mercredi 18 mars 2015

Enfance et ivresse des ' Illuminations ' (partie 1/3)

Lorsqu’un poème de Rimbaud est empli de la force du rêve, le public se méfie. Le sonnet Voyelles souffre encore du discours dépréciateur mis en place par Etiemble[1]. Il convient donc de resserrer l’enquête sur les mythes clefs de l’univers rimbaldien : musique des sphères, éternité, révélation par la lumière, ébats polaires, etc. Nous offrons ici trois commentaires de poèmes attachés à éclairer le mythe de l’enfance et le mythe de l’ivresse (tantôt individuel, tantôt cosmique) dans l’œuvre de Rimbaud. Nous allons interroger la dynamique rédemptrice de trois poèmes, l’idée de « rédemption » étant ici à prendre au sens de cette inversion provocatrice du motif chrétien qui prévaut dans Credo in unam. Nous serons attentifs aux effets de sens des symétries et reprises de mots, phonèmes, rythmes ternaires, etc., et nous considèrerons avec toute son importance la logique d’enchaînement des paragraphes, notamment au plan narratif. Les lectures du poème Aube cesseront d’être erronées quand il sera admis que la clausule : « Au réveil, il était midi[,] » fait partie d’un récit que surplombe positivement le premier alinéa : « J’ai embrassé l’aube d’été. »[2] Au début de son commentaire du poème Enfance I, Pierre Brunel expose un avis que nous devons être nombreux à partager : « Des cinq poèmes en prose qui constituent la suite ‘Enfance’, le premier est sans doute le plus déconcertant, et dès son départ même. »[3] Le critique songe à l’apparition abrupte de l’idole au tout début du texte, mais cette création offre aussi une sorte de « dégradé » émotionnel qui est ponctué par une formule négative. C’est à ce mystère-là que s’affrontent les diverses études du texte[4]. Quant aux poèmes Matinée d’ivresse[5] et Barbare[6], leurs nombreuses lectures fouillées n’ont jamais su expliquer la reprise de mots clefs de l’un à l’autre poème, sans cesser de présupposer la réfutation du discours de Matinée d’ivresse par celui de Barbare.
Dans le deuxième article qu’il a publié sur Matinée d’ivresse, Bruno Claisse applique trop volontiers les thèses d’Henri Meschonnic, Clément Rosset et Vladimir Jankélévitch, ce qui pose un problème d’anachronisme, mais rend aussi la lecture de ses propres articles particulièrement ardue dans la mesure où fleurissent certaines apories qui sont mal venues dans l’exercice du commentaire. Soulignons les principales. Le critique parle d’une volonté d’exclusion de tout dualisme ontologique, ce qui nous vaudrait un Rimbaud philosophe et physicien. Or, la critique du rejet du monde sensible par les deux principaux foyers de pensée dualiste (platonisme, christianisme) n’a pas à être assimilée à une démarche de penseur moniste. Rimbaud s’exprime de manière dualiste, et, ce qu’il rejette des deux grands dualismes, c’est la tentation d’un partage proche de la dichotomie entre le monde sensible et l’intelligible. La vie est à la fois sensible et intelligible, et Rimbaud œuvre à la réconciliation de ces deux dimensions, respectées en tant que possessions immédiates. Le monde sensible ne doit pas être rejeté pour un hypothétique au-delà, – ce qui équivaut à une mort, – mais Rimbaud n’envisage pas non plus un monde livré à lui-même et vide de sens, bien que ce type de discours ne lui soit pas inconnu. Il conserve dans sa poésie l’idée d’un sens de l’Histoire et celle d’une morale suprême qu’il faut amener au jour et que les drames de l’Histoire (la Semaine sanglante) ne sauraient ébranler, les faillites des individus n’étant pas la mise en échec fatale du devenir humain. Il conserve aussi l’idée d’une Harmonie universelle que nous dirons « géométrique » par ses allusions répétées à la musique des sphères, sachant que l’idée d’Harmonie universelle s’est aujourd’hui réfugiée dans des constantes mathématiques, éprouvées en sciences physiques, qui, plus explicatives que témoins d’un ordre harmonieux, ne semblent plus avoir la même portée politique pour les humains. Autre aporie importante, la lecture de Matinée d’ivresse proposée conditionne l’avènement du Bien de la vérité rimbaldienne à un refus du mensonge de rêves compensatoires et illusoires. La vérité n’est plus la réalité acceptée telle qu’elle est, mais elle est subordonnée à la nécessité d’un mensonge à combattre. Nous constatons bien que la vérité est inscrite dans la dépendance d’un mensonge, puisqu’un obstacle-tremplin est présenté comme la condition d’un « élan de nos facultés ». Cela ne nous paraît pas logique et rendrait plutôt étonnantes les colères des amateurs de la vérité contre le mensonge. Claisse parle de « valeur »[7], mais de quoi s’agit-il ? Comment évaluer, sinon mesurer, des triomphes de la lucidité poétique ? Nous ne voyons dans cette déclaration de victoire et dans cette idée d’un sens donné à la vie que deux pétitions de principe. Ainsi, nous pensons n’être invités qu’à un défi qui débouche sur du vide, puisqu’aucune explication n’est donnée sur la réussite du poète. Nous sommes dans le solipsisme de la vérité dénonçant un mensonge. Enfin, non content de présupposer que les poèmes en prose ont été écrits après le livre Une saison en enfer, livre qui répudiait les illusions passées pour prôner la « réalité rugueuse à étreindre », Claisse, qui interprète l’ivresse de Matinée d’ivresse dans l’optique des idées poétiques qu’il prête au texte Adieu sur lequel se finit Une saison en enfer, va considérer que Barbare dénonce ensuite Matinée d’ivresse comme abandon (de l’auteur lui-même, pas seulement du locuteur-poète) à un double illusoire, sorte d’exception d’ailleurs dans son approche des Illuminations[8]. C’est la reprise des mots « fanfare(s) » et « assassins » dans Barbare et Matinée d’ivresse qui explique le statut si étrange prêté à ce dernier poème. Les lectures récentes (et contradictoires) d’Yves Reboul et de Bruno Claisse envisagent Barbare comme un congé donné à une expérience poétique personnelle antérieure dont Matinée d’ivresse serait l’illustration. Dans son étude, Reboul finit par rejeter la localisation arctique du poème, jusqu’ici toujours admise, en lisant cette suite de dix paragraphes comme un déni d’onirisme. Le début du poème : « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, » est interprété sans nuance comme un impossible retrait hors du temps et de l’espace, il est vrai dans la continuité d’études antérieures[9]. A cette aune, nous avons affaire à un récit de rêve, seule forme plausible pour un retrait du monde. Et le poème supposerait une contemplation de tout le globe terrestre. Le critique assimile le point de la phrase calée à l’intérieur d’une parenthèse « (Elles n’existent pas. ») au point final des deux premiers versets, malgré la présence d’un point-virgule devant la parenthèse. Mais cette erreur n’est rien en soi. Le problème vient de ce que sous-évaluant la signification précise des quatre mots du premier verset il a cru déterminer qu’il est question d’un retrait hors du monde et que le « pavillon » est lui-même hors du monde et non un élément du pôle arctique, malgré l’appariement explicite : « Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Comme Claisse, il interprète la parenthèse « (Elles n’existent pas) » comme une simple mise en garde du genre : « Attention ! Ceci est un récit de rêve ! » Malgré l’insistance du complément « d’héroïsme », la signification militaire du mot « fanfare » ne s’imposera pas comme sociétale, mais exprimera l’orgueil de la vie individuelle de Rimbaud. Et en supposant que le poète rejette ainsi ses propres excès, le critique en arrive à envisager le poème Barbare comme une conclusion extrêmement négative de l’histoire poétique d’Arthur Rimbaud, un véritable adieu à toutes les illusions qui ont échauffé sa bile, son écriture.
Les trois commentaires suivants auront à cœur de ne pas permettre la dévaluation systématique de la féerie rimbaldienne, de lire les Illuminations dans la continuité des « lettres du voyant », même si nous ne parlerons guère de ces dernières, et d’enfin dissiper d’importants contresens, d’autant plus gênants qu’ils sont au cœur de la représentation d’ensemble que nous pouvons nous faire de la poésie rimbaldienne.

1. Une pensée poétique toujours fondée sur le « Credo in unam… »

Au plan d’une simple lecture littérale, les quatre paragraphes du poème Enfance I posent peu de problèmes de compréhension, à moins d’aller s’inquiéter de subtils sous-entendus pour des formules comme « plus noble que la fable », « mexicaine et flamande », « fleurs de rêve » et « bijoux debout sur le sol gras ». Toutefois, il est quelques points sur lesquels il convient de demeurer vigilant, puisque chacun des deux premiers paragraphes joue sur la combinaison dans une seule phrase d’une proposition nominale et d’une proposition verbale. Dans le premier paragraphe, la proposition nominale (« Cette idole… ») et la proposition verbale (sujet – verbe – complément circonstanciel de lieu : « son domaine […] court sur des plages… ») sont séparées par un point-virgule. Nous aurons à préciser le sens de cette juxtaposition. Pour sa part, le second paragraphe est plus retors. La proposition verbale est en incise, les tirets étant employés en manière de parenthèse : « – les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, – » ce qui sépare le complément circonstanciel de lieu : « A la lisière de la forêt, » de l’énoncé premier de cette phrase : « la fille à lèvre d’orange… » Prédication seconde, l’action des fleurs accompagne la révélation de cette fille. Précisons que la virgule après le verbe « éclairent » exclut une lecture, oralement possible, où « la fille à lèvre d’orange » serait complément d’objet direct de ce verbe. Or, si jusque-là il n’est question que d’éclaircissements grammaticaux, la grande difficulté qui invite le lecteur à un véritable effort de compréhension réside dans l’absence d’une justification explicite pour la liaison des paragraphes entre eux. Si, en les prenant chacun séparément, leur lecture paraît plus ou moins simple, il en va autrement de leur consécution. Quel sens y a-t-il à les faire se succéder l’un à l’autre ? Dans la section des Notes de l’édition du centenaire d’Alain Borer[10], Jean-Pierre Giusto présente le poème comme « un défilé d’images féminines créées par une rêverie euphorique [qui vient] se bris[er] sur la dernière phrase qui dénonce la fadeur de l’amour en ce monde ». Mais ce choix du verbe « briser » est-il judicieux ? Peut-on se contenter de supposer que la dernière phrase raille toute la revue féminine qui a précédé ? Les annotateurs les plus prudents s’en tiennent à constater que le poème se termine sur une « note négative »[11]. Dans une note au mot « idole » qui précède un commentaire du poème, Pierre Brunel précise qu’il semble qu’il faille « admettre que l’idole s’effondre », mais en ajoutant : « - ce qu’il faudra aussi vérifier[12] ». A la fin de son commentaire, il parle de « congé » donné à un ensemble de « fables grecques » dont « il ne se satisfait plus », le choix du mot « fables » étant quelque peu malheureux vu le comparatif de supériorité du début du poème : « plus noble que la fable ». Notre but est de montrer que l’articulation entre les paragraphes est solidaire d’une visée de sens subtile et précise.

Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques[.]

Par exception dans le corpus des poèmes en prose des Illuminations, nous connaissons une variante pour le premier paragraphe d’Enfance I : la transcription biffée au verso du dernier feuillet manuscrit paginé par La Vogue. L’interversion des deux derniers adjectifs (« grecs, celtiques, slaves ») ne relève que d’un enjeu d’euphonie. L’absence de « s » pour « sans parents » est insignifiante et surtout elle n’est même pas certaine, puisque le « s » pourrait être faiblement marqué et partiellement masqué par les traits ondulants qui ont servi à barrer l’ensemble du texte. Le point de fin de paragraphe n’a pas été oublié par Rimbaud sur le texte biffé. L’absence de virgule entre « nommées » et « par » infirme la thèse d’Antoine Fongaro[13] qui veut que le groupe prépositionnel « par des vagues sans vaisseaux » soit un complément de lieu (« nommées, parmi des vagues sans vaisseaux, de noms »), et elle confirme que les plages sont « nommées par » les vagues elles-mêmes. Nous avons bien affaire à un complément d’agent. Enfin, une variante importante apparaît. Au lieu d’un point-virgule, nous rencontrons les deux-points. Un point-virgule sépare deux éléments juxtaposés, en général deux propositions, mais les deux-points servent à annoncer, à introduire un ou plusieurs éléments. Ils ont un caractère subordonnant et peuvent introduire du discours direct, une énumération ou une explication. En clair, la proposition nominale introduit le thème du poème, l’enfance comme idole, avec une description minimale, tandis que l’image du domaine qui « court » commente la figure contrastée et libre de celle-ci, justifiant qu’elle soit une réalité mouvante à la fois « mexicaine et flamande ».
La première proposition nominale introduite par un déterminant démonstratif indique le sujet du poème, comme si celui-ci nous était montré du doigt : « voici cette idole ». Il s’agit d’une forme de présentatif. Sans une telle interprétation, le texte serait incompréhensible, car le groupe nominal est flanqué de quatre appositions. Celles-ci relèvent de la prédication seconde en se greffant sur un énoncé principal : « Cette idole, yeux noirs et crin jaune, » se paraphrase ainsi : « Voyez cette idole qui a les yeux noirs, le crin jaune ». Ramassé, le texte nous propose un dégagement de la vision par éléments saillants. Nous pouvons comparer ce geste avec la première phrase non verbale de Being Beauteous : « Devant une neige, un Être de Beauté de haute taille. » Or, dans cet autre poème, le récit continue de tourner autour de la description de son sujet. Dans Enfance I, l’idole évolue en présence latente. C’est « son domaine » et un catalogue féminin qui deviennent dès lors le centre de l’attention, tandis que « la fille à lèvre d’orange », en tant que fille, ne semble pas devoir se confondre avec une idole « sans parents », même si le second paragraphe est lui-même comparable à son tour à la première phrase nominale de Being Beauteous : « A la lisière de la forêt, […] la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés […] ».
Le verbe « court » appelle plus volontiers l’identification d’un sujet animé et « idole » lui aurait plus naturellement convenu que « domaine », mais le sujet poétique du verbe « court » avec emploi du possessif : « son domaine », est lui-même accompagné d’une apposition : « azur et verdure insolents, » apposition dont plusieurs traits (conjonction binaire du « et », couple de couleurs, assonance « -ur- » proche de la rime) confirment l’idée d’un échange de « liberté libre » entre idole, domaine et plages (soulignements nôtres) : « yeux noirs et crin jaune », « plus noble que la fable », « mexicaine et flamande », « azur et verdure insolents », « vagues sans vaisseaux ». Nous retrouvons en ce cas l’idée du « charme des lieux fuyants » de Génie ou plus significativement l’idée d’un « domaine » qui s’entend comme vie et refus de l’impassibilité résultant d’une éducation rigide. Citons Guerre : « Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s’émurent. » Un autre rapprochement s’impose alors entre, d’un côté, le choix brutal des mots « crin » et « jaune » pour caractériser la chevelure solaire blonde de l’idole[14] et, de l’autre, celui de l’adjectif « insolents » pour qualifier la double intensité colorée d’un ciel pur (« azur ») et d’une végétation luxuriante (« verdure »). C’est ainsi que l’expression de la liberté se fait sauvage et surprenante, le « crin » n’étant pas sans évoquer la crinière d’un cheval au galop au sein de ce « domaine » qui « court » lui-même. La blonde à l’œil noir existe en poésie et est parfois dessinée en un seul vers, comme dans Les Contemplations de Victor Hugo par exemple : « Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle était noire » (Livre 3, X, Amour). Ici, l’œil noir est pour absorber le contemplateur, mais aussi pour exprimer une vie au soleil, comme le « crin jaune » est pour en manifester l’éclat : par exemple, « jaunissant » est un équivalent connu de « blondissant ». Ces caractérisations physiques suffisent à justifier la conjonction « mexicaine et flamande ». Il existe peut-être une raison intertextuelle à ce choix, mais son ignorance ne nuit pas à la compréhension du poème de Rimbaud[15]. Notre idole est « mexicaine » par l’œil noir et « flamande » par sa blondeur crue, plutôt même les traits flamands et mexicains ne sont que des chatoiements de son être. Les assonances ou rimes étant abondantes dans ce poème, la rime « mexicaine » :: « domaine » souligne l’idée que ce domaine est illimité, recouvrant à la fois l’Ancien et le Nouveau Monde, le nord et le sud. Paradoxalement, l’expression lapidaire de forme négative : « sans parents ni cour, » exprime la liberté, et l’homophonie entre « cour » et « court » n’est bien sûr pas innocente, ce poème étant un véritable laboratoire d’expériences sur les phonèmes.
Par son absence de verbe et ses juxtapositions, le début du poème se rapproche du début de Voyelles. L’opposition « A noir, E blanc, » n’est pas absente de la conjonction « yeux noirs et crin jaune ». L’idole est la lumière de l’esprit dans le fait solaire comme dans l’ombre : « Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre » (Victor Hugo, Les Contemplations, I, XIII, A propos d’Horace). Le couple « azur et verdure » rappelle, en sens inverse, le ciel du « O » et le monde terrestre du « U » des tercets de Voyelles. Le « rire des lèvres belles » semble décliner ici en « idole », en « fille à lèvre d’orange », puis en revue de femmes au troisième paragraphe. Ce mode d’énonciation par juxtapositions permet à Rimbaud d’exprimer de manière feutrée tout un sens divin et intime du rapport au monde qui lui est cher.
Introduite par un déterminant démonstratif, l’idole du poème Enfance I n’est autre que l’enfance elle-même et non pas la « Femme » du poème de 1870 Soleil et Chair, malgré l’évocation exclusive de personnages féminins tout au long du poème. Quatre appositions la caractérisent. Nous avons déjà observé que le poète a voulu présenter l’intégration des contrastes dans une idée plénière de la jeunesse : « yeux noirs et crin jaune », traits mexicains et flamands. La nature flamande est une figure érotique du nord et la nature mexicaine représente ici un érotisme solaire lié à la découverte de l’Amérique. L’enfance recouvre la totalité du monde et, si nous ne cherchons pas à tout prix à identifier une fable précise dont il serait question, un comparatif de supériorité « (cette idole) plus noble que la fable » nous fait entendre que son culte ne sera pas « un effet de légende » (Soir historique). Nous comprenons que c’est la vérité de cette enfance qui dépasse les produits des fables en noblesse. A la différence des « enfants », l’idole qu’est l’enfance elle-même n’a aucun parent. Cette idole est de toute éternité, mais cela signifie aussi que l’enfance est éveil à la vie et non pas soumission. Les parents seront une figure du conflit, sinon de construction d’une vie adulte. Le mythe de l’enfance, c’est le refus de brader dans un devenir le diamant pur de ce qui est déjà là. Aussi, face à cette idée de parents, l’idole n’est pas non plus une entité oppressive du type royauté, elle n’a pas de cour importune, car, et la suite du texte le montre bien, elle est une « possession immédiate » (Solde) de la liberté pour celui qui en jouit. Nous retrouvons l’idée de Credo in unam d’hommes invités à regagner leur place auprès des dieux, en célébrant ces dieux mêmes qui sont alors l’expression de l’antique gloire retrouvée d’avant le christianisme. Cette idole a pour domaine l’infini du ciel et de la Nature, ce qu’une quasi rime vient accentuer : « azur et verdure ». Nous avons vu que cette harmonie est en couleurs avec le bleu et le vert qui rejoignent le noir des yeux et le jaune des cheveux. L’image surprenante du « crin jaune » n’est en rien dévalorisante, mais participe d’une sauvagerie fière d’avant la civilisation chrétienne. De la même façon, l’insolence d’un domaine qui procure des sensations s’oppose au discours de la religion chrétienne, a fortiori pour le XIXe siècle où il était exigé que nous demandions pardon de notre rapport au plaisir des sens chaque fois que nous en jouissions. L’enfance est aussi le renouveau de la Nature, le printemps, saison exprimée plus loin dans ce poème avec la floraison brusque des fleurs et le sol encore gras faisant suite au dégel. Le mot « idole » renvoie à une divinité païenne, la Vénus qui fait croître la Nature.
C’est bien le domaine lui-même qui court dans l’espace, enchantement plus fort que les déplacements de l’humanité. C’est un prolongement, par exemple, de l’idée claire et nette formulée par Victor Hugo dans Les Contemplations (VI, XXVI, Ce que dit la bouche d’ombre) : « Tout vit ! Tout est plein d’âme ! » Et la mer vient compléter le ciel et la terre, en insistant sur des espaces de rencontres quelque peu liés à des idées de fusion et de fécondité, « des plages ». Conditionnées par l’adverbe « férocement », les nationalités des mots « grecs, slaves, celtiques » se comprennent aisément, et cela dans la continuité des recueils de Leconte de Lisle, comme renvoi à une ère non chrétienne de déferlement des peuples antiques et barbares. La preuve en est que ces adjectifs forment une unité significative bien distincte du couple « mexicaine et flamande »[16]. Comme autant d’invitations au voyage, les vagues ne sont pas civilisées par le passage de vaisseaux militaires ou marchands : il n’y a pas de sillage à enlever, et l’humanité, dont la présence est présupposée par les mentions de nationalités, est vue ici à travers le souvenir d’une enfance mythique que le christianisme a rompu. La férocité est celle d’une liberté sans entraves, ce que souligne l’homophonie entre le nom « cour » qui est rejeté par la conjonction « ni » et le verbe « court » qui prête une action finalement peu étonnante à un domaine que nous pouvons comprendre comme mouvement incessant du ciel et de la végétation. Ce domaine, selon le vœu même du Bateau ivre, vit encore en harmonie avec le « Poëme / De la Mer ». Or, l’emphase de la reprise entre « nommées » et « noms » est liée à une amplification prosodique plus importante : l’expression « vagues sans vaisseaux » conçue autour des initiales en « v » est insérée dans un rapport plus vaste qui fait se répondre par l’écho du « a » et leur patron syllabique commun les trois mots « plages », « vagues » et, en notant la présence du [l] et du [v], « slaves » : « sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.[17] » Nous retrouvons l’oscillation cosmique du « U vert » qui est « cycles, vibrements divins des mers virides, » etc. La reprise « nommées » et « noms » souligne encore un paradoxe. Si les vagues ne portent pas de vaisseaux, formulant une absence de civilisation dominatrice[18], l’origine des noms « grecs, slaves, celtiques » devient elle-même partie prenante de la fable de l’enfance. Les mots des premiers peuples sont frappés d’un caractère étonnant, d’un caractère divin. L’Homme est encore dans la surprise du langage et du monde, et non dans la maîtrise froide des savoirs.

A la lisière de la forêt – les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.

Le poème se maintient dans l’idée d’un domaine mouvant impliquant le ciel, la Nature et les eaux : « les arcs-en-ciel, la flore, la mer. » Ce rythme ternaire fait écho à celui de la fin du paragraphe précédent : « grecs, slaves, celtiques. » Il s’agit d’un véritable unisson. Mais le rythme ternaire occupe le second paragraphe tout entier, puisque sa présence insistante est appuyée par les séries de verbes « tintent, éclatent, éclairent, » puis « ombrent, traversent et habillent ». Au premier paragraphe, le lieu de diffusion du « domaine » était situé sur les « plages » ; au second, il est question d’une autre zone-limite « la lisière de la forêt », mais toujours dans l’optique de présenter ce mouvement général d’une vie impossible à figer pour une sorte de trinité ciel, Nature et mer[19]. Il s’agit d’une philosophie animiste de nature polémique, puisque, implicitement, le poète conteste le récit plein de subdivisions de la Genèse : apparition de la lumière, puis séparation franche délimitant la terre (continents et non matière), le ciel (eaux d’en-haut) et la mer (eaux d’en bas), puis inventions successives des créatures, végétaux et animaux, avec un partage de ces derniers entre ciel, terre et mer, tout étant clairement départagé et ordonné par la volonté divine dans ce texte prétendant nous raconter un commencement du monde avec Dieu pour origine. Loin d’une mise en ordre découlant du « Fiat lux », la lumière est ici liée à une interpénétration des réalités du monde sensible. Un « clair déluge », figure d’une lumière apparentée à la liquidité (qui plus est, mention qui apparaît déjà dans Michel et Christine), « sourd des prés » et les « fleurs », loin d’avoir un simple éclat, en précipitent l’action : « éclatent ». Par une série de trois verbes aux emplois intransitifs, les fleurs sont décrites en action et non plus soumises à la production d’effets. Elles émettent des vibrations particulières, les « tintements » que nous retrouvons dans le poème Antique, et, loin de renvoyer simplement leur trop-plein de jour, la paronomase : « éclatent, éclairent, » accentue l’idée qu’elles sont les sujets de leur éclosion et qu’elles produisent leur propre lumière. « Nous aussi, nous avons des rayons, s’écrient les fleurs, » comme dirait Hugo. Ce dispositif verbal prolonge l’esprit des clichés romantiques (« frissons » et vibrations) très souvent mentionnés par Rimbaud. Ainsi que pour le lien lexical des formes « nommées » et « noms », les noms « fleurs » et « flore » se font écho au second paragraphe, symétrie qui n’est pas sans évoquer la magie de lumière de la « fleur qui me dit son nom » dans Aube.
Il existe deux niveaux de traitement du motif de l’universelle analogie, autrement dit des correspondances, dans l’œuvre hugolienne : un motif cosmique et un motif galant. A la différence de Baudelaire et Rimbaud, Lamartine et Hugo justifient les « correspondances » par la référence à Dieu. Mais, sans oublier des passages plus explicites de Lamartine, avec un art qui n’appartient qu’à lui, Hugo dans Les Contemplations lève parfois un voile sur la subjectivité des correspondances.

Et, le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
[…]
« Tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! » disent-elles.
Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
[…]
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : C’est lui ! c’est le rêveur ! (Livre I, II)

L’arbre où j’ai, l’autre automne, écrit une devise,
La redit pour son compte, et croit qu’il l’improvise ; (Livre II, I Premier mai)

Amour, lorsqu’en nos cœurs, tu te réfugias,
L’oiseau vint y puiser ; ce sont ces plagiats,
Ces chants qu’un rossignol, belles, prend sur vos bouches,
[Et… les rochers… ravis]
[…] ne distinguent plus, dans leurs rêves étranges,
La langue des oiseaux de la langue des anges. (Livre II, IX, En écoutant les oiseaux)

Le Soleil de Credo in unam qui « Verse l’amour brûlant à la terre ravie » a des affinités avec Leconte de Lisle et Hugo, y compris quand celui-ci descend au motif galant :

J’ai dit aux astres d’or : Versez le ciel sur elle !
Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amour sur nous ! (Livre II, V, Hier au soir)

La « fleur qui me dit son nom » dans Aube est à rapprocher de la dimension cosmique de Stella (poème des Châtiments cité dans la lettre du 15 mai 1871 à Demeny) : « […] une fleur / Qui s’éveillait me dit : C’est l’étoile ma sœur. » Dans le livre L’Âme en fleur des Contemplations, la connaissance du nom de chaque fleur est associée à une exaltation galante de l’amour :

[…ces deux cœurs…]
Disaient à chaque fleur quelque chose en passant.

Elle sait tous les noms des fleurs qu’en sa corbeille
Mai nous rapporte avec la joie et les beaux jours ;
Elle les lui nommait comme eût fait une abeille,
[…]
Il demandait comment chaque plante s’appelle,
Se faisant expliquer le printemps mot à mot.

Ô champs ! il savourait ces fleurs et cette femme.
Ô bois ! ô prés ! nature où tout s’absorbe en un,
Le parfum de la fleur est votre petite âme,
Et l’âme de la femme est votre grand parfum. (Livre II, XVII, Sous les arbres)

Le livre deuxième des Contemplations formule l’idée clef de Credo in unam. L’amour est au-dessus du bonheur qui n’est qu’une « fleur mortelle ». L’éternité, c’est l’amour et le soleil est son principal propagateur dans la Nature. Il nous semble depuis longtemps évident que Les Contemplations présentent le modèle le plus proche de Rimbaud d’une poésie métaphorique de célébration de la lumière et de la Nature comme un amour éternel de la vie avec lequel être en phase. Hugo, dans la continuité des Méditations poétiques, associe la lumière à Dieu. Un soir que je regardais le ciel, le dernier poème de L’Âme en fleur, est en partie une démarcation du Lac lamartinien. Comment douter de la liaison de ces trois titres : Méditations poétiques, Contemplations, Illuminations ? Hugo choisit aussi de placer la femme au cœur d’un tel dispositif. Mais, à la fin de son livre deuxième, Hugo consent à se laisser détourner du regard porté au ciel par la femme aimée et il nous propose un credo qui, pour le coup, ne sera pas celui de Rimbaud :

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
Le vaste azur n’est rien, je te l’atteste ;
Le ciel que j’ai dans l’âme est plus céleste !

Un « dévouement, rayonnant sur l’obstacle » est présent dans Matinée d’ivresse ou Génie, mais Rimbaud ne tournera jamais le dos au soleil et à l’amplification cosmique qui sont l’éternité divine immédiate. Il déleste le dispositif métaphorique hugolien du Dieu de la charité et n’admet pas la sacralisation pure et simple de la femme aimée. Les éléments qu’Hugo consacrent respectivement à Dieu et à la Femme se reforment chez Rimbaud en une allégorie en général féminine (Génie comme exception) qui est Vénus substituée à Dieu. Le plan galant passe au plan cosmique qui le grandit, la « fleur qui me dit son nom » est lumière divine de Vénus. Si les fleurs sont « de rêve » dans Enfance I, le récit de conquête du poème Aube est impliqué dans un « rêve » qui sera suivi d’un réveil à midi que les rimbaldiens assimilent à tort à une dénonciation de l’illusoire, puisqu’il s’agit, dans la continuité des romantiques (Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle même) du motif du « grand songe » comme semence (cf. la lettre à Demeny du 15 mai 1871). Quelque part dans son âme, dans son rêve, l’Homme ou le poète doit se dresser contre le monde ambiant et susciter l’appel de vie qui est en lui, retrouver l’harmonie de l’esprit antique qu’il a laissé sommeiller. Ouvrir les yeux, c’est aussi enchanter le réel pour nous rendre à toute notre exigence d’accomplissement, de dépassement. Les « fleurs de rêve » sont peut-être des jeux de lumière métaphorisés, expression imagée comme Hugo aime à en émailler sa poésie de manière plus explicite : « L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière, » dans Crépuscule (Les Contemplations, Livre deuxième, XVIII). Peu importe que l’onirisme du poème soit interprété comme un rêve ou comme un enchantement possible du monde ambiant, l’expression « fleurs de rêve » signifie la réalisation de l’idéal en nos âmes, sans quoi notre regard ne sera que celui de la pâle raison du christianisme qui, malgré l’exposition au soleil, risque de maintenir chacun à l’état de « pâle squelette ». Les critiques rimbaldiens, comme par peur de ce mode métaphorique propice à l’évasion dans la fable, veulent que Rimbaud n’en soit pas dupe. Mais c’est un faux débat que de songer à interroger la véracité d’une féerie en poésie. C’est le supplément d’âme et de sens qu’il faut guetter (Credo in unam était explicite à ce sujet) et Rimbaud n’est pas un être matérialiste purement épicurien : il vise à un rapport complet entre les mondes d’idées et les mondes sensibles. Cas à part d’Une saison en enfer ou des Sœurs de charité, la poésie rimbaldienne ne se construit pas sur l’idée d’un univers vide de sens, ses allégories conservent l’idée de ressorts providentiels. Il faut en prendre acte.
Nous sommes face à un texte qui exalte une liberté s’affrontant polémiquement au monde actuel et à la religion. Nous en avons donné des signes et, en évoquant la Genèse, nous avons précisément ouvert la voie à une interprétation du poème Enfance I comme texte de rappel d’un commencement (éternel et non temporel) opposable au christianisme. Nous retrouvons là l’auteur de Credo in unam qui répliquait à maints poèmes des Méditations poétiques de Lamartine (l’adepte d’un platonisme chrétien). Rimbaud prolongeait alors l’action du poète Leconte de Lisle, puisque celui-ci, déplorant de vivre dans le monde moderne, se donnait l’apparence de ressusciter l’esprit antique ou barbare en ses poèmes, en épinglant, loin de l’impassibilité qu’on lui prête, le caractère mortifère de la religion chrétienne. Lamartine, dans le droit fil d’une longue tradition, voyait Socrate et Platon comme les annonciateurs du christianisme ; Leconte de Lisle voyait, pour sa part, Platon et Aphrodite, depuis la sacralisation de son poème « initial » Hypatie, comme les victimes regrettées du même christianisme. Conscient d’affinités non négligeables entre platonisme et christianisme, notamment au plan d’un rejet du monde sensible et de la vie mondaine, Rimbaud va amender le dualisme dans le sens d’une réconciliation, mais celle-ci ne se confond pas avec la résorption pure et simple de l’idéalisme dans un parfait matérialisme. Et plus syncrétique que Leconte de Lisle qui essayait de bien subdiviser esprit grec, esprit latin, esprit indien, Rimbaud, qui se permet lui de commenter le monde moderne dans ses poèmes, va donner aussi l’exemple de nouveaux mythes puissants (Bateau ivre, Voyelles, Illuminations, etc.) capables de dépasser les limites du projet d’un Leconte de Lisle qui n’a su que choisir le retrait, voire la retraite, sans se proposer l’ambition hugolienne d’être un mage pour guider la société vers un meilleur avenir. Une édition d’œuvres de Leconte de Lisle avec le titre nouveau de Poëmes barbares a eu lieu en 1872, sachant que le poème en prose de Rimbaud a très bien pu être composé cette année-là[20]. Pour des raisons alimentaires, Leconte de Lisle traduisait régulièrement des classiques de la littérature grecque, a fortiori les épopées d’Homère. Or, l’expression « la fille à lèvre d’orange » s’impose en tant qu’épithète homérique, sachant que la plus célèbre de toutes n’est autre que, en dépit des variantes de traduction, « l’Aurore aux doigts de rose ». La lisière est à la limite d’un lieu découvert qui reçoit la lumière, ce qui justifie la description éclatante des « fleurs de rêve ». Et nous pouvons ici reprendre le parallèle avec le premier paragraphe qui commençait par un groupe nominal isolé. Le second paragraphe suppose lui-même une proposition sans verbe, sorte de tour présentatif qui achève d’établir le parallèle entre « idole » et « fille à lèvre d’orange ».
Nous rencontrons à nouveau un énoncé à base nominale qu’appositions et compléments étirent en description : « la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. » La mention de couleur « orange », d’ailleurs aussi étrange que « crin jaune », conforte le rapprochement avec l’idole et suggère à nouveau l’idée d’un jeu de réfraction solaire. L’association de l’enfance à l’aurore est assez naturelle et il n’est pas exclu que la « fille » soit l’aurore elle-même. Elle se présente en allégorie contre-évangélique par sa position et sa situation. Elle éprouve le plaisir des sens sans culpabilité, ses « genoux croisés » suggérant une parodie de conjuration du Mal dans un lieu apaisé, Mal conjuré qui sera paradoxalement la religion chrétienne. Cette enfant se plaît dans le « déluge », mot qui suppose le châtiment de l’humanité dans La Bible, mais l’entrelacement des jambes de cette fille qui est enfance dédramatise le phénomène diluvien. Le déluge est consenti, on s’abandonne à lui. Il est qualifié de clarté et se présente comme une continuité fécondante de la vie végétale. Centre de toute l’attention, de tous les hommages, l’enfance nue, ou sa représentante, est habillée de vêtements aussi mouvants que son domaine, puisqu’une série de verbes la place sous l’influence des effets des « arcs-en-ciel », de la « flore » et de « la mer ». Ils la nuancent (« ombrent »), mais ils confirment aussi une interpénétration globale du vivant qui prolonge l’idée de domaine appelé à courir (« traversent ») et ils créent aussi un champ de visions toujours vivantes (« habillent »). La lumière qu’est la fille elle-même, au-delà du « clair déluge », se définissant « nudité », celle-ci se fait « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ».
La « lèvre d’orange » est expression d’une sensualité et d’un goût savoureux appliqué à un phénomène d’enfance du jour. L’enfance est sans parents, car principe éternel. Le poème contre-évangélique L’Eternité formule clairement cette éternelle renaissance liquide du jour jaillissant de la mer dans un refrain célèbre. Rimbaud reprend l’idée présente chez Lamartine d’une « « éternelle aurore », mais en la retournant contre l’emploi chrétien du grand romantique. L’éternelle aurore chez Rimbaud, c’est la confiance dans la musique des sphères, dans l’harmonie universelle. Et l’expérience révolutionnaire d’un peuple-océan renvoyant le soleil est superposée explicitement à cette figure dans cette si célèbre deuxième chanson des Fêtes de la patience que le lectorat s’obstine à interpréter à tort comme un couchant, malgré les indices d’élévation, de refus de prière chrétienne du matin (« Nul orietur »), etc.
Pierre Brunel a peut-être vu juste quand il a aperçu les analogies suivantes entre Enfance I et La Fille aux cheveux de lin de Leconte de Lisle[21]. Aux « cheveux de lin » ferait écho le « crin jaune » et aux « lèvres de cerise » la « lèvre d’orange », d’autant que la réécriture porterait sur deux vers consécutifs :

Sur la luzerne en fleur assise,
Qui chante dès le frais matin ?
C’est la fille aux cheveux de lin,
La belle aux lèvres de cerise.

L’amour, au clair soleil d’été,
Avec l’alouette a chanté.

Mais ce poème de Leconte de Lisle fait partie d’un ensemble inspiré du poète Burns, Chansons écossaises, qui introduit une mignardise fade étrangère à Rimbaud. Dans les autres poèmes (Nanny, Nell, Annie, La Chanson du rouet), il est question de « Bois chers aux ramiers », « Cher pays », « chère amour », « chère maîtresse », « chère Annie » et d’un « cher rouet » qui revient six fois en boucle. Les Chansons écossaises parlent de « cœur », de pleurs et de malheurs. Maintenant, il convient de rester prudent. Enfance I n’est pas en liaison étroite avec les imitations de Burns et il va de soi que ni le premier, ni le second paragraphe d’Enfance I ne sont fades et mignards, ni confinés à la sphère privée des cœurs amoureux. En revanche, cette rencontre avec la poésie de Burns est un indice intéressant de l’amollissement progressif du poème de Rimbaud. D’une « idole » au « crin jaune », nous sommes passés à une « fille à lèvre d’orange ». La férocité cède la place à une certaine délicatesse. Nous assistons à un relâchement. Nous pouvons nuancer notre propos sur un point. C’est peut-être une pétition de principe que d’opposer une idole sans parents à une fille. Les deux premiers paragraphes peuvent très bien désigner la même enfance-idole, ce qui serait même logique étant donné le contraste de leur présentation féerique avec le catalogue féminin qui va suivre. Mais, cette simplification n’est pas obligée, semble-t-il. Dans Credo in unam, la foi en Vénus n’exclut pas le retour de tous les dieux antiques au dernier vers.
Autre fait troublant, l’allusion à une Vénus quelque peu Anadyomène se doublerait d’une allusion à la figure d’Eve chassée du Paradis. Lawrence Watson a proposé un rapprochement intéressant avec le poème La Vision d’Eve des Poëmes et poésies de Léon Dierx[22]. Le poème est dédié à Leconte de Lisle et certaines images sont très proches du passage rimbaldien de « la fille à lèvre d’orange » :

Eve, sereine aussi, corps vêtu de clartés,
Assise aux bords ombreux d’une vierge fontaine,
Regardaient deux enfants sourire à ses côtés,
[…]

Eve s’adresse à Dieu, en faisant valoir que son âme est en Adam et que l’expulsion d’Eden n’est rien face à l’amour. Ses enfants étant là, elle peut dire :

Le ciel entier descend dans mon cœur et s’y noie !

Ces enfants ont dans le regard quelque chose de plus que le firmament et présente l’espoir que soit percé « le secret d’une enfance ignorée ». Mais ce discours est suivi d’une agression de l’aîné qui frappe son frère cadet. La mère parvient à les apaiser :

Ils dormaient tous les deux enlacés, et la femme,
Immobile, les doigts sous un genou croisé,
Sentit les jours futurs monter noirs dans son âme !

Le poème de Rimbaud ne formule pas la haine ou le crime. Il va faire ressortir un mal-être plus profond. La dimension caïnique qui fait l’Homme responsable de sa chute sera plus sociétale, sinon métaphysique.

Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés[,] – jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages[,] sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques[,] petites étrangères et personnes doucement malheureuses[.]

La présence cosmique s’estompe, mais ne disparaît pas totalement au troisième paragraphe où il est question de dégel, mais aussi d’une reprise frappante du mot « mer » qui semble le pivot du poème, son point de basculement. Le nom « mer » en fin de second paragraphe clôt la première proposition nominale du suivant. Les arcs-en-ciel et la flore cèdent la place à des femmes présentées comme leurs équivalents. L’idée de sphère et de vie est prise en charge par le verbe « tournoient », tandis que, métaphore pour les femmes habillées précieusement, le nom « bijoux » se mêle à l’énumération des êtres féminins : « Dames », « enfantes et géantes », « superbes noires », « bijoux debout » (choix significatif d’un tel adverbe), « jeunes mères et grandes sœurs », « sultanes, princesses », « petites étrangères et personnes doucement malheureuses ». Cette revue conserve la logique d’appariements contrastés du premier portrait de l’idole et elles conservent l’idée d’exprimer la totalité : « enfantes et géantes ». Surtout, la proposition nominale : « Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer », place clairement cette revue du côté de l’idéal féminin exprimé dans Soleil et Chair : « Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! » Un rapprochement évident avec le poème Fleurs confirme qu’il est question de la foi vénusienne du poète : « Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » Cette attirance pour Vénus est jeunesse et force, et il n’est bien sûr pas pertinent de se dire que Rimbaud ne peut pas croire en une telle divinité, l’important étant qu’il cherche un moyen d’exprimer le plus habilement possible ce qu’il peut ressentir de plus fort du côté du sens transcendant et printanier de la vie.
Le lecteur a pu remarquer que nous avons ajouté entre crochets un nombre conséquent de signes de ponctuation, points et virgules, en donnant la transcription de notre lecture du manuscrit. Peut-être agacé de recommencer sa copie du poème, Rimbaud a négligé de reporter plusieurs d’entre eux. Malgré les retours à la ligne, le mot « celtiques » n’est pas suivi d’un point, ce qui est connu et compensé par la variante biffée, mais le fac-similé consulté sur le site de la Bibliothèque Nationale de France[23] semble indiquer que c’est le cas également pour le mot « malheureuses », ce qui aurait échappé à l’attention jusqu’à présent. Dans tous les cas, la lacune de ponctuation en fin de paragraphe n’a pas à être respectée par philologie. Le poète a simplement négligé d’indiquer à deux reprises la présence d’un point. Il en serait allé autrement s’il avait songé à des points d’exclamation, d’interrogation ou de suspension. Cependant, Rimbaud a encore omis la virgule après le mot « pèlerinages » qui tombait en fin de ligne et il a aussi omis de reporter un signe de ponctuation entre « tyranniques » et « petites étrangères », mots qui se suivent sur une même ligne, mais qu’il a pris la peine d’espacer par un blanc plus marqué. Eventuellement, mais ce n’est qu’une légère hypothèse, il se peut que Rimbaud ait suspendu son jugement en fait de ponctuation à adopter à ces deux endroits, mais, à défaut de réponse, il est dérisoire de ne pas suppléer par une virgule, signe le plus neutre, à de tels manques. A moins d’informations plus poussées sur l’usage du tiret, une virgule pourrait manquer également devant le tiret qui précède « jeunes mères », puisque l’énumération se poursuit. Néanmoins, ce retour sur la ponctuation nous rappelle que la proposition : « Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer », est isolée de l’énumération globale par un point-virgule, tandis que l’énumération elle-même semble subir une bipartition du fait de la présence d’un tiret de décrochement. La « mousse vert-de-gris » et le « sol gras » ne cadrent pas tout à fait avec l’idée de femmes tournoyant sur des terrasses proches de la mer. La reprise du mot « mer » d’une fin de second paragraphe à une fin de proposition nominale calée sur un point-virgule invite à penser que, pour la suite de l’énumération, la mer semble une réalité de plus en plus éloignée. Les femmes énumérées à la suite du tiret de démarcation peuvent éventuellement représenter, en-dehors de premiers groupes pleins de santé (« dames qui tournoient » près de la mer, « enfantes », « géantes », « superbes noires »), les « bijoux » métropolitains à la vie plus anémiée, parce qu’elles ont un rapport étriqué à la Nature : jeunes mères, grandes sœurs, sultanes, princesses, petites étrangères, personnes doucement malheureuses. Semblant exclure l’idée de simples « bosquets » et « jardinets », les « sultanes, princesses » tendent bien à faire ressortir cette part de vie restreinte par leurs vêtements et leurs gestes (« de démarche et de costume tyranniques »).
Les langueurs de cet ensemble féminin ne sont pas considérées d’une manière pleinement péjorative par le poète ou, du moins, l’oscillation péjorative (« bijoux debout sur le sol gras des jardinets et des bosquets dégelés », « sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques », « personnes doucement malheureuses ») ne prend pas le pas sur l’étalage collectif. Si « personnes doucement malheureuses » il y a, c’est dans un système d’équivalences avec « superbes noires » ou « grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages ». La présence de rimes ou d’assonances conforte les liens avec l’idole du premier paragraphe (nous soulignons) : « enfantes et géantes », « bijoux debout », « des bosquets et des jardinets », et à distance « jeunes mères » et « petites étrangères ». Il en va de même des conjonctions binaires avec « et » qui peuvent être relayées par l’asyndète « princesses, sultanes », par une symétrie implicite (« superbes noires… » / « bijoux debout… ») qui suppose même un contraste sociétal, par des appariements reportés sur des compléments (« des bosquets et des jardinets dégelés », « de démarche et de costume tyranniques »). Le nom « enfantes » est de la famille du nom « enfance », vérité de La Palice, mais plusieurs éléments révèlent une dévaluation progressive. La rime « des bosquets et des jardinets » est une version mesquine de la mention « azur et verdure insolents ». L’idole et la fille, chacune seule, cèdent la place au pluriel des représentations féminines. Il ne s’agit plus de l’idole, mais de femmes qui sont des idoles pour les hommes et en même temps des femmes-idoles qui aspirent pour elles-mêmes à communier avec l’enfance-idole[24]. Les « regards pleins de pèlerinages », avec le choix malicieux d’un mot d’origine chrétienne, est significatif à cet égard. Les « terrasses voisines de la mer » sont à rapprocher de la « jetée, partie à la haute mer » d’Enfance IV. Anticipant la présence de l’adjectif « petites » qui qualifie le nom « étrangères » (fait à rapprocher du poème L’Etranger en tête du Spleen de Paris de Baudelaire, mais aussi de « l’enfance étrange » dans Guerre), le suffixe au pluriel « -ets » pour « jardinets » et « bosquets » marque un rapport à la grande Nature qui n’est plus premier, mais dérivé, artificiel. Les « étrangères » connaissent le sentiment d’exil à l’instar du poète dans Credo in unam. La proximité de la mer et les pèlerinages défilant dans les regards indiquent moins la communion qu’une attente semi-confiante pour renouer l’alliance avec l’enfance éternellement productrice de l’univers. Enfance I est en réalité très proche du mouvement logique plus explicite du poème Jeunesse II Sonnet : « la chair n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger, - ô journées enfantes ! ».
 Du premier paragraphe au troisième d’Enfance I, nous sommes passés de l’adverbe « férocement » à l’adverbe « doucement », l’affirmation de soi, si importante selon Angoisse, une autre des Illuminations, s’amollissant progressivement dans ce poème. Figures de royauté, les « sultanes, princesses » ne connaissent plus la royauté première de la « liberté libre » et sont elles-mêmes soumises à un décorum oppresseur : « de démarche et de costume tyranniques ». De tels habits s’opposent évidemment à ceux avec lesquels les éléments de l’univers « habillent » « la fille à lèvre d’orange ». L’adjectif « tyranniques » apparaît significativement dans Matinée d’ivresse pour qualifier les « honnêtetés » de la religion de « l’arbre du bien et du mal ». Toute la dégradation progressive d’Enfance I s’explique par les touches allusives à l’endormissement chrétien du monde moderne. Dans Credo in unam, l’abandon au soleil du poète couché dans la vallée n’était que le préliminaire d’une reconquête de la dignité humaine. Enfance I illustre par touches allusives l’histoire de la chute humaine des temps antiques aux temps modernes.

Quel ennui, l’heure du « cher corps » et « cher cœur ».

Le quatrième paragraphe épingle l’affadissement, le relâchement humain, la déperdition du sentiment d’enfance, ce qui est différent d’un déni pur et simple des trois paragraphes précédents. Les lectures sont erronées quand elles interprètent que « cette idole » est la « Femme » au début du poème. Dans Credo in unam, la « Femme » est « Idole », mais elle est seconde par rapport à la figure première de Vénus, ce qui permet d’articuler le divorce entre condition féminine et exaltation de son idéal. C’est ce divorce que nous retrouvons dans Enfance I et qui doit inviter à distinguer l’enfance maintenue comme horizon d’attente d’un catalogue féminin décevant qui n’a pas le cynisme du narrateur de Mademoiselle de Maupin, roman de Théophile Gautier, Rimbaud étant visiblement bisexuel, et ses poèmes témoignant très nettement d’une attirance enthousiaste pour la Femme[25]. Ses exaltations ne sont pas pour donner le change et il regrette visiblement l’idée d’une femme à la hauteur de ses attentes ambitieuses formulées en poésie. Nous croyons avoir montré que les gradations sont évidentes qui mènent du début à la fin du poème et, sans cela, l’allégorie ici clairement mise en œuvre de l’enfance nous semblerait perdre son sens, sans compter que les motifs de cette œuvre se retrouvent avec des valeurs positives dans d’autres poèmes en prose ou en vers. L’ennui a à voir avec l’appel aux eaux dans Après le Déluge, mais aussi dans Enfance II, poème dont la clausule : « la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes », qui ne mentionne pas innocemment « éternité » et « larmes », souligne une rencontre entre le motif d’éternelle aurore réconciliant sens et idées avec la vie universelle quotidienne du poème L’Eternité et un thème de la révolte qui sert à préserver le diamant humain dans Barbare.
Solidaire de poèmes comme A une Raison et Guerre, Enfance I peut être commenté par des citations de Jeunesse II Sonnet. « La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race vous poussaient aux crimes et aux deuils. » La « raison », bien que « fraternelle », s’est faite plus « discrète par l’univers » et, en écho avec le poème Guerre, nous apprenons du poète que « la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées. » Pensons avec le poète qu’il faut retrouver les « images » « d’une élégance fabuleuse » (Enfance II)[26]. Rimbaud ne répudie pas les trois premiers paragraphes après les avoir composés. Son propos, c’est celui d’un temps présent qui a sombré et qui revient dans Solde, Génie, etc. Nous avons interprété dans son contexte la formule privative « sans parents ni cour » comme expression d’une liberté, mais cette absence de « cour » est aussi peut-être une première difficulté d’affirmation de l’idole en soi. Le monde ne rêve que rois solennisés, que fables de droits impériaux et progrès des sciences. « Notre pâle raison nous cache l’infini ! »
Le rapprochement avec Après le Déluge confirme bien l’idée que cet « ennui » est le regret de la « liberté libre » dans une communion à l’antique avec l’enfance-idole. Or, si nous avons nettement souligné les appositions des deux premiers paragraphes et les jeux sur les phonèmes, la phrase nominale exclamative qui clôt le poème en privilégiant le dépit morne (pas de point d’exclamation énergique) est constitué d’une apposition au nom « ennui » qui concentre quelques appariements de phonèmes. Il s’agit en soi d’un facteur d’unité formelle au plan du poème. Nous observons une quasi rime entre « heure » et « cœur » et une quasi homonymie des termes en mention « cher cœur » et « cher corps ». Mais, cette quasi homonymie souligne paradoxalement l’opposition des dernières voyelles (stables, dirons-nous, par souci de précision) de ces deux expressions, ce qui veut dire que le principe de la rime est retourné ici en contre-rime, contre-rime bien significative si nous la rejoignons pour lui faire dire un cri naturel devant l’ennui : « Horreur ». Le roulement des [R] est très présent également dans cette apposition finale : « l’heure du « cher corps » et « cher cœur » » et le premier dans « heure » est encadré d’une variante stable et instable de la même voyelle « e », ce qui conditionne les achoppements du [R] à la lecture de la clausule. Tous les verbes conjugués du poème sont au présent de l’indicatif et ils sont tous concernés par le présent d’énonciation, y compris le verbe « court » qui, seul, pouvait ne pas exclure le présent de vérité générale. L’hétérogénéité d’évocations où il est quand même question de printemps, de « crin jaune », de férocité, de course, d’absence de cour et parents, de quelque chose de « plus noble que la fable », d’insolence, de prodiges d’une Nature féerique, d’une « nudité », d’un goût d’orange !, de danses féminines émancipées en bord de mer, de géantes, de superbes noires, de sultanes, ne peut pas se résumer dans la fadeur que suppose plus volontiers l’idée de fille dans un pré ou la fin de l’énumération féminine. La lecture qui veut que soit dénoncée l’heure de la fadeur ne tient pas. Le rapprochement s’impose ici avec Ouvriers et un recours en mention similaire : « Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image. » Les italiques se substituent aux guillemets, mais l’idée est la même. Une situation d’insuffisance est constatée. Les temps présents ne sont pas favorables au temps des « cœurs qui s’éprennent » pour citer le poème Chanson de la plus haute Tour, et cette morale est celle aussi du Conte : « La musique savante manque à notre désir. » Conte succède justement aux cinq poèmes réunis sous le titre Enfance. Sa transcription est enchaînée à celle de la fin du poème Enfance V sur un même feuillet manuscrit, mais son écho avec Enfance I est plus immédiatement perceptible que la logique éventuelle de la succession EnfanceConte même.
Jacques Bienvenu a démenti que la pagination des feuillets manuscrits des Illuminations pût être de la main de Rimbaud[27]. Sans pagination, les manuscrits s’imposeront mieux désormais comme portefeuille de poèmes mis au propre, et non plus comme un recueil constitué. Or, l’ensemble paginé forme un tout homogène en termes de type de papier employé si nous extrayons les feuillets 1, 12, 18 et celui paginé 21 au recto et 22 au verso. Cependant, dans un tel cas de figure, nous observons une coïncidence importante ; le texte biffé au dos du dernier feuillet correspond au début du premier feuillet de cette série homogène. En clair, la transcription a été interrompue par manque de papier et Rimbaud a dû accepter de recourir finalement au feuillet comportant le texte rayé. Dans la foulée, il s’agit d’un nouvel argument fragilisant l’idée de compositions postérieures à Une saison en enfer, puisque plusieurs de ces poèmes évoquent un cadre anglais dont Rimbaud a, quelle que soit la date de transcription, moins profité avec Nouveau qu’avec Verlaine. Mais ce n’est pas ici notre sujet. Il semble donc que l’ordre de ces feuillets se soit maintenu depuis sa transcription en France ( !) ou en Angleterre en 1974 par Germain Nouveau et Arthur Rimbaud. Réunis apparemment à un autre portefeuille de poèmes en vers seconde manière, les manuscrits de poèmes en prose ont connu ensuite une transmission chaotique impliquant : Rimbaud, Verlaine en 75, Nouveau en 75, avant une période énigmatique, puis Cabaner en 78 (lettre de Verlaine attestant du fait), puis la suite Sivry, Verlaine, Sivry, Le Cardonnel et Fière, La Vogue et Fénéon. Le titre tardif Illuminations a été créé apparemment entre 1975 et 1978 pour justifier une publication du portefeuille et il semble qu’il concernait essentiellement les poèmes en prose, mais, loin d’un accident, le titre a été étendu à un complément de vers seconde manière pour ne pas qu’ils demeurent en reste, semble-t-il. En observant les nouvelles manipulations de Fénéon entre l’édition des poèmes en prose et en vers dans les livraisons de la revue La Vogue et l’édition en plaquette des Illuminations, nous constatons bien un procédé d’hybridation superficielle et à la marge, ce qui conforte l’idée d’un Fénéon se contentant d’ajouter les feuillets 1, 12, 18 et le double 21/22 au sein de la série homogène. Nous en venons donc à notre idée qu’il n’existe pas de recueil définitif des Illuminations, mais que, tout de même, ce portefeuille suppose déjà, sans que ce ne soit nécessairement l’indice d’un début d’organisation en recueil, des recoupements approximatifs par séries, par thèmes, notamment le cycle urbain. Certaines séries sont numérotées, encore que Vies soit un seul poème en trois parties, et les deux principales séries sont précisément intitulées Enfance et Jeunesse. Ainsi, en tête de la série homogène, il ne nous semble pas qu’Enfance I fût un mauvais choix de commentaire pour entrer en matière.



[1] Voir pourtant : David DUCOFFRE, « Lectures intertextuelles de Voyelles », Rimbaud vivant, n° 51, juin 2012, pp.35-53.
[2] Pour une lecture du poème : David DUCOFFRE, « Rimbaud conteur : autour d’Aube », Littératures, n° 54, Rimbaud dans le texte, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006, pp.153-177.
[3] Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, p.66.
[4] Sur Enfance I, choix bibliographiques : Sergio SACCHI, « L’idole d’Enfance », Parade sauvage, n° 8, 1991, pp.64-70 et « Mémoires d’Enfance », L’ « Alchimie du verbe », dir. Sergio Sacchi, Alessandria, éd. dell’Orso, 1992, pp.127-142, études reprises dans le livre posthume : Sergio SACCHI, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, pp.65-91 ; Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.61-90.
[5] Orientation bibliographique : Pierre BRUNEL, Eclats de la violence, José Corti, 2004, pp.227-246 ; Antoine RAYBAUD, Fabrique d’Illuminations, Le Seuil, 1989, pp.51-55 ; Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76 ; Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Matinée d’ivresse sans ‘paradis artificiels’ », pp.49-61 (Nota bene : article contradictoire avec un précédent qu’il n’a pas reconduit dans son livre et qui était proche des conclusions de l’article précité d’Antoine Fongaro).
[6] Orientation bibliographique : Pierre BRUNEL, opus cité, pp.499-532 ; Xavier DARCOS, « Rimbaud : Barbare (Illuminations) », L’Ecole des Lettres, II, n° 9, 1975-1976, pp.9-13 ; Pierre CLEMENT, « Illuminations, Barbare », L’Information littéraire, septembre-octobre 1974, n° 4, Benoît de CORNULIER, « Anti-barbare et viande saignante : surimpression sémantique dans une illumination », Parade sauvage, n° 13, 1996 ; Michel MURAT, L’Art de Rimbaud, José Corti, 2002, pp.264-265 et pp.360-365 ; Yoshikazu NAKAJI, « ‘Barbare’ : une lecture », Parade sauvage, n° 8, 1991, pp.117-125 ; Pierre PIRET, « Quelques enluminures pour ‘Barbare’ », Parade sauvage n°11, 1994, pp.107-112 ; Sergio SACCHI, « De la métaphore au mythe », Recherches sur la métaphore, Etudes françaises, Université de Wuhan (Chine), 1992, n° 1 pp.92-103 et « Mythes barbares », Rimbaud : strategie verbali e forma della visione, ETS – Slatkine, 1993, pp.129-137, deux études reprises dans Sergio SACCHI, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, opus cité, pp.239-252 ; Jean-Luc STEINMETZ, « Pacotilles pour Barbare », Les Lettres romanes, Les Illuminations : un autre lecteur, éd. Pierre Piret, 1994, pp.65-74 ; Katia USAI, « La Barbarie rêvée », Parade sauvage n°13, 1996 ; Hermann H. WETZEL, « Un texte opaque et son interprétation socio-historique : Barbare de Rimbaud », Romantisme, n° 39, 1983. Mais quatre études antérieures doivent principalement retenir l’attention : David DUCOFFRE, « La vision allégorique rimbaldienne », Parade sauvage, Vies et poétiques de Rimbaud, Actes du colloque de Charleville-Mézières, 16-19 septembre 2004, Colloque n° 5, 2005, pp.483-516 ; Bruno CLAISSE, Rimbaud ou « le dégagement rêvé,  « Barbare et le ‘nouveau corps amoureux’ », Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Rimbaud, pp.107-115 ; Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « L’évasion arctique de Barbare », pp.65-78, Classiques Garnier, 2012 ; Yves REBOUL, Rimbaud dans son temps, « Barbare ou l’œuvre finale », pp.361-378, Classiques Garnier, 2009.
[7] Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, opus cité : « l’obstacle (en l’occurrence, le ‘poison’) est la condition sine qua non d’un ‘élan de nos facultés’ » (p.50), « le sujet, découvrant sa concordance avec le tragique, comprend à quel point ce qui le ‘torture’ lui permet d’affirmer sa valeur : non seulement, [sic] il vaut cette vie tourmentante, mais il vaut infiniment plus qu’elle » (p.52).
[8] Bruno CLAISSE, idem : « la connaissance du tragique […] se mue […] en ‘combat sprituel’ […] elle doit s’édifier sur ce qui fait obstacle à la lucidité […] et […] selon une nouvelle occurrence du paradoxe de l’organe-obstacle, cet absurde apparaît au poète d’Adieu comme le seul ressort capable de tirer le sujet hors de son ‘sommeil’ aliénant, en lui permettant […] de s’imposer à [la nécessité tragique, la ‘gaieté’ attestant] une victoire de la lucidité poétique » (p. 50 note 6, à propos de Matinée d’ivresse) et « Un tel refus de s’inspirer des ‘assassins’ (‘loin des anciens assassins’) étant corrélé à l’abandon des ‘fanfares’ (‘Remis des vieilles fanfares d’héroïsme’), ceux-là se trouvent placés ipso facto du même côté que celles-ci, donc du côté de l’ ‘héroïsme’ ; dès lors, l’ici-maintenant de Barbare, s’étant, pour l’essentiel, écarté des ‘anciens assassins’, contredit aussi l’héroïsme de Matinée d’ivresse : le héros affirme même s’en être ‘remis’ […] » (p.67). Claisse parle ensuite de « doubles arctiques du réel (dans Métropolitain puis dans Barbare et Dévotion), dont la fonction consiste autant à éliminer la réalité indésirable qu’à se faire passer pour du réel » (p.68) et « le héros de Barbare n’ignore pas le reniement qu’il commet, puisque, non content de renoncer à ‘étreindre’ (Adieu) le réel, il n’aspire ici qu’à le fuir » (p.75). Selon Bruno Claisse, la parenthèse ‘(Elles n’existent pas)’ offrirait en contrepoint la pensée réelle d’un auteur signalant charitablement aux lecteurs que lui s’oppose à un tel abandon, ce qui nous semble une justification bien mince de la présence de celle-ci en ce poème.
[9] Pierre BRUNEL, opus cité, p.505 : « Les deux couples de substantifs confirment une uchronie et une utopie, qui seraient mieux définies comme délivrance du temps et délivrance du lieu » ; Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, édition du centenaire, dir. Alain Borer, [Note de Jean-Pierre Giusto sur Barbare], p1174 : « La scène se situe par-delà notre temps et notre espace, l’homme tel que nous le connaissons n’existe plus. » Certains ont songé au poème de Baudelaire Anywhere out of the world (Sergio Sacchi, opus cité, p.239).
[10] Arthur Rimbaud, Œuvre-vie, Arléa, 1991, p.1160.
[11] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition de la Pléiade, 2009, p.959.
[12] Eclats de la violence, 2004, p.64.
[13] Antoine FONGARO, Sur Rimbaud : lire {Illuminations}, « Sur la deuxième phrase de Fairy », Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1985, p.81.
[14] Préféré à « prunelle(s) », le nom « yeux » n’est pas moins disposé abruptement au plan prosodique : « Cette idole, yeux noirs… »
[15] Dans l’édition du centenaire (p.1161), une « Note de Marc Ascione », prétend que les mots « mexicaine et flamande » « ne peuvent guère être lus, dans le contexte de l’époque, que comme une allusion à Charlotte de Belgique, femme de Maximilien et impératrice du Mexique. » Pourtant, les lignes biographiques proposées, comme le commentateur le reconnaît, n’éclairent en rien le poème, que du contraire !, d’autant que la fille de Léopold Ier n’était pas flamande. S’il semble s’agir de la seule allusion historique possible, l’alliance de termes peut tout aussi bien supposer une allusion littéraire, ou avoir été le seul fait d’une de ces associations d’idées de la part d’un auteur que nous aurions tort de vouloir trop étayer. Il s’agit d’une variante de la beauté à la fois allemande et espagnole : « Parfois d’une douceur tout à fait allemande, / Parfois illuminés d’un éclair espagnol ; » vers de Théophile Gautier (Albertus, XXII).
[16] Dans son commentaire pour l’Œuvre-Vie (p.1160), Jean-Pierre Giusto parle donc à tort d’une « synthèse de la culture humaine (Mexique, Flandres, noms grecs, slaves, celtiques) ».
[17] Le lecteur prendra lui-même en charge les rapprochements suivants : retour d’une même préposition « idole sans parents », « vagues sans vaisseaux » ou quasi rime entre « sans parents », « insolents » et « férocement ». Le mot « idole » qui suppose une sacralité et une foi en un récit primordial fait lui-même corps avec l’assonance du comparatif de supériorité « plus noble que la fable ». Les occlusives sourdes [k] ou sonore [g] de « grecs » et « celtiques » sont sans doute à rapprocher du caractère abrupt du couple « yeux noirs et crin jaune », expression d’une libre rudesse que rend sensuelle les liens de sifflantes [s] et liquides [l] entre les premières syllabes de « slaves » et « celtiques ».
[18] La fréquentation des textes antiques n’est pas à négliger. La quatrième Bucolique de Virgile est célèbre par son annonce de temps nouveaux, prophétie que les chrétiens ont interprété (à tort) comme un pressentiment païen de la venue du Christ. Cette œuvre de Virgile contient le mot « colocase » que Rimbaud emploie, à la suite d’Hugo (préface des Orientales), dans son poème Larme. Aux vers 38-40, il est question d’un âge d’or qui doit permettre de faire cesser tout commerce sur l’onde. L’esprit des idylles de Théocrite et des bucoliques de Virgile semble utiliser de manière railleuse dans des poèmes tels que Malines de Verlaine et Michel et Christine de Rimbaud : « Paissez, doux taureaux », tandis que le Palais-Royal le long du Boulevard du Régent est vu comme un « Palais de Jupiter ». Permettant l’identification du Palais-Royal, les kiosques, les statues antiques, les volières (« cage(s) ») du parc sont d’autres éléments de ce poème sarcastique (communication privée de Jacques Bienvenu) où les oiseaux semblent avoir une langue grecque « o iaio ia io ». En fait, l’expression « Kiosque de la Folle-par-affection », lieu où peut se jouer en été la pièce Nina ou la Folle par amour de Dalayrac, désigne l’ancien « Kiosque de Vauxhall » qui dépendait du Théâtre de la Monnaie, lieu jadis dirigé par Favart, mais aussi lieu des premières émeutes de la Révolution belge, suite à la première de La Muse de Portici (« Muet, tout drame et toute comédie ») où il est question de pêcheurs napolitains (« Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire, » dans « Est-elle almée ?... »). Dans Juillet, « Salle à manger Guyanaise » et « Liane » pourraient évoquer des serres exotiques peu avant la création en 1873 de celles immenses à Laeken. Songeons encore à « la rame viride / Du pois » (dans « Entends comme brame… ») qui rappelle l’esprit agronomique des Géorgiques. Expositions exotiques, Idylles grecques et idylles d’Ancien Régime se rencontrent.
[19] Nous évitons volontairement de parler des quatre éléments, ce qui entraîne en général une confusion entre la théorie grecque de la matière et, ce qui n’a rien à voir, la séparation des eaux d’en bas, des eaux d’en haut (voûte céleste) et des continents dans la Genèse.
[20] Outre la réécriture d’A une Raison et Being Beauteous dans Beams de Verlaine, les éléments favorables à une datation d’une majorité des Illuminations avant Une saison en enfer sont légion. Rimbaud introduira la mention des « Erynnies » dans Ville, suite à la recension avec cette orthographe fautive de la pièce Les Erinnyes de Leconte de Lisle dans La Renaissance littéraire et artistique en février 1873. Le poème Ville fait partie d’une série de poèmes urbains qui développent des idées communes à Rimbaud et Verlaine, idées que Verlaine a communiquées par lettres à Lepelletier, sinon Blémont, dès les mois de septembre-novembre 1872, ce qui favorise l’idée de poèmes en prose sur l’Angleterre composés entre les derniers mois de 1872 et les premiers mois de 1873, sachant que les échos ne se limitent pas à la même évocation de pauvres s’alimentant chez les fruitiers. Traitant ironiquement la monarchie belge le long du « boulevart du Régent » au cours de l’été de 1872, Juillet, description d’une vue du boulevard du Régent, du Parc Royal, et du Palais Royal à Bruxelles, offre un dernier quatrain qu’il est banal de rapprocher des Illuminations anglaises Villes et Scènes, et nous y ajouterions Mouvement pour des raisons métriques assez subtiles. Les poèmes en prose de Rimbaud font souvent écho à ceux publiés dans La Renaissance littéraire et artistique en 1872 et 1873 (emploi des tirets et parfois d’italiques, paragraphes courts, virgules en fin de paragraphes). Being Beauteous est probablement très proche dans le temps des articles sur Longfellow d’Emile Blémont en 1872 dans sa revue et du poème des Romances sans paroles de Verlaine qui a emprunté une épigraphe à ce poète alors célèbre. Les quelques titres anglais de Rimbaud font écho à ceux de Verlaine dans Romances sans paroles. Reprenant des éléments du poème de Verlaine « L’Enfant qui ramassa les balles… », H évoque encore la famille impériale, l’empereur étant mort au début de 1873. Enfin, la mention « opéradiques » de Nocturne vulgaire où il est question de « maison de berger » vient elle aussi d’un extrait des Goncourt publié en mars 1873 dans La Renaissance littéraire et artistique, alors qu’à la fin de l’année 1872 Rimbaud a pu assister à Londres à une conférence sur Vigny par Vermersch, ami de Verlaine dont il admirait les articles. Et nous nous réservons encore d’autres arguments.
[21] Pierre BRUNEL, opus cité, p.69. Le poème de Leconte de Lisle figure dans le recueil Poèmes antiques.
[22] Lawrence WATSON, « Rimbaud et le Parnasse », Parade sauvage, Rimbaud ou « la liberté libre », actes du colloque de Charleville-Mézières (11-13 septembre 1986), colloque n° 1, 1987, p.27.
[24] La figure est traitée ironiquement cette fois dans Promontoire : « des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales », poème de satire du monde moderne où il est encore question de « ritournelles des vallées illustres de l’art ».
[25] L’idée du « roman de vivre à deux hommes » est un projet verlainien qu’on attribue à tort à Rimbaud, celui-ci manifestant à plusieurs reprises de visibles réticences envers les assiduités verlainiennes dans ce qui nous est parvenu en fait de témoignages et de correspondance. La célèbre parodie de Mérat et le sonnet Le Bon disciple témoignent de l’homosexualité de Rimbaud, mais ils ne témoignent pas vraiment des orientations poétiques ou idéologiques de l’auteur. Nous ne suivrons pas la thèse d’Yves Reboul sur un « chemin de croix » dont Verlaine délivrerait le programme (Rimbaud dans son temps, « Assassins ? », 2009, pp.116-121) et nous ne voyons pas non plus comment les termes « neige », « chantier », « spectre », « Vision » et la mention « blessures écarlates et noires » peuvent s’harmoniser avec une identification déjà problématique en soi d’un « Être de Beauté » au membre viril (opus cité, « Logiques de Being Beauteous », pp.323-339).
[26] Je reviens ici sur un point de ma lecture du poème Après le Déluge (« La vision allégorique rimbaldienne », opus cité, p.495) : « les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images » et « Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras… » A la suite de ce que je viens d'écrire et d'accompagner de cette note, on pourrait penser que les « merveilleuses images » ne sont pas l’aliénation sociale (merveille n’est pas séduction), mais les figures d’un monde meilleur que ce que les enfants voient par les vitres ruisselantes. Celles-ci provoqueraient la rébellion de l’un d’entre eux, qui irait s’exposer à une « giboulée » aux airs de fusillade. Mes progrès dans la compréhension rhétorique du poème Après le Déluge me font aujourd'hui pencher de manière décisive de l'autre côté de l'alternative que j'avais ménagée : l'enfant s'enfuit d'un cadre d'aliénation scolaire et religieux et en appelle à un nouveau Déluge, d'abord "giboulée" puis "éclairs et tonnerres", puisqu'il se retrouve dans la voix du poète, un peu à l'instar de la fin du poème A une Raison, quand le poète intercède en faveur des enfants en les citant !
[27] Jacques BIENVENU, « La pagination des Illuminations », blog Rimbaud ivre, mis en ligne le dimanche 12 février 2012 (http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/02/la-pagination-des-illuminations-par.html) et « La pagination des Illuminations (suite) », blog Rimbaud ivre, mis en ligne le mardi 06 mars 2012 (http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/03/la-pagination-des-illuminations-suite.html). On se reportera également à nos deux études contestant les idées d’un Recueil de Douai et d’un Recueil Verlaine sur ce même blog. David DUCOFFRE, « La Légende du Recueil Demeny », blog Rimbaud ivre, mis en ligne le lundi 19 juillet 2010 (http://rimbaudivre.blogspot.fr/2010/07/la-legende-du-recueil-demeny-en_19.html) et « Dossier Forain ou Recueil Verlaine ? », blog Rimbaud ivre, mis en ligne le samedi 22 octobre 2011 (http://rimbaudivre.blogspot.fr/2011/10/dossier-forain-ou-recueil-verlaine-par.html).

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