narratif en rimes plates peut faire songer à Hugo, il faudrait peut-être y inclure certaines pièces de Vigny, Musset, Leconte de Lisle ou Banville. En tout cas, l'idée d'associer le quatrain de rimes croisées à Baudelaire n'a aucun sens, puisque c'est la forme de base du quatrain. Lamartine, Hugo et bien d'autres utilisent la forme du quatrain de rimes croisées abondamment. Un quatrain en principe est rimé ABAB. Le quatrain aux rimes embrassées apparaît essentiellement dans les sonnets, tandis que le quatrain de rimes plates AABB est à éviter, puisqu'il s'agit d'un couplage artificiel de distiques essentiellement qui prolifère essentiellement dans la vague des sonnets que nous disons "libertins" ou "irréguliers". Baudelaire ne semble représenter le quatrain à rimes croisées que pour des raisons accessoires. Premièrement, ce type de quatrain revient souvent sous la plume de Lamartine, mais son célèbre poème "Le Lac" quand il y recourt joue également sur le mélange de l'octosyllabe avec l'alexandrin. Vigny a opté pour un choix inédit, une strophe de sept vers, dans plusieurs des poèmes de son recueil posthume Les Destinées, ainsi dans "La Maison du berger". Hugo, Musset, Banville, Leconte de Lisle et d'autres usent de formes variées. Baudelaire use également de formes variées, mais ses Fleurs du Mal comportent beaucoup de sonnets et de poèmes aux quatrains d'alexandrins à rimes croisées. Voilà tout. Il est, selon moi, assesz délicat d'établir des filiations à partir de telles considérations formelles.
Pour le reste, le propos est assez juste, mais je vais montrer dans la présente étude que nous pouvons nuancer l'idée d'une pure banalité des strophes de Rimbaud avant le printemps 1872.
Dans le second paragraphe de cette introduction, Murat souligne que "[d]ans cet ensemble banal, la fréquence relative du sonnet est remarquable." Il dénombre 12 sonnets sur 22 poèmes en vers pour l'année 1870. En revanche, il dit, dans un premier temps, n'en dénombrer que trois sur un ensemble de vingt poèmes pour l'année 1871, année 1871 qui, en réalité, doit courir jusqu'au mois de mars 1872 pour inclure "Les Mains de Jeanne-Marie", "Tête de faune", "Voyelles", "Les Corbeaux" et peut-être quelques autres poèmes "L'Orgie parisienne", "Oraison du soir", "Les Douaniers" ou "Les Soeurs de charité". Toutefois, l'auteur avoue ensuite qu'il faut ajouter d'autres sonnets : trois "Conneries" présentes dans l'Album zutique et trois sonnets dits "Immondes" dont l'un coécrit avec Verlaine figurer également dans l'Album zutique. Précisons qu'il faudrait encore ajouter à cette liste un cas fantôme le sonnet déchiré de "bouts-rimés" qui figurait toujours dans ce même Album zutique, sans oublier le cas problématique de "Poison perdu" pour l'attribution comme pour la datation. Pour que l'étude de proportionnalité soit plus fiable, il faudrait alors ajouter les autres contributions de Rimbaud à l'Album zutique, les poèmes-quatrains réunis sous le titre "Vers pour les lieux", éventuellement des cas-fantômes dont nous connaissons le nombre de vers comme "Les Veilleurs".
Mais peu importe.
Limitons-nous pour l'instant à la seule année 1870, en excluant le travail scolaire "Invocation à Vénus" et le poème "Les Etrennes des orphelins".
Rimbaud a composé des poèmes en distiques de rimes suivies, autrement dit des poèmes en rimes plates, d'une certaine étendue : "Le Forgeron", "Credo in unam" devenu un peu plus court avec "Soleil et Chair".
Pour le reste, en laissant les sonnets et Un cœur sous une soutane de côté, Rimbaud ne compose pas de sizains, si ce n'est dans le cas particulier des "Effarés" où il les a scindés en tercets. Si j'écarte les poèmes dont le mètre de base est l'octosyllabe : "Les Effarés" (sizain et contraste d'un vers de quatre syllabes), "Les Reparties de Nina" (quatrains de rimes croisées avec alternance octosyllabe et vers de quatre syllabes) et "Première soirée" (quatrains de rimes croisées en octosyllabes), Rimbaud ne recourt qu'aux quatrains de rimes croisées pour ses alexandrins : "Sensation" (deux quatrains), "Ophélie", "Bal des pendus", "A la Musique" et "Roman" (8 quatrains). Mais un fait troublant rapproche "Ophélie", "Bal des pendus" et "A la Musique", ces trois poèmes ont un énorme point commun : ils ont tous les trois neuf quatrains d'alexandrins. Ce qui peut empêcher de constater ce point commun, c'est que le poème "Ophélie" est subdivisé en trois parties numérotées, tandis que "Bal des pendus" est accompagné d'un quatrain d'octosyllabes aux rimes croisées qui sert de bouclage puisqu'il ouvre le poème et est répété en conclusion du poème.
Je trouve tout à fait remarquable que sur un ensemble de poèmes aux quatrains d'alexandrins à rimes croisées pour l'année 1870 la majorité (trois poèmes sur cinq) adopte le même nombre de neuf strophes d'alexandrins. Un quatrième "Roman" ne s'en éloigne guère : 8 quatrains au lieu de 9.
Mon idée, c'est qu'il faudrait chercher d'où vient ce choix. Rimbaud a-t-il un modèle précis parmi les poètes qu'il lisait ? Quelle commodité pratique trouvait-il à ce choix de neuf quatrains d'alexandrins ? Cela coïncidait-il avec sa façon de structurer son poème au plan des thèmes ou phases du récit ? Je n'ai pas encore travaillé sur ce sujet, mais je me permets d'attirer l'attention là-dessus.
Je vais d'ailleurs compléter mes remarques au sujet de ces trois poèmes.
"Ophélie" est une composition précoce puisqu'elle figure dans la lettre à Banville de mai 1870. Le sujet en serait un travail scolaire donné par Izambard. Rimbaud a moins songé au texte de Shakespeare qu'à certains vers de Leconte de Lisle. Banville et Hugo sont d'autres sources d'inspiration de ce poème "Ophélie". Le poème "A la Musique" date vraisemblablement du mois de juin 1870. Enfin, le poème "Bal des pendus" pose un problème de datation. Steve Murphy pense qu'il fait allusion aux défaites de l'armée de Napoléon III face aux prussiens, ce qui impliuqerait une datation plus tardive, de septembre sinon octobre 1870, mais il est impossible de concéder une allusion à l'actualité de la guerre franco-prussienne dans ce poème en l'état actuel de nos connaissances. "Bal des pendus" est un exercice de virtuosité au plan des allitérations et assonances, il est rapproché de poèmes macabres de Gautier ou d'autres. Le poème peut très bien être déjà ancien de quelques mois quand Rimbaud en remet une version manuscrite à Demeny.
Le poème "Roman", daté sur le manuscrit, a été composé à Douai à la fin du mois de septembre 1870. Il est divisé en quatre partie égales de deux quatrains chacune, ce qui justifierait le renoncement à la suite de neuf quatrains.
Peut-on pousser plus loin les comparaisons entre ces poèmes ?
Il se trouve que oui.
"Ophélie" est caractérisé par des procédés de répétitions qui ont à voir avec l'incantation et la musicalité en poésie, mais l'un des procédés de répétition est du type bouclage avec la reprise d'éléments des trois premiers vers dans les deux, sinon quatre derniers vers.

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
[...]

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.
Il y a d'autres répétitions incantatoires ou musicales dans "Ophélie". Notez la reprise "flotte" du second hémistiche du vers 2 à l'attaque du vers 3. Considérez la reprise de premier hémistiche du vers 5 au vers 7 : "Voici plus de mille ans...", vers qui a une source bien entendu. Notez les reprises-variations : "Sur l'onde calme et noire", "sur le long fleuve noir", "sur l'eau". Observez l'anaphore des vers 21, 25 et 27 : "C'est qu'un souffle", "C'est que la voix", "- C'est qu'un matin d'avril un beau cavalier pâle,"... Le vers "Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;" est la reprise d'une réussite romantique. Il faut savoir que le vers final du sonnet "El Desdichado" de Nerval : "Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée"[,] s'inspire d'un vers de Victor Hugo qui doit se trouver dans un poème des années 1830, dans l'un des recueils suivants : Les Chants du crépuscule, Les Feuilles d'automne, sinon Les Voix intérieures. Excusez-moi de ne pas en avoir la référence sous la main. Mais, cette musicalité par les répétitions est intéressante à rapprocher de la musique des assonances et allitérations du poème "Bal des pendus", Rimbaud s'entraîne à assimiler les ressources formelles du poète dans le champ de la suggestion sonore et musicale. Or, il y a un point de convergence autre que la suite de neuf quatrains d'alexandrins à rimes croisées entre "Ophélie" et "Bal des pendus". Dans ce dernier poème, le procédé de bouclage est déplacé, puisque Rimbaud ajoute un quatrain d'octosyllabes qu'il dédouble en le répétant et en le faisant encadrer l'ensemble des alexandrins. Le même quatrain d'octosyllabes est repris au début et à la fin du poème, ce qui, forcément, est un procédé de bouclage plus systématique que dans "Ophélie", mais un procédé de bouclage du même ordre malgré tout. Or, ce procédé de bouclage se retrouve dans "Roman". Plusieurs éléments du premier quatrain sont reconduits dans le dernier quatrain. Je cite avant de préciser.

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.

[...]

- Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.
Les quatrains ont les mêmes rimes, si ce n'est que nous avons une inversion de l'ordre de défilement pour l'une d'elles : "dix-sept ans" :: "éclatants". Si nous ne tenons pas compte de la ponctuation, le premier vers est repris tel quel dans l'avant-dernier vers, tandis que le dernier vers du premier quatrain est en grande partie repris dans le dernier. En clair, les deux vers externes du premier quatrain sont repris dans les deux derniers vers du poème. Mais les éléments des vers internes du premier quatrain, des vers 2 et 3, sont repris dans les deux premiers vers du dernier quatrain. Il n'est pas question que rimes. L'expression "cafés éclatants" est une reprise condensée du vers 3, tandis que l'essentiel du vers 2 est repris avec le couple "bocks" et "limonade". Le mot "soir" fait retour également, et il participe à l'idée d'ironie du bouclage, puisque le personnage revient à son point de départ, sauf qu'il doit digérer une désillusion.
Or, un autre poème me permet d'établir un nouveau lien entre "Ophélie", "Bal des pendus" et "Roman".
Rimbaud a composé un poème en quatrains d'octosyllabes à rimes croisées qui a été publié dans la revue La Charge en août 1870 sous le titre "Trois baisers". Le poème a connu trois versions : "Comédie en trois baisers" d'après un manuscrit remis à Izambard, "Trois baisers" selon le texte qui a eu l'honneur d'être publié dans une revue et "Première soirée" selon un manuscrit postérieur remis à Demeny. "Trois baisers" et "Première soirée" ont une forme de bouclage systématique, la reprise d'un même quatrain au début et à la fin du poème, comme c'est le cas de "Bal des pendus", poème remis à Demeny comme "Première soirée". En revanche, sur le manuscrit de "Comédie en trois baisers", la reprise du quatrain initial à la fin du poème s'accompagne d'une petite altération.

Elle était fort déshabillée,
- Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée :
Malinement, tout près, tout près...

[...]

- Elle était fort déshabillée
Ce soir... - les arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée,
Malinement, tout près, tout près.
 Ne nous occupons pas des variations de la ponctuation pour aller à l'essentiel. Rimbaud n'a pas reconduit le second vers "Et de grands arbres indiscrets", il a légèrement altéré pour apporter une précision clef "Ce soir..." Ce n'est pas tout. L'élément "Ce soir" a beau être un complément circonstanciel de temps, il s'agit d'une information capitale de la proposition lancée au vers précédent et sa forme brève en deux syllabes se lit clairement comme un rejet marqué, expressif. Cet effort de rupture n'a sans doute pas été apprécié par le professeur. Premièrement, il dénote dans l'ensemble mélodique du poème et là on peut comprendre la censure du professeur Izambard. Deuxièmement, le professeur peut aimer la musicalité du poème et considérer qu'il n'est pas pertinent de créer ainsi un effet de rupture. Ce point est bien distinct du précédent dans notre esprit, et d'ailleurs cette fois nous ne serions pas d'accord avec le professeur si tel a été l'un de ses arguments pour censurer ce vers. Troisièmement, Izambard n'a pu que sursauter face à la violence d'implicite de ce rejet, la sexualité du poème ressortait dès lors crûment. Rimbaud a réexploité son astuce dans "Roman". Il a renoncé à la sexualité crue, puisque dans "Roman" il est question d'une déconvenue amoureuse. Il n'a pas pratiqué de rejet métrique du tout. Il a usé d'un procédé de reprise d'emblée plus souple. Enfin, "Roman" n'est pas une performance pleinement musicale.
Remarquons que "Comédie en trois baisers" est un poème en 32 vers, huit quatrains comme "Roman", un de moins que le modèle de neuf quatrains d'alexandrins qui nous fait rapprocher "Ophélie", "Bal des pendus" et "A la Musique". "Trois baisers" fait en même temps partie de l'ensemble des poèmes à bouclage par répétitions avec "Roman", "Ophélie" et "Bal des pendus".
Remarquons encore que daté du "20 septembre 1870"sur le manuscrit remis à Demeny, le poème "Les Effarés", composition proche dans le temps de "Roman" daté du 29 septembre, est une pièce de 36 vers. Rimbaud a composé trois poèmes avec 36 alexandrins disposés en quatrains "A la Musique", "Ophélie" et "Bal des pendus", puis un unique poème en sizains ou faux tercets avec des octosyllabes et des vers de quatre syllabes, mais malicieusement ce poème atteint le nombre de six sizains pour compter encore une fois 36 vers, 36 étant un multiple de quatre et de six. Je ne peux pas le prouver, mais je ne serais pas surpris qu'il y ait là un petit caprice de fait exprès. Prenons enfin le poème "Les Reparties de Nina", Le vers initial "Ta poitrine sur ma poitrine" est repris au premier vers du neuvième quatrain. Cependant, ce neuvième quatrain est précédé d'une ligne de pointillés. Or, reportons-nous à la version antérieure du poème, celle remis à Izambard sous le titre "Ce qui retient Nina". Cette fois, nous constatons que la ligne de pointillés cède la place à un quatrain supplémentaire. Nous avons bien neuf quatrains du vers initial à sa reprise, cette fois donc au début du dixième quatrain. Ce quatrain supplémentaire contient une amorce exclamative "Dix-sept ans !" que nous ne saurions manquer de rapprocher de "Roman" et de son bouclage avec reprise du vers initial : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans!"
Il devient de plus en plus sensible que Rimbaud aimait organiser ses premières compositions en fonction de plans qui nous sont inconnus, mais qui tendaient à impliquer un ensemble de neuf quatrains. Le remaniement entre "Ce qui retient Nina" et "Les Reparties de Nina" a fait disparaître ce point particulier dans la genèse du poème, nous semble-t-il. Le poème "Roman", peut-être à cause de l'égalité voulue entre les parties numérotées du récit, n'a pas impliqué cette structure, mais il a tendu à s'en rapprocher. Le poème "Trois baisers" compte lui-même 32 vers, huit quatrains. Rimbaud semble s'être détaché du modèle de neuf strophes, au profit un temps d'un modèle en huit strophes ("Trois baisers" ou "Roman") avant que ce recours au plan de neuf strophes ne disparaissent tout à fait, semble-t-il, mais cela reste à vérifier.
Toutefois, nous observons que cette structure en neuf strophes allait volontiers de pair avec des procédés de bouclage par reprises d'éléments du début du poème à la fin du poème. Les solutions apportées par Rimbaud sont variées. Toutefois, le poème "A la Musique" ne semble pas concerné par le recours au bouclage. C'est là qu'intervient une autre de nos idées qui permettent malgré tout de continuer de lier les compositions de Rimbaud entre elles.
Dans les citations faites plus haut du livre de Michel Murat, on peut remarquer que certaines pièces en vers ne sont pas incluses dans le décompte des créations pour l'année 1870. Il ne faut jamais oublier que, dans la nouvelle Un coeur sous une soutane, nous avons droit à quelques créations en vers.
Je ne dirai rien de la pièce sans titre "Ne devinez-vous pas..." Il s'agit d'une pièce en alexandrins, tout en rimes plates, d'à peine huit vers, avec pour originalité la conclusion par un vers brusquement réduit à quatre syllabes, ce qui implique l'idée d'un couac ! pour le lecteur qui ironise sur les compétences poétiques du séminariste auteur fictif supposé de ces vers. Je garde une autre composition en vers français pour en comprendre qui viendra plus loin dans cette étude et je m'intéresse tout de suite à une pièce qui s'inspire nettement de poèmes de Banville. Il s'agit d'une suite de quatre quatrains de rimes croisées en octosyllabes, avec des répétitions incantatoires qui sont à rapprocher précisément du poème "Ophélie". La ligne de pointillés peut inviter à penser que le poème comportait d'autres quatrains, mais peu importe.

Dans sa retraite de coton
Dort le zéphyr à douce haleine :
Dans son nid de soie et de laine
Dort le zéphyr au gai menton !

Quand le zéphyr lève son aile
Dans sa retraite de coton,
Quand il court où la fleur l'appelle,
Sa douce haleine sent bien bon !

Ô brise quintessenciée !
Ô quintessence de l'amour !
Quand la rosée est essuyée,
Comme ça sent bon dans le jour !

Jésus ! Joseph ! Jésus ! Marie !
C'est comme une aile de condor
Assoupissant celui qui prie !
ça nous pénètre et nous endort !

..................................................

 Le vers "Quand il court où la fleur l'appelle" fait songer à un vers du second quatrain du "Sonnet du Trou du Cul" dont Verlaine se prétend pourtant l'auteur : "Pour s'aller perdre où la pente les appelait". Le vers "Sa douce haleine sent bien bon !" est à rapprocher du poème "Roman" à peine un peu postérieur où Rimbaud a repris un hémistiche à François Coppée : "Les tilleuls sentent bon". Parmi les procédés de répétition, on relève l'espèce de chiasme pédant "brise quintessenciée" / "quintessence de l'amour". Nous relevons aussi la rime imparfaite "condor"::"endort" qui fait écho à celle du poème "Ophélie" : "dort"::"d'or". Nous pensons que Jacques Bienvenu a raison de considérer que Banville a dénoncé cette rime du poème "Ophélie" dans sa lettre de réponse à la lettre de Rimbaud de mai 1870. Il y a fort à parier que Rimbaud réplique par la raillerie à plusieurs des réflexions pour nous inconnues de cette réponse de Banville. Remarquez bien que le verbe "Dort" attaque le second vers de ce poème qui reprend des éléments précis de poèmes de Banville d'ailleurs, quand dans "Ophélie" nous avions la reprise de la mention "Flotte" pour un corps endormi en attaque du second hémistiche du vers 2 et en attaque du vers 3. Nous avons cité ces vers plus haut. Nous avions aussi insisté sur l'incantation par les répétitions dans "Ophélie" en signalant à l'attention les attaques identiques d'hémistiches dans le second quatrain aux vers 5 et 7 : "Voici plus de mille ans..." Avant de considérer "Dans sa retraite de coton..." comme un essai banvillien de Rimbaud qui le prépare de loin en loin à écrire à son tour des triolets (cas du futur "Coeur volé"), songeons que les reprises concernent aussi des groupes prépositionnels de lieu constamment introduits par la même préposition "sur" dans "Ophélie" ; "sur l'onde calme et noire", "sur le long fleuve noir", "sur l'eau", série qui entrait en résonance avec une autre expression recourant à la même préposition "sur" : "Sur son grand front rêveur". La "brise" de la parodie de Banville doit nous rappeler le souffle mystérieux de la pièce intitulée "Ophélie". Dans le poème banvillien du séminariste, le procédé est repris avec la préposition "dans" : "Dans sa retraite de coton" est répété du vers 1 au vers 6, mais dans l'intervalle, au vers 3, nous avons la variante : "Dans son nid de soie et de laine". La symétrie est renforcée entre le vers 1 et le vers 3 par la reprise du même verbe "Dort" à l'attaque des vers 2 et 4. Les quatre premiers vers, tout le premier quatrain en fait, sont entamés par le même phonème [d]. Le vers 5 fait entendre la voyelle nasale de "dans" dans "quand" et le mot "zéphyr" des vers 2 et 4 est lui-même repris. C'est sa troisième occurrence des vers 2 à 5, sachant qu'il ne sera plus repris dans la suite du poème. La double occurrence de "quintessenc-" reprendra d'une autre façon l'idée de répétition maladroite.
Au passage, je remarque que "Ophélie" est lié à la genèse du poème obscène banvillien "Dans sa retraite de coton", alors même qu'un lien subtil semble l'unir à un poème en prose obscène mais énigmatique, "Antique". En effet, dans "Ophélie", le poète célèbre le fait qu'Ophélie soit venue la nuit pour cueillir des fleurs, quand il invite le "fils de Pan" à se mouvoir la nuit dans le poème des Illuminations. Mais je ne vais pas approfondir ici cette question. Je vais juste compléter l'intérêt du rapprochement en précisant que le verbe "dormir" est clef dans "Ophélie" dans le poème banvillien du séminariste et dans "Antique" : "où dort le double sexe".
Ce détour par Un cœur sous une soutane nous permet d'exhiber une autre pièce caractérisée par des procédés de répétitions affectionnés par Rimbaud. Mais un détail troublant apparaît également. Si le poème "A la Musique" n'a pas un procédé de bouclage entre son début et sa fin, son premier quatrain est singulier, puisqu'il ne s'agit pas de rimes croisées, mais embrassées ABBA. Ce point est commun aux quatre quatrains de l'essai banvillien du séminariste puisque le premier quatrain est ABBA quand les trois suivants offrent bien des rimes croisées. Il faut otujours songer avec ces petits faits à la proximité, avérée ou probable, des compositions dans le temps. La nouvelle est sans doute de peu postérieure à la composition du poème "A la Musique".
Le poème "Dans sa retraite de coton..." contient également une rime "Marie"::"prie" qui retient mon attention. En effet, il y a un autre poème en vers français dans Un coeur sous une soutane et sa forme métrique n'est pas banale, puisqu'il ne respecte pas les règles de distribution pour la rime.

Approchez-vous,
Grande Marie !
Mère chérie !
Du doux Jhésus !
Sanctus Christus !
Ô vierge enceinte
Ô mère sainte
Exaucez-nous !
Ces huit vers ne sont pas des distiques de rimes suivies. Les vers internes forment trois couples de rimes plates, mais les vers externes riment entre eux. L'aberration, c'est que la rime passe par-dessus un intervalle de six vers et trois rimes distinctes. A cause des mots latins et de l'orthographe jésuitique (JhS), on pourrait dire qu'il y a une rime externe important "vous"::"nous", une rime centrale "Jhésus"::"Christus", ce qui a du sens, mais si elle est un peu simple de coupler les pronoms "nous" et "vous" ou de jouer sur les terminaisons latines pour faire rimer les deux noms de Jésus Christ. Du coup, les rimes "Marie"::"chérie" et "enceinte"::"sainte" sont complémentaires, encore qu'évidemment la rime "sainte"::"enceinte" a un fort relent blasphématoire qui contamine même la rime "Marie"::"chérie" rétrospectivement.
Un semblant de poème latin du même séminariste permet un peu plus loin de justifier quelque peu la structure étonnante de ces huit vers de quatre syllabes.

Thimothina

... Vas devotionis,
Rosa mystica,
Turris davidica,
Coeli porta,
Stella maris,

Ora pro nobis !

L'idée de rime est moins pertinente en latin à cause des déclinaisons, mais on a ici une réponse différée à l'appel de la rime en "-is". Qui plus est, la présentation du poème est particulière. je passe sur l'inégalité du nombre de syllabes, sachant que, de toute façon, le système métrique en latin suppose en général une prise en considération des voyelles brèves et longues. Nous avons ici des lignes de latin avec deux pseudo rimes en fonction des déclinaisons. Mais, "Timothina" et "Ora pro nobis" ne sont pas sur le même plan que les cinq autres lignes. Les cinq lignes sont cinq appositions qu'une accolade relie au nom Timothina, et sur une ligne séparée, nous avons la prière "Ora pro nobis". Je constate dès lors qu'on une rime externe pour les appositions "Vas devotionis" et "Stella maris" qui rime avec l'exhortation finale "Ora pro nobis", et une rime interne "Rosa mystica, Turris davidica, Coeli porta" qui rime avec le nom "Timothina" lui-même. C'est aussi burlesquement élaboré que l'écart de la rime "Approchez-vous"::"Exaucez-nous", sachant qu'on retrouve l'impératif pieux dans "Ora pro nobis!"
Bref, avec ce morceau en latin et ces huit vers de quatre syllabes Rimbaud ne repsecte pas les règles de versification de la poésie littéraire française, mais il s'essaie à un principe de familières rimes liturgiques pseudo subtiles.
Evidemment, Marie est évoquée dans la pièce latine, et citée dans deux des pièces en vers français de la nouvelle Un coeur sous une soutane. Il est donc assez naturel de pousser les rapprochements formels entre ces poèmes.
Il me reste à traiter de la question des sonnets.
Les procédés de répétitions sont très présents dans les sonnets. La recherche de musicalité les concerne, j'y reviendrai dans une étude ultérieure. J'ai déjà dit que l'alternance de vers de différentes longueurs dans "Rêvé pour l'hiver" s'inspirait du poème "Au désir" de Sully Prudhomme, puisque Rimbaud n'a pas repris le modèle d'alternance de Baudelaire dans son sonnet "La Musique". Rimbaud adopte le choix de Sully Prudhomme au plan des tercets : seuls les derniers vers de chaque tercet sont plus courts, alors que dans "La Musique" de Baudelaire, les trois vers impairs sont plus longs que les trois vers pairs (10, 12 et 14).
La grande remarque à faire, c'est que tous les quatrains sont à rimes croisées, à deux exceptions près.
Une des exceptions est le sonnet "Ma Bohême", il s'agit d'un sonnet tardif d'octobre 1870. Les quatrains sont en rimes embrassées, mais on sent l'évolution du poète à ce sujet. Tous les autres sonnets ont des rimes croisées dans les quatrains. L'autre exception, c'est le sonnet "Vénus Anadyomène", mais pour une seule de ses versions connues. Dans la version remise à Izambard, les deux quatrains ont des rimes croisées. Dans la version remise à Demeny, le premier quatrain a conservé les rimes croisées, mais le second est passé à un modèle de rimes embrassées par une simple interversion des vers 7 et 8. Donc, le poème a été créé initialement en fonction du modèle de base des quatrains de rimes croisées. Le problème de la version initiale, c'est que l'alternance des rimes féminines et masculines n'était pas respectée dans le passage des quatrains aux tercets. Personne n'a nécessairement averti Rimbaud de son erreur : il a très bien pu remarquer lui-même le problème. En revanche, cela tend à prouver que la création en vers français était encore assez récente pour lui, il devait encore s'aguerrir pour mieux prêter attention à toutes les exigences de versification. En tout cas, l'unique quatrain de rimes embrassées n'a de raison d'être que pour éviter une erreur plus grave dans la hiérarchie de tout ce qu'il convient de ne pas faire quand on compose un poème.
Il tend à se confirmer que Rimbaud a privilégié la forme de base des rimes croisées tout au long de l'année 1870. Il a pratiqué les rimes embrassées pour des raisons obscures au premier quatrain de "A la Musique" et au premier quatrain d'une production banvillienne parodique, peut-être dans l'idée que cela convenait en un début de poème, mais ce n'est que dans "Ma Bohême" qu'il songe à pratiquer la suite de quatrains embrassés. Il veut donc faire évoluer son art, devenir plus exigeant, en sachant que les rimes embrassées l'obligent à dissocier la combinaison des vers deux par deux du modèle rimique par exemple. Les rimes embrassées sont une contrainte plus lourde que les rimes croisées en quelque sorte. Mais, du coup, on remarque que "Sensation" a un point commun étonnant avec les sonnets de 1870. Il s'agit de deux quatrains de rimes croisées comme tous les quatrains des sonnets de 1870, "Vénus anadyomène" compris puisque le quatrain de rimes embrassées ne résulte que d'une modification postérieure à la composition réelle du sonnet. L'exception est le poème "Ma Bohême" dont nous ne pouvons affirmer qu'il est le dernier sonnet composé par Rimbaud sur l'ensemble qui nous est parvenu, mais ce sonnet ne peut pas être antérieur au mois de septembre 1870 et même au mois d'octobre 1870, vu que les vers eux-mêmes évoquent au passé les soirs du bon mois de septembre.
Ainsi, une dernière idée pointe le bout du nez. Les deux quatrains de "Sensation" ne seraient-ils pas le reliquat d'un projet de sonnet avorté ?

2 commentaires:

  1. bonjour, et cette découverte de Frédéric Thomas, qu'elle aille aussi se faire f... (joke)? https://sites.dartmouth.edu/paradesauvage/decouverte-dune-lettre-de-rimbaud-frederic-thomas/#_ftn83

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    1. D'autres ont déjà annoncé cette réjouissante découverte, je ne fais pas la course pour en parler le plus vite possible. Mais, je vais d'ici demain écrire un petit commentaire personnel sur cette lettre. Dans le présent article sur les strophes, je pense dire pas mal de choses intéressantes : outre l'énigme de la composition autour d'une série de neuf quatrains puis huit, il y a le rapprochement entre "Ophélie" et "Antique", d'autres petites choses encore...
      Après, oui, j'en ai ras-le-bol de tout négocier vingt ou dix ans sur Rimbaud. Mon premier article sur "Voyelles" date de 2003, la nouvelle mise au point de la lecture date de 2010 environ, la grande lecture date des débuts de ce blog à peu près. La lecture du Bateau ivre date de 2006. Sur Les Corbeaux de 2009, puis sur ce blog avec l'intertexte de Coppée qui règle la discussion. Rien de tout cela n'est pris en compte. Le déchiffrement de L'Homme juste, j'essuie les "oui, peut-être, je sais pas!", aucune édition à l'heure actuelle n'édite la correction telle que je l'ai apportée, aucune! Le dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." où je ne joue pas le rôle de découvreur, mais de gars qui souligne l'importance d'un fait, j'essuie des "oh! mais quand on veut la philologie on s'en fout, on ne cherchera même pas à savoir si l'encre de "PV" est la même que pour le reste de la transcription, on veut que ce soit de Rimbaud donc on s'en fout", et ainsi de suite. On en a lassé pour moins que ça, vous en conviendrez. Or, j'ai encore d'autres dossiers.

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