vendredi 27 septembre 2013

Lectures conseillées : quels traités de versification peut-on lire pour mieux comprendre la forme chez Rimbaud ?

Il ne s'agit pas ici de proposer un article en tant que tel, mais de profiter de la zone d'échanges qu'est le blog.

L'enseignement de la versification est devenu catastrophique et ce qu'on enseigne à l'école est en général faux.

L'enseignement de base que nous recevons à l'école ou que nous avons reçu à l'école est celui de l'alexandrin  tétramètre, que nous ayons fait nos études dans les années soixante, dans les années quatre-vingt ou dans les années quatre-vingt-dix. Et c'est le même enseignement que nous recevons le plus souvent dans les universités.

En fait, on nous apprend à nous saisir de n'importe quel alexandrin et à y repérer deux hémistiches de six syllabes, certes, mais aussi à placer sur notre proie deux accents mobiles et deux accents fixes. Les accents fixes seront à la fin du vers, et les accents mobiles eux il faudra déterminer une position pour chacun.

Je prends donc au hasard quelques vers et j'applique la recette d'un alexandrin à quatre accents.

Puissant roi des Français, astre vivant de Mars,
Dont le juste labeur, surmontant les hasards,
Fait voir par sa vertu que la grandeur de France
Ne pouvait succomber sous une autre vaillance
Vrai fils de la valeur de tes pères, qui sont
Ombragés des lauriers qui couronnent leur front,
Et qui, depuis mille ans, indomptables en guerre,
Furent transmis du ciel pour gouverner la terre,
Attendant qu'à ton rang ton courage t'eût mis
En leur trône élevé dessus tes ennemis
(Mathurin Régnier, Satires, I "Discours au roi")

J'ai pris au hasard et en plus un extrait qui n'est certainement pas étudié dans les écoles et même les universités. Je passe au placement des quatre accents, voici ce que ça donne :


Puissant roi des Français, astre vivant de Mars,
Dont le juste labeur, surmontant les hasards,
Fait voir par sa vertu que la grandeur de France
Ne pouvait succomber sous une autre vaillance
Vrai fils de la valeur de tes pères, qui sont
Ombragés des lauriers qui couronnent leur front,
Et qui, depuis mille ans, indomptables en guerre,
Furent transmis du ciel pour gouverner la terre,
Attendant qu'à ton rang ton courage t'eût mis
En leur trône éle dessus tes ennemis

Sauf que si vous lisez en accentuant ainsi, vous allez passer pour un débile, vu que ce n'est pas naturel sans gagner en pertinence oratoire.

En réalité, ce ne sont pas des accents qu'on repère, mais des fins de mots ou de groupes de mots, avec juste un traitement particulier du "e". On relève plus des pauses, des repos (même si ce sont d'ailleurs plutôt des moments d'inflexions entre les groupes de mots) que des accents.

D'ailleurs, plusieurs accentuations peuvent être contestées.

Quand on clame "Puissant roi des Français", l'accent est-il plutôt sur "ant" ou sur "rois"?
Le "ant" de "vivant" est-il plus accentué que le "a" initial de "astre"?
Mieux encore, quand on récite en vers "Fait voir par sa vertu", est-ce vraiment la dernière syllabe que nous accentuons, ou bien n'accentuons-nous pas plutôt la syllabe "ver" et retombons sur la syllabe finale "tu" de ce mot et de cet hémistiche? Même remarque pour "Attendant" où la même voyelle nasale revient ?
Et "Furent transmis du ciel", une bonne récitation ne soigne-t-elle pas l'attaque initiale "Furent"?
Et toujours mieux encore pourquoi ne pas mettre trois accents parfois, qu'est-ce qui pourrait l'interdire : "Et qui, depuis mille ans", "Furent transmis du ciel"?

Il y a un cas flagrant qui met par terre la théorie des quatre accents, ce sont les énumérations. Les enseignants se gardent bien de citer les énumérations dans L'Illusion comique de Corneille ou dans l'oeuvre en vers de Victor Hugo.
En tout cas, un morceau de choix pour les rimbaldiens, c'est l'incipit de Voyelles :

"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles"

Mais ce vers de Voyelles, dont certains diront que Rimbaud l'a fait exprès, n'est pas un cas isolé.

Voici deux vers de Victor Hugo (Les Contemplations, "Ecrit en 1846" et "Ecrit en 1855"), le premier est l'exact équivalent du premier vers de Voyelles, le second vers cité rassemble trois segments de phrase en un seul hémistiche :

Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère

Mon toit, la nuit, frissonne, et l'ouragan le mêle

De tels vers sont plus durs à trouver chez les classiques, à moins d'énumérations comiques ou autres, car les classiques jouaient moins sur les appositions ou les suites d'adjectifs, et beaucoup plus sur l'enchevêtrement des verbes et des propositions, fût-ce de manière ramassée.

Il existe d'autres théories des accents dans le vers, et il existe aussi l'exception appelée trimètre où un alexandrin en trois membres, au lieu d'être étudié en fonction de deux "pauses" ou "repos", se retrouve étudié en fonction de trois ou six accents imaginaires :

"Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir" (Suréna, Corneille)

Soit au mépris de la césure normale, on propose trois accents qui ne font qu'indiquer qu'on a vu la fin des groupes de mots :


"Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir"

Soit en envisageant une double lecture du vers, trois accents de trimètre et trois accents secondaires, dont l'un est le bienvenu pour signaler à l'attention l'emplacement de la césure normale :

"Toujours/ aimer//, toujours/ souffrir//, toujours/ mourir//"

Jacques Roubaud (La Vieillesse d'Alexandre) et surtout Benoît de Cornulier (Théorie du vers) ont mis à mal cet enseignement de l'alexandrin tétramètre.

Il convient de se reporter aux ouvrages de ces spécialistes de versification (pas des autres), et plus précisément aux ouvrages de Benoît de Cornulier, en commençant par Théorie du vers.

Vous serez surpris de la richesse d'enseignement de telles lectures.

Mais, ce discours erroné a existé et influencé même des générations d'écrivains, ceux du vingtième, et malgré tout aussi ceux du dix-neuvième siècle.

Il s'agit donc encore de vérifier par soi-même les traités de versification du passé.

Des dizaines d'arts poétiques ou de traités de versifications des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles se trouvent en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Certains sont publiés dans des éditions courantes : ceux de Sébillet, Ronsard, etc.
Il n'y est jamais question d'accent!

La théorie des accents s'est développée au début du XIXe siècle et n'a pu influencer que la seconde génération romantique, les Parnassiens, pas vraiment la première génération.
La lecture conseillée sera Quicherat, lequel offre la théorie scolaire classique du vers depuis le dix-neuvième siècle en impliquant leur accentuation.

Un petit jeu : trouver en le lisant une remarque étonnante où il place un accent sur l'avant-dernière syllabe d'un mot, ce qui est incompatible avec la théorie de l'alexandrin à quatre accents où les accents fixes sont toujours liés à l'idée d'une fin de groupe de mots.

Mais, les Parnassiens, seconds romantiques, ont-ils admis les préceptes de Quicherat ?
Ilm y a deux traités majeurs de la versification romantique, deux traités méprisés par les universitaires de l'époque : la Prosodie de l'école moderne de Wilhelm Ténint et le Petit traité de versification française de Banville, deux traités que trente années séparent et qui n'ont pas la réputation de rigueur et sérieux du traité de Quicherat, mais l'un est préfacé par Hugo (ou joui d'un avant-propos par lettre), l'autre est le fait d'un poète majeur du Parnasse. A la différence de Quicherat, Ténint et Banville ne parlent jamais d'accent dans le vers, mais uniquement de pause ou repos pour la césure.

Il y aurait d'autres lectures à conseiller, mais on peut dire que j'ai donné la base des lectures historiques qui montrent de manière incontestable que les théories de la versification du vingtième ont indûment servi à commenter l'art de la versification des poètes classiques, et même des poèmes romantiques et parnassiens.

Je ne saurais trop conseiller à chacun d'aller vérifier par soi-même, comme de lire à tout le moins Théorie du vers de Benoît de Cornulier. 

Lisez les traités de Sébillet, Ronsard, Lancelot, Quicherat, Ténint et Banville, en sélectionannt d'emblée les chapitres sur l'alexandrin, la césure. Après de telles lectures, vous verrez d'un autre oeil les certitudes des enseignants qui vous font apprécier quatre accents dans un vers de Racine.

Quicherat, Petit traité de versification française 
Wilhelm Ténint, Prosodie de l'école moderne
Banville, Petit traité de poésie française 
Thomas Sébillet, Art poétique français (XVIè)

D'autres traités de référence antérieurs au XIXè :

Jacques Peletier du Mans, Art poétique (XVIè)
Barthélémy Aneau, Le Quintil horacien (XVIè, réponse à la référence suivante de du Bellay)
Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française (XVIè)
Ronsard, Abrégé de l'art poétique française
Demandre, Dictionnaire de l'élocution française (XVIIIè)
Claude Lancelot, Quatre traités de poésie (XVIIè)
Pierre Richelet, La Versification française (XVIIè)
Père Mourgues, Traité de la poésie française (XVIIIè)
Père Lamy, Les Vrais principes de la versification (XVIIIè)
Pierre de Deimier, L'Académie de l'art poétique (XVIIè)
François de Malherbe, Commentaire sur Desportes (XVIIè)

J'ai deux références du XVIIIè, Le Laboureur et de la Croix, que je traiterai ultérieurement pour des détails précis qui intéressent le débat

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