jeudi 19 décembre 2013

Apostrophe

Ceci n'est pas le titre d'une émission de Bernard Pivot
Le sonnet Voyelles s'ouvre par ces deux vers :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

Le nom "voyelles" est ici un terme d'adresse, le poète apostrophe les voyelles qu'il vouvoie "vos naissances latentes"
Les cinq mentions de voyelles-couleurs sont séparées par le double point du mot "voyelles", et il s'agit de l'énumération des cinq voyelles, donc d'une apposition à l'apostrophe "voyelles"
Et Voyelles est le titre du poème, ou Les Voyelles
Or, le poème ne forme qu'une seule phrase, puisqu'une phrase doit se terminer par un signe de ponctuation forte : le point, le point d'interrogation ou le point d'exclamation, éventuellement les trois points de suspension
Le poème est au contraire rempli de virgules, points-virgules et doubles points à l'exclusion d'une ponctuation forte
Normalement, dans une phrase, on évite de multiplier les doubles points et Voyelles illustre bien le risque du procédé
Plus il y a de doubles points dans une phrase, plus il y a de risque d'être confus

Le premier double point réunit une énumération au terme générique "voyelles" qui fait la synthèse de l'énumération
Le second double point à la fin du vers 2 se trouve à la fin de l'unique proposition verbale qui fait le poème
"Je dirai quelque jour vos naissances latentes"
Nous retrouvons ensuite une énumération complexifiée des cinq voyelles
Cette complexité accrue fait que cette fois les voyelles sont séparées les unes des autres par des points-virgules

Après "A, E, I, U, O : voyelles"
Nous avons "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" : A;E ;I ;U ;O
Cela crée un effet de glissement insensible entre l'apostrophe initiale et une énumération adressée aux lecteurs, comme dans le cas du titre avec article "Les Voyelles"
Comme la première énumération se résumait au mot "voyelles" par l'opération du double point, la seconde énumération procède d'une expansion illustrant par les exemples l'expression : "vos naissances latentes"
"vos naissances latentes" n'est pas une apostrophe comme c'est le cas de la mention "voyelles", mais elle inclut le nom et tout au long du poème nous ne sommes pas passés à une autre phrase
Donc, l'ensemble du sonnet s'adresse aux voyelles
Il n'y a pas eu clôture de l'apostrophe initiale

Mais nous arrivons à un troisième double point à la fin de l'avant-dernier vers du poème
Il s'agit d'un double point qui ne concerne que l'image et que le tercet du O comme le confirment les effets de reprises
Le double point lie le dernier vers aux deux suivants, ce qui rend inacceptables les lectures qui séparent deux O, l'un imprécis, l'autre violet, avec changements de thèmes à la clef
Non, le double point apporte un élément et approfondit la portée de deux vers consacrés au "O", ce qui n'empêche un effet de décrochage ou repositionnement bien appuyé par le recours dramatique, emphatique au tiret
Or, ce qu'il est intéressant d'observer, c'est que nous passons du possessif "vos" de deuxième personne du singulier qui s'adresse aux voyelles à un possessif "Ses" de troisième personne qui indique à l'attention un Être féminin émanant de la représentation des cinq voyelles, dont le regard explicitement émane d'un trouble violet d'un O initialement présenté comme bleu, le "rayon violet" étant un élément de fugacité dans le possible offert par l'idée du "O bleu"

Nous connaissons des poèmes qui finissent par des envois, les ballades, nous connaissons des prières qui sont des intercessions, par exemple une demande à la Vierge Marie d'intercéder auprès de Dieu en faveur d'une personne

Ici, nous avons un poème qui s'adresse à des voyelles, mais qui en fait le support d'un dévoilement d'un être mystérieux équivalent à Dieu
Et le décrochage du dernier vers, c'est celui qui fait basculer, au sein de l'unique phrase constitutive du poème, de l'adresse aux voyelles à l'émerveillement devant la figure divine qu'elles suggèrent L'unité de la phrase permet encore de supposer que les voyelles apostrophées sont invitées à communier avec le poète en cette finale exclamation

Et loin de se contredire "Je dirai quelque jour vos naissances latentes", puisque nous ne voyons pas comment l'unique proposition du poème pourrait se contredire elle-même, nous constatons que le poète annonce une explication future : "Je dirai", mais que l'expansion énumérative lève un voile sur l'explication potentielle, en faisant apparaître le regard, attentif donc, d'une divinité émanant du jeu des couleurs, être divin que nous pressentons nécessairement à la source de ces "naissances latentes" que sont le A noir et le O bleu ou leurs formes plus détaillées sur douze vers

Ce "Je dirai quelque jours vos naissances latentes" trouve un écho dans la phrase "Je réservais la traduction" d'Alchimie du verbe, avec partage pour le coup de la même occurrence du terme "alchimie", mais ceci nous mènerait à d'importantes digressions

Tout ce que je viens de dire a aussi à voir avec le poème Aube dont j'ai fait un commentaire qui a été reconnu, qui est cité avantageusement, mais qui me vaut quand même deux belles marques de mépris : premièrement, je me fais traiter de critique d'un autre temps qui en serait encore à du Breton (que je ne supporte pas) et à l'âge de la voyance, deuxièmement, en saluant ma lecture on continue de dire que "Au réveil, il était midi", c'est la fin de l'illusion, ce qui laisse à penser que des phrases pourtant simples de mon article n'ont pas été prises en considération

Existe-t-il l'équivalent de ce que je viens de dire sur la structure du sonnet, structure qui est celle d'une seule phrase ?
Je ne me rappelle plus les quatre pages consacrées par André Guyaux à la ponctuation des deux versions connues du poème dans un très court article, mais dans son édition de la Pléiade en 2009 il ne parle pas de l'apostrophe ni de son importance
Il n'essaie pas de définir les trois plans distincts des trois doubles points de la version autographe et ne fait pas ainsi la distinction entre celui du premier vers et celui du second vers, ni sur l'inversion que cela suppose d'énumération à terme générique et de terme générique à énumération
Il relève bien que le double point à la fin du second vers introduit une énumération de "naissances latentes", mais il me faut citer ici la curieuse inconséquence qu'il prête du coup à Verlaine :

Le fait que le deuxième vers se termine par un deux-points dans la version de Rimbaud suggère que la suite énonce les "naissances latentes", dans cette perspective Verlaine a pu comprendre que "Je dirai quelque jour" renvoyait à plus tard les "naissances" promises

André Guyaux assimile indûment l'emploi verbal "dirai" à une énonciation, ce qui relèverait d'un projet assez pauvre, je dirai vos naissances latentes, donc je dirai vous êtes ça, ça et ça
Tout se passe comme si le poète se ravisait à la fin du second vers, voire en même temps qu'il s'exprime
Comme Yves Reboul qui lui parle de prétérition ou de je ne sais plus quelle figure de rhétorique, André Guyaux pense que Rimbaud aurait trouvé beau de dire l'inverse de ce qu'il fait
"Je dirai maintenant vos naissances latentes", ça ne le faisait pas, alors il a écrit "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" même si c'est maintenant qu'il le fait
Voilà qui me paraît bien farfelu, malgré le nombre de rimbaldiens qui soutiennent cette thèse en l'appuyant de considérations rhétoriques
Du coup, il manque la progression réelle du texte avec le discret dévoilement final du "rayon violet" qui a à voir avec l'annonce du second vers

Quant à la confrontation des deux versions connues, l'une de la main de Verlaine l'autre de celle de Rimbaud, André Guyaux suppose que la ponctuation de la version recopiée par Verlaine est le fait de Verlaine lui-même :

[Au sujet du dernier vers] Verlaine, qui n'accentue pas le O, semble le comprendre comme la reprise de la voyelle [:::] Verlaine hésite entre une ponctuation faible (la virgule, au vers 8) et une ponctuation forte (un point ou un point d'exclamation, aux vers 6 et 11) [:::] Verlaine a pu comprendre que "Je dirai quelque jour" [:::] Verlaine met une virgule entre chaque lettre et la couleur qui lui est attribuée [:::] Dans le paradigme tel que Verlaine le présente [:::] alors que, selon Rimbaud [:::]


Mais si Verlaine recopie un texte, il recopie les mots et la ponctuation que je sache
C'est Rimbaud seul qui est responsable de la ponctuation des deux versions, et de l'une à l'autre version il a entièrement repensé globalement la présentation de son poème
Dans la version recopié par Verlaine, à qui aucune initiative ne peut être prêtée sans preuve, le poème était composé de plusieurs phrases et on comprend qu'à la fin du second quatrain, la virgule est une coquille qui doit être remplacée par un point
Dans le même ordre d'idées, on n'oubliera pas de rétablir la virgule après la mention du "U" au premier vers
La refonte opérée par Rimbaud est proprement géniale, comme on l'a vu dans mon commentaire ci-dessus

Dans la copie de la main de Verlaine
Nous avons une phrase pour les deux premiers vers, et un seul double point pour tout le poème

Rimbaud compose ensuite une phrase pour chaque voyelle terminée pour trois d'entre elles (merci de rétablir le point en lieu de virgule à la fin du second quatrain) et par un point d'exclamation pour le E et le O, avec cette jolie rencontre entre "frissons d'ombelles" et "rayon violet de ses yeux"
Pour le décrochage au sein du dernier tercet, Rimbaud recourt aux trois points de suspension qui peuvent aussi bien être une ponctuation forte qu'une ponctuation interne à une phrase comme chacun sait
Et si dans la copie de Verlaine, le "O" de l'exclamation finale n'est pas accentué, on peut y voir une volonté de bien montrer qu'il est toujours question de la même voyelle, malgré le décrochage, alors que dans la version finale le double point assure cette liaison et permet d'accentuer plus conventionnellement l'interjection "Ô"

**

Revenons aussi sur un point essentiel


Le premier vers du poème réunit les cinq voyelles de l'alphabet à leur terme générique, évidemment "voyelles", et le poème porte ce titre


On comprend que les cinq voyelles de l'alphabet sont présentées comme un tout
Et on sait qu'un alphabet nous indique les signes écrits qui permettent de former tous les mots d'une langue, voire de plusieurs langues

Chaque lettre est associée à une couleur
Il n'y a rien d'autre qu'un système de cinq voyelles avec cinq couleurs, seules ces mentions construisent le premier vers à ceci près qu'un terme générique est appliqué aux voyelles et fait apparaître une apostrophe initiale

Evidemment, dire comme une vérité abstraite ou absolue que le A est noir, ou qu'il existe un A noir, cela a déjà été fait, c'est la thèse de l'audition colorée, tandis qu'une explication paresseuse a consisté à dire qu'on peut très bien peindre un A en noir, etc, exemple dans un abécédaire
Mais ce que les lecteurs n'ont pas pensé à faire, c'est à se contenter de ces mentions pour les faire parler entre elles
Or, puisque les cinq voyelles forment un tout, et qu'il y a une corrélation parfaite avec les cinq couleurs, il fallait se demander si les couleurs aussi ne formaient pas un tout et une partie de la réponse était dans le couple initial noir-blanc

La théorie des couleurs permet de réunir précisément en deux groupes les cinq couleurs citées par Rimbaud, cinq couleurs à partir desquelles on décline toutes les autres couleurs
L'opposition noir/blanc et la trichromie additive des trois couleurs primaires rouge bleu vert s'imposent ici non comme démonstration intertextuelle, non comme découverte aléatoire d'un chercheur qui passait par là et à ramener son poisson du jour
La solution s'impose par le texte même, nous avons cinq couleurs et il faut s'affronter au jeu de l'esprit qui se pose à nous
L'aide qui nous est apportée, ce vers 1 étant en soi une pierre de Rosette, c'est que les voyelles forment un tout nécessaire à l'expression de la langue dans des formes écrites organisées Les voyelles forment un tout et indiquent l'idée de l'alphabet qui sert à composer les mots
Les couleurs forment un tout et à la manière d'un alphabet elles composent toutes les visions du monde, tous les jeux de la lumière
L'intelligence rend indispensable de prendre en considération la théorie de la composition de la lumière en vigueur, celle de Newton

Maintenant, si vous ne l'admettez pas, il suffit de répondre "oui" à l'un des questions suivantes:

Êtes-vous sot ?
Vous sentez-vous humilié ?
N'avez-vous pas ce défaut qui consiste à lire sans prêter véritablement attention à ce que vous lisez, et notamment à ses conséquences contraignantes ?

2 commentaires:

  1. Mort de rire, mes lecteurs sont toujours aussi peu touchés par la poésie
    Pas grave
    Donc, cette allégorie est une figure, mais posée avec quelque sincérité par Rimbaud, elle lui permet d'articuler un discours poétique qui lui permet de dire que le naufrage de son époque n'est pas normal et qu'il y a une histoire providentielle qui mènera à la société nouvelle Il existe une marche des choses pour Rimbaud C'est difficile à admettre, mais c'est un fait
    Le commentaire que je viens de laisser ci-dessus indique bien que Rimbaud sent qu'un jour il sera capable de dire les naissances latentes, de les expliquer et justifier, et par le dévoilement à la fin du poème du regard de la divinité il nous donne une preuve qu'il ne parle pas dans le vide, un indice qu'il a des raisons de croire y parvenir, il montre la figure confiante et bienveillante de la divinité sur le monde Le dévoilant, il abat donc des cartes de son jeu
    Bien sûr, ma lecture va plus loin, jusqu'au tombeau de la Commune, mais déjà si vous comprenez ça vous êtes dans la poésie intense, ne me remerciez pas pour l'émotion surtout!
    Articulez déjà cela à l'analyse des tercets, qui explicitement établissent la transcendance qui fait qu'on passe du jeu des voyelles-couleurs à la rencontre du regard de la divinité
    J'ai bien posé là l'étude de la ponctuation, l'étude d'une pierre de Rosette où voyelles et couleurs sont deux systèmes complets mis en corrélation
    Et j'ai demandé de lire le vers deux en en acceptant le sens littéral, au lieu de lui faire dire exactement l'inverse de ce qu'il dit
    Pour le tercet du U, j'espère qu'un jour les gens pourront se dire "ah oui il y a les mers et la terre, ah oui le mot 'cycles' guide l'ensemble, ah oui, après on passe au ciel, de l'ici-bas au céleste"
    C'est explicite dans le poème de Rimbaud Je ne comprends pas bien pourquoi le public achoppe et refuse cette évidence
    J'ai aplani la difficulté des rides et fronts studieux qui semblaient partir dans une autre direction
    On doit s'y retrouver maintenant
    Et on voit bien qu'une Histoire, un sens de l'Histoire se joue dans le poème, que ce soit au plan du cycle des voyelles ou au plan des ouvertures de la sagesse accumulée des fronts studieux et de la protection divine bienveillante
    Un truc important, le corset et les golfes comme des matrices, le corps maternel, mais appliqué pour une image à un charnier qui est bien sûr celui de la Commune
    Quel poème! Quel poème!

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  2. Quatre personnes se dégagent tout de même Steve Murphy a appuyé ma lecture dans ses écrits, Pierre Brunel appuie plusieurs éléments de cette lecture et c'est lui qui a recueilli mon article publié dans Rimbaud vivant Je citerai encore Bruno Claisse dès 2003, en m'abstenant juste du détail privé de l'affaire Enfin, un ami qui publiera prochainement un article est globalement convaincu et je peux échanger avec lui sur le poème
    Pour le reste, c'est le silence dont on ne sait pas toujours si c'est le mépris, le fait de ne pas avoir lu, l'attente d'un juge pour trancher ou la réserve
    Je précise encore que quand je lis le sonnet Nevermore des Poëmes saturniens j'envisage que le poète parle à une morte
    On m'a répondu que c'était du délire, que c'était la vieille lune d'Elisa Moncomble, etc
    D'abord, je pensais tellement peu à Elisa qu'elle n'est pas encore morte à ce moment-là
    Ensuite, on veut s'en tenir au sens littéral d'un souvenir de rencontre amoureuse suivi d'une rupture, mais à cette aune on ne fait pas grand-chose du titre du poème qui est une citation du poème Le Corbeau où le jamais plus est celui du blasphème face à la mort de l'être aimé
    Poe a réécrit le ballade de Burger et il cite le nom de Lenore, mais comme le nom de la morte cette fois
    Mais bien sûr Verlaine reprend platement l'expression pour en faire le titre de son poème
    J'ai d'autres éléments évidemment et j'ai finalement publié l'article sur ce poème dans la revue italienne Plaisance Dans ce même volume consacré à Verlaine, on trouve d'ailleurs une lecture "scotchante" du poème Chanson d'automne par Henri Scepi
    Il s'agit d'opposer le lyrisme de Verlaine tel qu'en cette chanson à celui expansif d'un Lamartine, c'est sacrément bien conduit et riche
    Evidemment, au sujet de Baudelaire, j'ai un jour écrit à Claude Pichois pour dire que plusieurs poèmes étaient des allégories de la solitude et que la Nuit de décembre était un intertexte d'une variante d'un sonnet, variante non retenue dans l'une quelconque des trois éditions parues du vivant de l'auteur
    J'ai reçu une double fin de non-recevoir, mais j'ai mis là encore une partie de mon raisonnement dans mon article sur Nevermore
    Les cycles féminins font qu'on ne va pas chercher l'allégorie, alors que Baudelaire vante précisément l'allégorie que les artistes maladroits nous ont fait oublier dans ses écrits
    Je suis désolé, mais quand je lis Les Fleurs du Mal il n'est pas écrit que tel poème s'adresse à Marie Daubrun, telle autre à une Sabatier, telle autre à une Duval
    Je lis La Muse vénale, La Muse malade ou "Que diras-tu ce soir", j'envisage d'emblée, comme d'ailleurs le mot de Muse m'y pousse, une réalité allégorique
    Ce n'est pas parce que la composition des poèmes a à voir avec des femmes authentiques que Baudelaire se tenait à des oeuvres pour égérie
    Et quant à l'idée de trouver du nouveau au fond de l'inconnu dans la mort, je dis depuis quelque temps et je l'ai écrit dans une publication que c'est à prendre avec du gros sel
    Baudelaire doit bien rire que ce soit lu au premier degré

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