dimanche 22 mars 2015

Enfance et ivresse des Illuminations (partie 2/3)

2. Ivresse de deux poèmes sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse !

A cause de la mention finale « Assassins », le poème Matinée d’ivresse a été assimilé à une expérience de consommation de haschisch, dans la mesure où les italiques souligneraient l’étymologie commune de ces deux mots. Des ressemblances superficielles avec des textes de Baudelaire et de Gautier sur cette drogue ont été dressées comme des liens intertextuels patents pour Matinée d’ivresse. L’idée d’une allusion au haschisch est cependant suspecte pour quelques rimbaldiens[1], mais, bien que la récusant, Bruno Claisse y fait encore de nombreuses allusions et semble ainsi l’admettre au plan du jeu de mots étymologique[2]. En fait, cette hypothèse de lecture ne saurait qu’intégrer difficilement la promesse de dépassement du bien et du mal dont il est question dans le poème. Antoine Fongaro a cru remarquer que l’exaltation du poème était assez exagérée que pour supposer plutôt une lecture ironique du poème, et donc une satire de la littérature sur les prétendus pouvoirs de la drogue, mais il ne suffit pas de noter un enthousiasme marqué avec excès pour décréter que le poème est en soi ironique[3]. A la suite du livre de Miller Le Temps des Assassins, on a pu penser de manière plus convaincante que la mention en italiques « Assassins », tributaire d’une allusion à l’étymologie « haschischine » du mot, privilégiait plutôt l’idée de secte subversive renversant l’ordre social. De fait, les comparaisons des communards avec la secte du Vieux de la Montagne circulèrent parfois dans la presse et notamment dans les premières pages du livre de 1879 de Camille Pelletan sur la Commune[4] (recueil d’articles déjà publiés en fait). Mais, pourquoi prêter cette fonction précise aux italiques : inviter à identifier l’étymologie du nom « Assassins » ? Les italiques mettent en relief le mot et n’exposent à aucune recherche pointue dans un dictionnaire. La phrase finale exprime un paradoxe, l’avènement de meurtres.
Jusqu’à présent, consommateurs de haschisch ou démolisseurs de l’ordre établi, la clausule de Matinée d’ivresse a été lue comme une exaltation. La voix du poète annoncerait les temps nouveaux de ceux qui vont « enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal ». Cette impression est renforcée par les relations évidentes de Matinée d’ivresse avec le poème Barbare, par le retour de mots clefs « fanfare(s) » ou « assassins ». Notons tout de même que, dans Barbare, il est question d’un rejet des « vieilles fanfares » et des « anciens assassins ». Les rimbaldiens estiment que le discours de Barbare répudie un discours plus ancien de Matinée d’ivresse. Va-t-on désormais considérer que la pensée dialectique de Rimbaud a progressé et que ses poèmes sont autant de résolutions de problèmes philosophiques ? Il me paraît autrement plus logique d’opposer les « vieilles fanfares d’héroïsme » à la « Fanfare » où enfin le poète ne « trébuche point ». Il est clair que le poète oppose cette fanfare à toutes les autres connues. Pourquoi Rimbaud rejetterait-il celle-là à son tour avec les autres ? Dans l’esprit du poème Crimen Amoris de Verlaine, Matinée d’ivresse est une « Fanfare » par-delà le bien et le mal, ce qui n’a pas besoin de nous surprendre par un rapprochement avec Nietzsche. Lamartine a fixé une origine romantique byronienne à cette idée dans son poème L’Homme, seconde des Méditations poétiques, poème et recueil dont Musset et Baudelaire se sont fort inspirés jusqu’à la réécriture de maints vers clefs. Ici, la raison « trébuche » incessamment sur le chemin menant à Dieu et à sa justice du bien et du mal :

Toi, dont le monde ignore encore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !
[…]
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
[…]
Mais cette loi, dis-tu, révolte ta justice ;
Elle n’est à tes yeux qu’un bizarre caprice ;
Un piège où la raison trébuche à chaque pas.

Le « brigand des airs », c’est l’aigle, terme de comparaison qui inspirera à Baudelaire un albatros et à Musset un pélican… La loi est celle de la soumission chrétienne, celle donc des « honnêtetés tyranniques » et de « l’arbre du bien et du mal » qu’il ne s’agit plus de connaître dans le poème de Rimbaud (ce qui est déjà acquis pour le chrétien), mais de rejeter.
Par symétrie, on peut penser que les « anciens assassins » s’opposent à de nouveaux assassins dans Matinée d’ivresse. S’effondrerait alors l’idée d’opposer les poèmes Barbare et Matinée d’ivresse avec toutes les difficultés d’interprétation qui en découlent. Mais il est encore une autre hypothèse de lecture. Les deux poèmes pourraient désigner les mêmes assassins. Dans ce cas, la clausule de Matinée d’ivresse ne serait pas l’annonce des temps nouveaux, mais l’avertissement de temps d’épreuves, ce qui cadre parfaitement avec l’idée de raffermir la ferveur, de se préparer aux « tortures » et à la mort même : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Nous pouvons affirmer que l’une ou l’autre solution est juste, mais nous opterons ici pour la seconde qui a notre préférence en l’état actuel de nos recherches, d’autant qu’il ne suffit pas de l’énoncer, mais qu’elle appelle des justifications supplémentaires. Nos justifications se fonderont sur trois difficultés de lecture posées par le poème Matinée d’ivresse.
Premier point, le titre peut sembler contradictoire avec la mention « veille d’ivresse ». Il suffit pourtant d’envisager le poème comme le récit d’une ivresse prise en son cours. La « matinée d’ivresse » devient « veille » quand elle se termine, tout simplement. Le titre du poème insiste sur un avènement, puisque ce « poison va rester » dans les veines du poète, et il célèbre bien un « éveil des énergies chorales et orchestrales » (Solde). La mention « veille » revient deux fois, en accompagnement de l’idée que la fanfare a tourné et que nous sommes arrivés à la fin de l’expérience enivrante : « et cela finit […] cela finit […] le souvenir de cette veille […] Cela commençait […] cela finit […] Petite veille d’ivresse ».
Deuxième point, le poème reconduit à plusieurs reprises une présentation parallèle des verbes « commencer » et « finir », mais avec de progressives modifications des temps verbaux. Le verbe « finir » est une première fois au futur « finira », avant de passer au présent de l’indicatif « finit », tandis que le verbe « commencer » au passé simple « commença » apparaîtra une ultime fois à l’imparfait. La reprise étant ternaire, jamais le couple verbal conjugué « commencer » :: « finir » ne revient tel quel.

Cela commença sous les rires des enfants,
cela finira par eux.

Cela commença par quelques dégoûts
et cela finit […], cela finit par une dérobade de parfums.

Cela commençait par toute la rustrerie,
voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Cette symétrie est très claire. Elle souligne l’évolution d’un récit coïncidant avec le moment choisi par le poète pour s’exprimer (fiction littéraire sur le papier, bien sûr). Cependant, Claisse affirme dans son étude sur Matinée d’ivresse (opus cité, note 1, p.59) :

[…] dans le second leitmotiv (« Cela commença […] et cela finit »), le verbe « finir », qui est coordonné, est nécessairement au passé simple ; il s’agit en effet d’une succession temporelle, dont la parenthèse indique nettement le caractère rétrospectif.

Rien ne résiste à l’examen dans cette note. La parenthèse au participe présent : « ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, » où observer accessoirement la mention « sur-le-champ » ne nous semble pas rétrospective. Il s’agit d’une vérité générale employée en contexte. La coordination n’implique pas l’emploi des mêmes temps verbaux non plus, comme le montrent les deux autres termes du leitmotiv. Justement, la « succession temporelle » contraignante est la suivante. Si au début du poème, il est dit que l’ivresse « finira » et à la fin que l’ivresse « finit », il nous semble plus logique d’interpréter « finit » plutôt comme une conjugaison du présent de l’indicatif que comme un emploi rétrospectif au passé simple. Quant à la variation de temps du verbe « commencer », elle s’explique de la même manière. Le début de l’ivresse est antérieur au poème avec son début in medias res, ce qui justifie l’emploi du passé simple. Le passage à l’imparfait crée un sentiment de discontinuité qui coïncide avec une énième annonce de la fin de l’ivresse. Une lecture du poème ne peut faire l’impasse sur un constat aussi éloquent.
 Troisième point, l’expérience est placée « sous les rires des enfants », ce qui semble indiquer des moqueries de leur part, alors même que l’enfance, dont les enfants sont nécessairement l’expression la plus fidèle, est une figure centrale de l’idéal rimbaldien. C’est en ce sens qu’une lecture attentive de Matinée d’ivresse doit pouvoir faire avancer notre réflexion à ce sujet. Le deuxième point nous a permis de mettre en relief l’idée que cette ivresse décrivait un parcours d’un début à une fin. La rustrerie est au commencement, mais l’élégante, savante et violente vision des « anges de flamme et de glace » ponctue l’expérience. Les dégoûts initiaux cèdent la place à « une débandade de parfums ». Et que ces parfums échappent à toute saisie, ainsi que l’idée d’éternité, n’empêche pas qu’ils aient été sentis et qu’ils marquent le souvenir du poète. Les dégoûts ont à voir avec une « Horreur des figures et des objets d’ici », comme la « rustrerie » est à rapprocher d’une « discrétion des esclaves » et d’une « austérité des vierges ». L’ivresse est bien évidemment désinhibante ; or, Claisse range les « rires des enfants » (ou le « Rire des enfants », puisque l’accord varie) sur le même plan que dégoûts, horreur, rustrerie, discrétion et austérité, et il s’appuie sur cette idée pour considérer que, puisque les rires des enfants sont également à la fin de cette ivresse, c’est qu’ils encadrent de leurs moqueries toute une ivresse qu’ils ne comprennent pas, en maintenant le poète dans la torture mentale d’une réalité tragique et désespérante. Il ne pourrait même pas espérer enseigner son bonheur aux autres. Mais, ne devons-nous pas prendre conscience de l’autre série dessinée par le poème qui réunit positivement en sommet de l’ivresse : « rires des enfants », « dérobade de parfums » et « anges de flamme et de glace ». En clair, l’énumération en début de deuxième paragraphe est trompeuse : « Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, » puisque le « Rire des enfants » ne se situe pas sur le même plan que la suite. Etant donné cette disponibilité des « rires des enfants » à une interprétation positive, nous ne pouvons souscrire au jugement de Claisse qui ne s’est pas intéressé à l’évidente symétrie de construction entre A une Raison et Matinée d’ivresse : il affirme ainsi que « le rire des enfants de Matinée d’ivresse ne saurait être confondu avec le chant des enfants d’A une Raison » (note 2, p.51). Nous pensons exactement l’inverse et nous ne croyons pas pertinent le rapprochement d’Antoine Fongaro sur lequel il s’appuie et qui compare superficiellement le groupe prépositionnel « sous les rires des enfants » à tel autre du Cœur volé : « Sous les quolibets de la troupe / Qui pousse un rire général »[5]. La syntaxe ne conditionne pas ainsi la lecture des deux extraits. Dans un cas, nous avons une fanfare militaire, le rire général de la troupe tourné contre le locuteur-poète, dans l’autre, nous avons des rires d’enfants, figure positive de la poésie rimbaldienne, puisque l’idéal de l’enfance est au cœur de son projet poétique et que les « enfants » ne sauraient être l’origine de la morale du bien et du mal. Les enfants ne répondent pas clairement à l’appel éducatif dont plusieurs termes, chrétiens notamment, répugnent à Rimbaud. Les moqueries des enfants sont une sauvagerie naturelle acceptée dans l’expérience, car ils ont à voir avec l’innocence et la disponibilité. Dans Le Bateau ivre, le poète regrette de ne pas avoir montré aux « enfants » les visions qui furent les siennes. Qui plus est, la phrase : « Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges[,] » suppose un rapprochement avec H où il est question d’un positionnement « sous la surveillance d’une enfance » avec recours à la même préposition et image, ce qui n’est pas sans écho avec tel passage de Guerre : « respecté de l’enfance étrange… ». Les « rires » ne sont pas signes d’aliénation comme le sont « discrétion », « austérité » et « horreur ». Ils participent de l’ivresse, du chant de la nouvelle Raison.
Si « rire », « discrétion », « austérité » et « horreur » sont bénis par le poète grâce au « souvenir de cette veille », ce n’est sans doute pas parce que ces « esclaves » et ces « vierges » sont si désespérants qu’ils en ont l’air : eux aussi pourraient échapper à « l’ancienne inharmonie ». La prose d’Une saison en enfer qui se termine par l’injonction : « Esclaves, ne maudissons pas la vie[,] » s’intitule significativement Matin. Cette célébration ne peut pas avoir d’autre sens : le poète a lui-même été recouvert d’un « masque » que le jeu de relative paronomase entre « gratifié » et « glorifié » place dans la même sacralisation que ces quatre prétendus éléments tragiques dans la lecture de Claisse. La mention du « masque » est même très subtile, quand il est question de gagner « l’éternité ». L’ivresse n’a pas changé l’être, le poète est encore appelé à d’autres expériences de devenir, mais cette « première fois » l’a marqué. C’est le premier pas qui compte !, peut-on dire.
Matinée d’ivresse est le récit partiel d’une expérience indélébile qui, nouvelle pour le poète, lui apporte la révélation d’un Bien et d’un Beau personnels. Sous forme de « fanfare », cette expérience donne un accès à l’éternité, mais est soumise à un commencement et une fin. Son intérêt va toutefois au-delà d’une révélation divine, puisqu’elle a pour effet d’inoculer un poison de manière irréversible dans l’âme et la chair du poète. La fanfare a permis l’incorporation définitive d’un pouvoir transformant décrié par la société, mais qui va désormais permettre au poète de se dresser plus fermement contre les tyrannies du monde. Ce « poison » est en fait une « promesse » qui passera pour « démence » aux yeux de la raison chrétienne de « l’arbre du bien et du mal ». Les excès prosodiques d’enthousiasme du texte ne sont pas des marqueurs d’ironie, mais au contraire les cris d’une provocation dérangeante. L’alliance platonicienne du Beau, du Bien et du Juste, ravivée par Victor Cousin, dont la philosophie est résumée dans l’ouvrage au titre platonicien Du Beau, du Bien et du Vrai (1844), a été reprise inévitablement par la religion chrétienne. Philosophie et religion se tiennent la main au plan moral. Les possessifs indiquent l’opposition individuelle du poète à ce schéma, mais avec aussi quelque chose d’ironique à l’encontre des platoniciens chrétiens, puisque ces possessifs en italiques mettent en avant le précepte delphique cher à Socrate du « Connais-toi toi-même ! » Rimbaud envisage aussi une nouvelle équation du Bien et du Beau en se promettant « d’enterrer […] l’arbre du bien et du mal », ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas simplement d’un rejet de l’épisode de la pomme d’Adam comme péché, mais d’un rejet même de l’idée que cet arbre ait apporté une quelconque connaissance du bien et du mal à l’Homme. L’équation de Rimbaud se prolonge d’ailleurs : « mon Bien ! », « mon Beau ! », « notre très pur amour ». L’auteur du Banquet à l’origine à la suite de Socrate de la pensée philosophique et la religion de la charité sont toujours aussi précisément ciblés.
Le poème évoque une extase en plein accomplissement et celle-ci approche de son terme. Il a bien été annoncé le retour à une « ancienne inharmonie » quand la fanfare cessera, ce qui nous assure que l’ivresse présente est celle de « la nouvelle harmonie » du poème A une Raison. Or, la succession des deux poèmes sur un même feuillet est signifiante. Ils sont la même ivresse. A une Raison est le début de l’extase, et Matinée d’ivresse sa suite et sa fin. Le verbe « commenc(er) », présent dans A une Raison, est significativement repris dans Matinée d’ivresse, où il revient plusieurs fois accouplé au verbe « fin(ir) ». Nous avons vu les variations des temps verbaux au cours de leurs emplois. Nous finissons par mesurer que la fin de l’extase était bien plus proche que ce que le début du poème semblait à même de nous faire soupçonner. Nous rencontrons pas moins de trois mentions de « finit » à l’indicatif présent qui indique que l’événement ne saurait plus guère se prolonger. Lors de sa dernière occurrence, nous ne pouvons pas en douter : l’ivresse est consommée, et cela justifie sans doute qu’au début du troisième paragraphe la mention du titre soit retournée en « veille d’ivresse », comme si l’expérience de la « nouvelle harmonie » et les premiers instants d’un retour à « l’ancienne inharmonie » opposaient deux jours distincts. L’articulation entre les deux poèmes confirme ce que nous avions dit sur l’écoulement du récit.
Le troisième paragraphe est celui des remerciements succédant à l’événement. Mais l’attention reste tournée vers le moment d’extase et c’est au cours de ce troisième paragraphe que le poète songe à rassembler ses forces pour le combat présent qui prépare d’autres « tortures » que celles du « chevalet féerique » (ou de la « Fanfare atroce »). Aussi, le quatrième paragraphe ne saurait annoncer ce qui vient de se terminer. On peut imaginer que « cette première fois » annonce une relation pérenne à la « nouvelle harmonie », mais l’écho entre les présentatifs : « voici que cela finit… » et « Voici le temps des Assassins » me paraît indiquer que, face à l’exaltation du « très pur amour » dont Rimbaud se vante de posséder la « clef » dans Vies, le monde va réenclencher la démarche meurtrière soulignée dans Being Beauteous, expression allégorique de la dignité des « tortures » de Matinée d’ivresse.
Il s’agit d’un poème de l’affirmation du moi, ce qui est à rapprocher de Génie, mais aussi du second paragraphe blasphématoire du poème Angoisse : « Jeunesse de cet être-ci ; moi ! » Car cette affirmation du moi passe par un rejet d’une morale perçue comme « faiblesse de la cervelle », et passe par le rejet de la religion de l’arbre du bien et du mal. Sur son « chevalet », dans sa situation « atroce » promise aux « tortures » préalables à l’accès au Bien et au Beau, le poète s’assimile à un martyr christique. La foi est placée désormais dans un poison, non dans la guérison chrétienne. Et c’est avec la langue chrétienne que s’exprime le rejet railleur de Dieu et du Christ, jusqu’au don de la vie : « Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » Ces formules ont quelque chose d’exagéré car elles se moquent de l’esprit aliénant de la soumission chrétienne, mais elles sont aussi un refus radicalisé de celui-ci. Les lettres « du voyant » avaient annoncé que le poète accepterait les tortures énormes. Matinée d’ivresse montre que leur acceptation est vie, face à une religion qui est le déni du « corps merveilleux », autrement dit, du corps librement épanoui. Du début à la fin du poème, le poète et ses italiques opposent donc le Bien et le Beau personnellement admis à ceux qui veulent tuer la vie par la tyrannie des honnêtetés, par la tyrannie des lois trompeuses du bien et du mal. Rimbaud ne prétend pas en ce poème assassiner l’ordre moral, il décrit au contraire sa préparation endurante face à la répression qu’entend lui faire subir le monde moral. Le « pur amour » est du côté d’une rébellion contre une société et un christianisme « assassins ». A l’évidence, la clausule : « Voici le temps des ‘Assassins’ »[,] est un peu trop sèche que pour terminer en gloire un poème d’ivresse. A la différence d’A une Raison, Matinée d’ivresse mêle plus l’exaltation à la crispation.
Le poème se fonde comme beaucoup d’autres de Rimbaud sur une reprise parodique d’éléments de la liturgie chrétienne. Les alternances d’exclamation et de phrases partiellement explicatives relèvent d’un dispositif imitant l’adhésion religieuse à une foi. Le début du poème est éloquent entre l’effet de bouche en cœur : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » et les formules péremptoires plus raides : « Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! » Cette alternance se poursuit au cours du premier paragraphe en s’amplifiant. Manifestation d’enthousiasme : « Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » avec toute l’oralité d’un rythme binaire porté à l’excroissance ternaire par une sorte de rallonge. Retour au raisonnement : « Cela commença… ». L’émotion exaltée devient alors plus ample en s’étirant en crispation d’orgueil dûment appuyée par les énoncés nominaux brefs et les assonances ou rimes : « Ô maintenant nous si digne […] cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! » Un mouvement justificatif reprend : « On nous a promis… », mais la fin du paragraphe est de nouveau exaltée, une proposition incise évoquant l’idéal suspend la description et augmente l’intensité émotive du discours. Le discours des trois derniers paragraphes est ensuite plus posé avec tout de même quelques montées dans le troisième : « […] sainte ! quand ce ne serait […] ».
L’expérience de l’ivresse n’est pas perdue, le souvenir a permis de consacrer une « méthode », une méthode en très forte continuité avec l’esprit des lettres de mai 1871. C’est sans ironie que Rimbaud parlera de la découverte de « quelque chose comme la clef de l’amour » dans Vies. Cette « clef » revient dans le poème Parade qu’il est intéressant de comparer sur certains points à Matinée d’ivresse. La « clef » du poète se dresse comme formule d’un vrai paradis face à une parade dont le « Paradis » à gagner ne s’approche pas par la méthode du « masque » gratifiant de Matinée d’ivresse, mais par un abandon à la « grimace enragée ». La clef de Rimbaud, c’est de délivrer derrière la fausse « parade sauvage » de tous les artistes exploiteurs des consciences l’accès à la véritable « parade sauvage », mais cet accès ne va pas sans exigence éthique comme le montrent assez les alliances de contraires, les tortures et les consciences tragiques des poèmes Matinée d’ivresse, Being Beauteous ou Génie.
Nous ignorons si notre argumentation convaincra le lecteur au sujet de la dernière ligne du poème Matinée d’ivresse. Il nous semble tout de même que la lecture d’ensemble est acquise et que l’hypothèse d’un affrontement avec les assassins s’inscrit mieux dans le mouvement du poème. Une interprétation inverse de la clausule ne remettrait de toute façon pas automatiquement en cause l’essentiel des éléments de la lecture proposée ci-dessus. Car, une fois pour toutes, l’opposition est d’abord des « nouveaux hommes » aux « anciens assassins », A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare étant trois visages d’un même combat.



[1] Cf. Bruno CLAISSE, opus cité, p.49 note 1, où figure un rappel des réticences de Pierre Brunel qui ne croit pas cette allusion nécessaire, de Cecil Arthur Hackett qui entend l’exclure et d’Antoine Fongaro qui l’admet, mais pour supposer son renvoi comme faux-semblant. « Ces avis détonnent au sein d’une critique largement épargnée par le doute. »
[2] « Les ‘Assassins’ du Poème du Haschisch (Baudelaire) et du Club des Haschischins (Gautier) – les uns et les autres abusés par la croyance en ce qui n’existe pas (le Paradis) – n’ont donc de commun avec les ‘Assassins’ de Matinée d’ivresse, qu’un lointain rapport étymologique […] » (opus cité, p.61). Fût-ce involontairement, l’allusion n’est pas pleinement rejetée dans la mesure où l’auteur établit un contrepoint entre les personnages.
[3] Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques, « Deux points stratégiques dans la lecture de Matinée d’ivresse », Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989, pp.69-76. « L’apparence est l’exaltation du ‘poison’ au sens de drogue. Mais c’est l’exaltation (que rend factice son exagération même) d’un procédé […] en réalité dévalué et disqualifié par Rimbaud » (pp.72-73). Les exclamations ne seraient pas naturelles, mais, – et là, le commentaire devient plus pertinent, – derrière le faux-semblant, le poète a une volonté de subversion sociale qui est sa vraie méthode. L’ironie ne s’applique pas à l’ensemble du poème. Fongaro voit que la gratification du « masque » est celle d’un jeu subversif : « Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables », est-il dit dans Nuit de l’enfer.
[4] Camille PELLETAN, Le Comité central et la Commune, 1879. Il s’agit d’un recueil d’articles publiés un peu auparavant dans des journaux.
[5] Bruno CLAISSE, opus cité, p.51 note 2 ; Antoine FONGARO, De la lettre à l’esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, pp.161-171 (reprise de l’article cité en bibliographie et paru initialement dans le livre « Fraguemants » rimbaldiques).

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