lundi 1 décembre 2014

George Sand, Armand Silvestre et la Commune

Dans l'Album zutique se trouve un quatrain intitulé Lys qui se présente par sa fausse signature comme une parodie d'un poète Armand Silvestre qui n'avait encore publié à l'époque qu'une oeuvre poétique assez mince avec deux recueils auxquels ajouter quelques poèmes parus dans les volumes du Parnasse contemporain ! Il fallait joindre à cela deux volumes parus sous le pseudonyme de Ludovic Hans, deux volumes en prose publiés en juin 1871 et qui dénonçaient la Commune de Paris.
Le poème que j'ai ciblé est très précisément le poème Rosa et le lien intertextuel est appuyé par la reprise à la rime du nom "étamine(s)".
Mais, dans mon commentaire, j'ai insisté sur la nature anticommunarde des deux livres en prose : Les Ruines de Paris, Le Comité central et la Commune (titre que reprendra ultérieurement le zutiste Camille Pelletan), ce qui avait pour but d'appuyer une compréhension politique de la parodie zutique.
J'ai souligné également que le premier recueil de poésies d'Armand Silvestre avait joui d'une préface de George Sand où figurait la mention significative de "spiritualiste malgré lui" qui était un clin d'oeil au titre d'une comédie de Molière : Le Médecin malgré lui, l'arrière-plan du médecin moliéresque justifiant les "clysopompes" ou "clystères" de la parodie ! Et je faisais observer que ce premier recueil était contemporain d'un livre sans doute peu connu de George Sand intitulé Monsieur Sylvestre où elle exprimait ses idées sur ce magistère spiritualiste du poète.

D'autres échos littéraires sont en jeu à la lecture du quatrain Lys : il est clair que Rimbaud reprend quelque peu un motif du poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, celui des "lys" "clystères d'extase". Pour moi, il est clair que les idées exprimées dans le quatrain Lys étaient depuis quelque temps mûries dans la pensée de Rimbaud, et elles pouvaient concerner Banville notamment, mais quelque chose avait déterminé Rimbaud à cibler le poète Armand Silvestre cette fois.
En dévoilant la réalité de la relation intertextuelle entre l'oeuvre de Silvestre et le quatrain Lys, j'ai pu considérer la lecture antibonapartiste de Steve Murphy comme caduque, mais j'ai conservé l'idée ponctuelle que le critique avait développée et qui prétendait que le second vers du quatrain présentant le lys comme deux fois "Dédaigneux" des "travaux" et des "famines" venait de la lecture d'un poème sur le lys du Reliquaire de François Coppée. La fleur royale dédaigneuse symbolisait la réaction poétique tant d'un Armand Silvestre que d'un François Coppée, la menace critique planant sur tant d'autres poètes, ainsi Banville qui avait reçu dans son courrier toute une conférence intitulée Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs. Il faut savoir que je prétends également que les trois quatrains intitulés Vu à Rome sont une double allusion à Léon Dierx avec ses Paroles d'un vaincu autant qu'avec ses Lèvres closes et à François Coppée avec le poème liminaire du Reliquaire, comme on peut en juger dans l'article suivant : "La signature Léon Dierx au bas du poème Vu à Rome" !
A l'époque, un même sujet politique préoccupe Rimbaud, et ses nombreuses parodies de François Coppée dans lesquelles j'inclus le poème plus tardif Les Corbeaux (voyez l'article : " Les Corbeaux, 'chose patriotique, mais patriotique bien' ") font qu'on peut très bien retrouver une réécriture de Coppée dans des oeuvres qui se déclarent des parodies de Silvestre ou bien Dierx.
L'état d'ébullition de la création rimbaldienne n'interdit pas ces croisements.
Mais dans ma mise au point sur le poème Lys j'ai évoqué également la relation faite par Armand Silvestre de sa rencontre avec Rimbaud lors du dîner des Vilains Bonshommes en septembre 1871, puisque les comptes rendus d'époque à ce sujet ont été mis à jour par un article d'un certain Wagner dans un numéro de la Revue Verlaine. Il se trouve qu'Armand Silvestre prétend avoir reçu une copie manuscrite des Effarés et je trouve que cela coïncide parfaitement avec la présence au début de l'Album zutique à peu de distance du quatrain Lys d'une parodie de Verlaine intitulée Fête galante. Steve Murphy a signalé que la rime en "-ote" des Effarés, avec le mot "tremblote" venait du poème En bateau des Fêtes galantes et, sans la mention "tremblote", la triple rime en "-ote" du poème zutique Fête galante avec son titre au singulier qui désigne on ne peut plus clairement sa cible confirme le fait par une manière de prolongement insistant.
Peu m'importe que cela ne puisse être prouvé, il s'impose à moi de manière irrésistible que très vraisemblablement Armand Silvestre dit vrai au sujet de ce don d'un manuscrit des Effarés le 30 septembre 1871, le poème Les Effarés a bien dû avoir une valeur d'introduction dans le milieu littéraire parisien ce jour de présentation de Rimbaud par Verlaine au dîner des Vilains Bonshommes, et la parodie zutique Fête galante pourrait procéder en partie de discussions autour de ce poème de 1870, car il est naturel de penser que cela a été le prétexte à la reconduction parodique de la rime en "-ote", puisque sans cela Rimbaud aurait été le seul à apprécier l'emploi de cette rime précise. On peut quand même penser que plus d'un membre du cercle du zutisme fut dans la confidence à commencer par Verlaine. Mais, au passage, il faut observer que le poème Les Effarés prend le parti hugolien de petits misérables privés de pain, voire de déclassés puisque ces enfants deviennent des sans-culottes par usure de leurs vêtements. Normalement, la culotte est un vêtement qui distingue le riche du pauvre, c'est pour cela que les révolutionnaires s'appelaient les sans-culottes ! Ces enfants sont rejetés dans la misère sans doute parce que devenus orphelins et leur culotte qui crève avec le vent fait penser à la rébellion de petits gavroches qui disent "merde"! En 1870, le poème est influencé par la lecture des Misérables, ce qui a déjà fait l'objet d'un article d'un couple de spécialistes de Victor Hugo dans la revue Parade sauvage n°20, mais ce seul poème de 1870 dont on retrouve des copies postérieures à la Semaine sanglante a pris sans doute une dimension nouvelle dans la pensée de Rimbaud à la lumière des événements de l'année 1871, et ce poème Les Effarés est une sorte d'antithèse à la poésie de Silvestre, à plus forte raison aux deux livres publiés sous le pseudonyme de Ludovic Hans et au quatrain ironique intitulé Lys. Il doit être sensible que le second vers sur le dédain des famines et des travaux désigne le mépris d'une grande partie des poètes pour les communards ! Et finalement le don d'un manuscrit des Effarés, on ne saura jamais si Rimbaud l'a effectué avant que Verlaine ne lui donne des précisions sur Armand Silvestre, ou si connaissant son homme le terrible ardennais a fait de ce don un trait satirique espiègle ! Il nous semble plus probable que ce don ait été innocent et que Rimbaud n'ait appris qu'ensuite l'hostilité à la Commune du personnage !
Et justement, un élément va en ce sens. Et un élément qui permet encore d'affiner les précisions quant au contexte de création du quatrain Lys.
Je n'y ai pas eu accès, mais le 3 octobre 1871 George Sand semble avoir publié un article dans la revue Le Temps où elle aurait exprimé ses idées fortement réprobatrices à l'égard du mouvement communard.
Rimbaud a probablement eu connaissance de cet article de la célèbre romancière et il conviendrait d'étudier de près cet article en regard de la composition du quatrain Lys, ce que je n'ai pas eu l'occasion de faire.
George Sand était pourtant connue pour une oeuvre initialement sulfureuse. Le roman Indiana fait le récit romantique d'une histoire d'amour d'une femme mal mariée pour un opportuniste séduisant, ce qui semble quelque peu transposé en plus sarcastique dans le récit flaubertien des amours coupables et déçus d'Emma Bovary avec le suborneur Rodolphe. Ce roman très réussi propose vers la fin une substitution d'amant avec la reprise d'un autre grand motif romantique, celui du suicide mutuel des deux amants, lequel suicide est pourtant éclipsé par un "happy end" différé ! Dans ce roman, Indiana n'a pas hésité à fuir son mari qui venait de la frapper au visage pour une traversée en mer de plusieurs mois où elle croit rejoindre son amant, lequel va cruellement la décevoir ! Ce roman Indiana se réclame explicitement des grands précédents que sont Atala de Chateaubriand et surtout Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, dont de nombreux motifs sont repris, avec bien sûr une partie du récit située sur l'île de La Réunion ! Le chien fidèle est également repris, avec un fait étonnant à relever, puisque dans le roman de George Sand le chien s'appelle Ophélia et il finit à peu près comme un noyé, puisqu'en essayant de suivre sa maîtresse sur les flots il se fait fracasser la tête par les marins malveillants, et cela rappelle sinistrement à Indiana la noyade par dépit amoureux de sa meilleure amie Noun, mort relatée très tôt dans le roman de façon à jeter un éclairage trouble sur l'ensemble de l'intrigue ! Vers la fin du roman, j'observe que l'idée des "paupières" chargées de larmes est explicitement comparée à l'histoire de Paul et Virginie, poncif des "paupières rougies" qui réapparaît dans un poème de Verlaine qui fait référence au même célèbre roman.
Je n'ai pas remarqué d'intertexte utile à la compréhension de l'oeuvre de Rimbaud à la lecture du premier roman de George Sand, si ce n'est que dans la première page le mouvement du corps du colonel Delmare, un nostalgique de l'Empire, fait quelque peu songer aux Assis :

Il quitta enfin sa chaise, évidemment impatienté de ne savoir comment rompre le silence, et se prit à marcher pesamment dans toute la longueur du salon, sans perdre un instant la roideur convenable à tous les mouvements d'un ancien militaire, s'appuyant sur les reins et se tournant tout d'une pièce, avec ce contentement perpétuel de soi-même qui caractérise l'homme de parade et l'officier modèle.
      
Je n'ai pas la prétention d'exhiber un intertexte, ni même une source, il s'agit juste d'un rapprochement suggestif qui, par la comparaison, peut nous éclairer sociologiquement le sens à donner aux expressions savoureuses du poème de Rimbaud.
J'ai évoqué récemment le cas du roman Lélia, le troisième des romans de George Sand. Je l'ai lu dans sa version originale et non dans sa version remaniée de 1839. George Sand a également participé à la composition collective du Diable à Paris, oeuvre que Rimbaud signale avoir lue à loisir dans une lettre à Izambard d'août 1870 ! Mais, répugnant à lire sur le net, je n'ai pas encore étudié de près cet ouvrage, à la différence de La Robe de Nessus et de Costal l'Indien qui eux ont déçu quelque peu mes espoirs de découvertes rimbaldiennes.
Certains autres ouvrages de la période sulfureuse de George Sand peuvent avoir une chance d'intéresser les rimbaldiens, par exemple Consuelo, La Comtesse de Rudolstadt, mais les positions anticommunardes de la romancière devraient m'amener à une lecture du Compagnon du Tour de France, puisqu'il y est question de la figure de l'ouvrier !

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