vendredi 20 décembre 2013

"Prendre du dos : prendre de l'épaisseur"

Il y a quelques jours j'ai proposé une petite brève sur ce blog qui a fait réagir un certain Alfonso

Les gens ont ici droit à une petite explication, Alfonso est obsédé par ce que j'écris depuis des années et il me lit tous les jours, mais il n'a jamais parlé de Rimbaud en termes clairs pour créer un échange, mettre en commun C'est comme ça C'est un peu un rémora ou un Félicien Champsaur ou un gardien du temple, par son mauvais esprit il a côté un madame de Merteuil, mais je ne suis pas Valmont

Donc, j'avais écrit ceci :


Depuis un article de Jean-Pierre Chambon, on répète à l'envi que l'expression "prendre du dos" dans le poème Parade signifierait "se faire sodomiser" et Bruno Claisse a repris cette explication comme la seule plausible dans son commentaire du poème paru en 2006 dans la revue Littératures
On sait qu'on dit d'une femme qu'elle a "une belle poitrine" ou "une belle gorge", pour pudiquement ne pas citer les seins eux-mêmes
On dit "j'en ai plein le dos" pour "j'en ai plein le cul", l'expression "prendre du dos" relèverait de ce même principe de l'euphémisme
Mais cette expression n'est nulle part attestée et il y a une explication toute simple qui me paraît convenir à un poème où il est question d'une espèce de théâtre : on les envoie prendre des coups de bâton en ville
"Prendre du dos", cela veut dire qu'on prend un coup ou une charge sur le dos au sens littéral Pourquoi tout de suite envisager une expression figurée dont nous n'avons aucun exemple ?

 Et voici la réponse affligée à laquelle j'ai eu droit :

Depuis quelques jours je me pose cette question à la fois littéraire et indécidable : comment peut-on traduire le sonnet des Voyelles d'une façon aussi définitive, faire des rapprochements vertigineux entre fabuleux métal et fortune chimique personnelle par exemple, et passer à côté d'une formule argotique aussi banale que prendre du dos : je ne sais pas quoi me répondre.
 NB : observez l'attaque à l'identique "Depuis"
 Pour Voyelles, je dis tant de choses diverses qu'il faudrait commencer par s'affronter à un aspect, je pense notamment à l'article Apostrophe, plutôt que de se mettre au-dessus de toute lecture dans un refus théorique de la "lecture définitive" ce qui ne veut rien dire comme refus et n'avance à rien Pour le rapprochement et non la confusion entre "fabuleux métal" et "fortune chimique personnelle", allusion à mon article Les Conquérants (Heredia/Rimbaud) la réponse viendra ultérieurement pas d'autres articles sur le poème Mouvement comme je l'ai annoncé

Pour répondre maintenant au sujet de la phrase de Parade : "On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant", il faut déjà avant d'affirmer débattre soit à plusieurs, soit de soi à soi du problème posé par l'expression inconnue "prendre du dos"
Je passerais à côté d'une formule argotique banale, mais Alfonso oublie qu'il répond à un message où je conteste précisément ce point

Ni Chambon, ni Fongaro, ni Forestier, ni Claisse, ni personne d'autre n'a prouvé l'existence de cette formule argotique et si elle est banale pourquoi ne l'ont-ils pas prouvée de la plus simple des manières, par un exemple ?
Il n'existe aucune attestation de l'emploi obscène de cette expression
Ensuite, il y a le contexte d'emploi où on peut suspendre le jugement
La phrase "On les envoie prendre du dos en ville" peut soit vouloir dire "On les envoie se faire mettre en ville", soit vouloir dire "On les envoie prendre des coups en ville", soit "On les envoie prendre une charge sur l'épaule", soit vouloir dire "grossir le dos"
Il est possible que le sens obscène soit le bon, mais cela demande des justifications précises
J'ai une certaine lecture du poème et malgré Chérubin, les "ressources", je ne trouve pas la lecture obscène si naturelle que ça


"Passer à côté d'une formule argotique aussi banale que 'prendre du dos' " nous dit Alfonso
Mais même l'auteur de cette thèse n'a jamais affirmé cette banalité
Je connais "prendre du ventre", "en avoir plein le dos", mais je ne connais pas l'expression "prendre du dos", et au passage je me méfie beaucoup de l'amplitude des décryptages sexuels depuis 40 ans appliqués aux textes du XIXème C'est une manie récente et non ancienne que de voir les gens tiquer continuellement sur "jouir", etc
"prendre du dos", ce serait une variante de "en avoir plein le dos", avec un sens un peu différent Il suffit d'adapter l'idée d'obscénité au verbe "prendre"

Prenons les notes de l'édition de la Pléiade de 2009 des Oeuvrers complètes d'Arthur Rimbaud, page 952

Je remarque, au vu du référencement qui est proposé, que Forestier a supposé gratuitement une allusion au sens argotique de "dos vert, dos fin" pour dire que "prendre du dos" c'est "se mettre au service d'un maquereau"
Chambon a déclaré lui que "prendre du dos" cela est une façon argotique de dire "sodomiser", mais il n'y a qu'une seule façon de le prouver : donner des exemples, ce qu'il ne fait pas
Qui plus est, il s'attarde sur un problème d'ambiguïté syntaxique qui n'avance pas à grand-chose (encore que comme nous verrons plus loin) : "du dos" peut être complément direct (malgré le du) genre "prendre de la carrure" ("du" partitif comme dans "verser du sel, manger du pain, prendre du ventre") ou complément circonstanciel "prendre par le dos", ce que j'appelle louvoyer quand on ne sait pas trop comment arriver à se dépêtrer d'une difficulté posée
La note d'André Guyaux dit que l'interprétation de Chambon se réfère à un autre usage argotique, il faudrait là des précisions, cet usage n'est rien d'autre que l'emploi parfois du mot "dos" pour "cul", mais l'expression elle-même "prendre du dos" a-t-elle un usage argotique, non à ma connaissance


Il conviendrait d'ajouter aux références de Guyaux les textes de Fongaro qui ont lourdement insisté sur l'évidence du sens sexuel de l'expression "prendre du dos", ils sont en ligne sur internet, on peut les trouver


Il est question dans ce poème de drôles qui se mettent en scène pour exploiter nos consciences et sensibilités Ils s'adonnent aux grimaces et contorsions et bien sûr s'étale tout ce qu'ils peuvent jouer complaintes, tragédies, les nouveautés du jour ("pièces nouvelles") ou des chansons "bonnes filles"
Leur parade est atroce, ridicule et laide, elle part d'un jeu de sensibilité exacerbée et se communique aux spectateurs, mais cela se termine par un sarcasme du poète "Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers" Autrement dit, cela peut être un simple divertissement ou bien tourner à la hantise maladive auprès du public plus influençable
Et le poète donnant son renvoi déclare que lui seul comprend de quoi il retourne dans ces spectacles où artistes et publics sont la même naïveté : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage"
Le poème joue sur l'idée de drames imposés aux consciences, avec de faux rapports au paradis
Maintenant il y a cette fin du premier paragraphe où quelques jeunes dont on se demande quel regard ils pourraient bien porter sur Chérubin sont envoyés prendre du dos en ville, et cela en étant habillés avec une richesse ostentatoire qui scandalise
Donc il s'agit de jeunes saltimbanques aux spectacles sauvages ou bien d'une métaphore applicable aux artistes populaires, mais là on se concentre sur les jeunes
Qui est ce "On" qui envoie les jeunes prendre du dos en ville ?
Qui sont précisément ces jeunes ?
Quel est l'événement du XIXe que peut cibler ici Rimbaud?
C'est en répondant à ces questions qu'on peut resserrer le problème d'interprétation de l'expression "prendre du dos"
En attendant, il y a quatre sens possibles : outre le sens obscène, il y a bien sûr recevoir des coups, ou prendre une charge sur soi, et grossir son dos
Je ne vois pas pourquoi avec leur luxe dégoûtant ces jeunes ne seraient pas frappés par la foule
Le passage problématique est coincé entre une énumération faisant état de "facies déformés" avec "démarche cruelle" et une relance sur un "violent Paradis de la grimace enragée"
On va voir que ce n'est pas la bonne explication, mais que la question du rapport au public est bien l'essentiel

Face à cette idée, une lecture sexuelle qui arrive comme un cheveu sur la soupe dans un écrit où il est question de création littéraire oralisée et de mise en scène outrée

Donc, au plan du texte, on se demande avec le poète qui parle comment ces jeunes regarderaient Chérubin puis le poète nous apprend dans la foulée qu'ils vont prendre du dos en ville
Si prendre du dos a un sens obscène, est-il pertinent de se demander comment ils regarderaient Chérubin (sous-entendu lubriquement)?
Cela fait plutôt bricolage
On a une question sur la menace de viol et puis on nous explique "ben oui ils pratiquent la sodomie"
Je ne trouve pas ça très naturel
D'après la notation dans la Pléiade, certains comme Louis Forestier et un traducteur américain Bertrand Mathieu disent que ces jeunes se travestissent et nous glissons dans une lecture homosexuelle du poème Oui mais il faut voir le travestissement : "affublés d'un luxe dégoûtant", "des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve", nous ne sommes pas dans le maniéré sexuel, nous sommes plutôt dans le jeu de création de personnages propre aux artistes et les habits sont de mauvais goût dans tous les cas
Je n'ai pas non plus remarqué que le poème dans son ensemble avait une tendance argotique pour le faire remarquer au passage


 Alors il reste une démarche toute simple : chercher des occurrences à l'aide d'internet, de préférence en tapant dans des ouvrages du dix-neuvième siècle, si vous me permettez une expression familière si pas argotique
J'ai fait cette recherche directement sur Gallica, j'ai obtenu deux paires de résultats, une paire concernant la citation répétée de notre phrase du poème de Rimbaud

 Voici donc ici même une attestation claire, nette et précise accompagnée d'une définition de l'expression "prendre du dos" dont le modèle grammatical est celui de "prendre du ventre" verbe et complément direct sachant que le complément direct est un partitif J'ai copié comme ça venait pour des raisons techniques

"On se fert de gros fil quand les cahiers o font fort gros 8t qu'il y en a peu , afin de leur faire prendre du dos, c'est-à-dire , les rendre plus épais par cet endroit , comme aufii pour que le livre ait raifonuablement de mords , pour loger le carton1 , fig. 4 (12) , con-, tre les ficelles , - le dos du cahier tourné vers: elle , la tête du livre à droite , par confé-^ quent la bonne lettre à main gauche contre la"


On fait prendre du dos à un livre comme expliqué ci-dessus, il s'agit d'un extrait d'un tome III d'un livre Manufactures, Arts et Métiers

"Prendre du dos" c'est "épaissir", ou mieux "prendre de l'épaisseur, gagner de l'épaisseur" (en parlant d'un livre)

Dans Parade, on envoie prendre du dos en ville des jeunes affublés d'un luxe dégoûtant
Leur luxe se porte probablement sur le dos et les épaissit incontestablement, on peut penser qu'ils prennent un bain de foule pour prendre de l'importance N'oublions pas qu'ils sont quelque part des livres quand ils débitent complaintes et tragédies

On remarque d'ailleurs que l'expression de Rimbaud est quelque peu factitive "envoyer prendre"
Les deux verbes factitifs stricto sensu sont "laisser" et "faire", mais le parallèle n'en est pas moins important entre "on les envoie prendre du dos" et "leur faire prendre du dos"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire