jeudi 26 mars 2015

Enfance et ivresse des Illuminations (partie 3/3)

3. Une foi jamais contredite !

Barbare, poème en prose des Illuminations, est composé de dix versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète. Les deux seuls adjectifs du refrain se répondent : « saignante » et « arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout d’une interjection initiale (« Oh !), mais il finit par se réduire à la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que ponctuent significativement des points de suspension. Un silence ému consigne l’accomplissement du don providentiel.

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Le pavillon…

L’expression triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal, puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ». Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses, mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles n’existent pas.) »
Pour leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »), précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.

Bien après les jours et les saisons, les êtres et les pays,

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Nous avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire ; or, le premier alinéa évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il s’agit donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la succession des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous insistons sur ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne s’agit donc pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été question dans l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus nuancé. Il n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel, mais d’une aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible.
La préposition « après » est intensifiée par l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin » revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet volontaire. La vision polaire du refrain s’impose comme le but de sa quête. Partant de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme », « anciens assassins », « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques des nations humaines. Le terme « fanfares » couplé à « héroïsme » voit son sens militaire renforcé et nous songerons historiquement aux deux empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle le poète se trouve enrôlé de force dans Mauvais sang. Les « assassins » opèrent dans le monde de « l’inflexion éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des « êtres » et des « pays ». Victime de ces « êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre « viande saignante » dans les confins du monde polaire, se remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, ce que rend défendable le rappel des « ébats » avec « Elle » sous le « soleil des pôles » dans Métropolitain. Avec une variation en genre et en nombre, le mot « nouveau » est l’unique adjectif du poème A une Raison : nous relevons « nouvelle harmonie », « nouveaux hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises. Les trois versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre adjectifs qualifiant la série négative des « fanfares d’héroïsme », « assassins », « retraites » et « flammes », il s’agit de trois mentions de l’adjectif « vieilles » et d’une mention synonyme de l’adjectif « anciens ».
Néanmoins, les commentateurs[1] du poème Barbare ont été convaincus jusqu’à présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la phrase finale du poème Matinée d’ivresse où personne ne veut douter qu’il soit question d’exaltation : « Voici le temps des Assassins. » Ainsi apparaît l’idée que le poème Barbare n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une posture poétique antérieure dont Matinée d’ivresse serait le témoin. En s’appuyant encore sur la mention participiale « Remis », les lecteurs peuvent penser que Rimbaud se rétablit d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit dans Barbare où les agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur interprétation du poème Matinée d’ivresse. Au lieu de lire le poème Barbare en soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention « anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se sont pas interrogés suffisamment sur deux points importants.
Premièrement, on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une « nouvelle harmonie ». Le poème Matinée d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ». L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle. Ainsi, les « Assassins » de Matinée d’ivresse peuvent très bien s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare.
Deuxièmement, l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à « l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le temps des Assassins »[,] ne s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! […] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à revoir : « Voici le temps des Assassins. » Une preuve en ce sens, c’est que le poète dans Matinée d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare atroce où [il] ne trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau » exclusifs, ce qui présuppose le refus des autres fanfares, précisément les « vieilles fanfares d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune révolution de la pensée n’est passée entre nos deux poèmes !
Si le lecteur veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare, il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la gangrène politique des « vieilles fanfares d’héroïsme » et des « anciens assassins ». Les « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime encore un sentiment de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la subordonnée relative : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». En même temps, le septième alinéa est placé entre parenthèses, signe d’un éloignement progressif des souffrances. Néanmoins, il convient de faire attention aux mots du poème. La révolte poétique de Rimbaud ne se situe pas qu’au plan politique et social. Suite à la Révolution française, les tensions sont exacerbées entre anticléricaux et croyants. La bigoterie est particulièrement importante au XIXe siècle. La morale chrétienne réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à la chair. Quand ils ont lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes généraux : « héroïsme », « retraites », « flammes » et « assassins », ont ainsi tous quatre une double signification systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que le retrait polaire du poète s’oppose lui aussi aux « vieilles retraites » par un détournement provocateur de l’idée d’eucharistie comme nous l’avons mentionné plus haut.
Les quatre autres alinéas du poème (les cinquième, sixième, huitième et neuvième) représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion étrange de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces quatre alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension contradictoire entre l’idée de « fournaises » et celle de « Douceurs ». La première version du manuscrit comportait la reprise du mot « fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de « Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le rapprochement avec le poème L’Eternité ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour nouveau la formule du poème L’Eternité : « La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou neuf, vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus, quand « pavillon » et « soie des mers et des fleurs » existent et se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».

Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô monde ! –
[…]
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Spectacle de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent, s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette violence est « musique » et on songe inévitablement à la « musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et « retraites » des nations en guerre, d’un christianisme qui nous apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un autre hypothétique. C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse le poète qui reprend bien ici son credo vénusien du poème Soleil et Chair : « Et tout croît, et tout monte ! » Les formes participiales « pleuvant » ou « jetée » ont bien sûr une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé la parodie des expressions chrétiennes pro nobis et in aeternum dans « cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous », et il avait entrevu, quoiqu’avec une certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement chrétien de la communion du sang (qui bibit meum sanguinem, vivet propter me)[2]. A cela s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création sensuelle de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées étrangement et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est justifiée par la mention « larmes blanches », mais encore par le retour du mot clef final du refrain « arctiques » en toute fin de neuvième alinéa. Si le nom substantif se désigne lui-même, l’adjectif se caractérise par le fait qu’il sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif « arctiques » ne qualifie plus « mers » et « fleurs », mais des « volcans » et « grottes », ce qui permet de relever au passage le glissement ludique de « fleurs » à « grottes », expression métaphorique d’un dépucelage polaire, épanouissement érotique bien confirmé par l’extase de la « voix féminine » qui descend en ces lieux, Rimbaud ayant eu la présence d’esprit d’employer la forme « arrivée » commune au poème A une Raison (« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout »), ce qui ne saurait laisser aucun doute sur l’affiliation au Credo in unam… des trois poèmes solidaires A une Raison[3], Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde moderne.



[1] Nous nous contentons de renvoyer le lecteur à notre orientation bibliographique en note 6.
[2] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé », Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.
[3] Orientation bibliographique sur A une Raison : David DUCOFFRE, « Lecture d’A une Raison », Parade sauvage, n° 16, 2000, pp.85-100 ; Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Guerre et A une Raison : de la providence tragique à la folie métaphysique », Classiques Garnier, 2012, pp.29-38.

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