samedi 21 juin 2025

Les Illuminations et les Petits poèmes en prose de Baudelaire...

Rimbaud ne semble pas réécrire de passages des petits poèmes en prose de Baudelaire dans ses Illuminations. Il faut ajouter que les ressources poétiques sur lesquelles jouent les deux poètes apparaissent comme distinctes, voire opposées.
Rimbaud écrit dans une langue savoureuse et raffinée, quelque peu à la manière de Gautier, avec une science instinctive très sûre au plan du rythme. Baudelaire écrit pour sa part une prose un peu pataude qui n'a ni l'impact du vers, de la poésie en prose de Rimbaud, mais pas même l'impact d'une prose poétique envoûtante dont Chateaubriand, Nerval et quelques autres ont pu donner des exemples, ni la forme télescopée, pleine de gallicismes ou de mises en relief de passages courts, d'un Victor Hugo. Il est de nombreux récits du recueil de 1869 de Baudelaire qui ne sont rien d'autre que des récits en prose au phrasé assez lourd. Ce qui sanctifie la prose de Baudelaire, c'est que, malgré ses défauts lyriques évidents, elle est chargée d'une atmosphère intellectuelle lourde qui permet de virer par moments au poétique.
Prenez le deuxième poème : "Le Désespoir de la vieille". L'attaque du récit ne vaut pas mieux que du Flaubert :
 
   La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
 Il y a des répétitions ou reprises qui font poétique et que Flaubert ne cautionnerait pas, alors que c'est ce qui commence à sauver le lyrisme baudelairien pour ce premier paragraphe : "à qui chacun... à qui tout le monde", "La petite vieille... comme elle, la petite vieille aussi, et comme elle aussi...", "ce joli enfant... ce joli être". Toutefois, même avec de telles reprises, la comparaison n'émeut pas tant cela est dit de façon pataude. Le lyrisme n'est ni juste dans le côté émouvant, ni juste dans le côté ironique : "à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et comme elle aussi, sans dents et sans cheveux." Baudelaire expose lourdement ses idées sans arriver à les animer : la petite vieille est comme le joli être sans dents et sans cheveux fragile et veut plaire, sauf que voilà elle n'est pas jolie et ne plaît pas. Je suis plus efficace lyriquement que Baudelaire en commentant que lui en composant ce qu'il appelle un poème en prose. Tout le début du paragraphe en-dehors de l'effet forcément poétique des mises en relief des reprises est peu envoûtant à lire : "La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête..." Ce n'est vraiment pas beau à lire. Baudelaire utilise parfois des tours pour séduire : phrases exclamatives comme la première du " 'Confiteor' de l'artiste" : "Que les fins des journées d'automne sont pénétrantes !" Cette première phrase est cliché, pas très bien écrite, mais elle est très bien continuée en revanche : "Ah ! pénétrantes jusqu'à la douleur !" Les récits en prose de Baudelaire sont parfois écrits dans une prose poétique, mais malgré tout ce n'est jamais le basculement dans le poétique comme nous l'offre Rimbaud et parfois d'autres poètes depuis.
Pourtant, Rimbaud a dû s'intéresser à cette expérience originale de Baudelaire. Il l'a connue sous le titre Petits poëmes en prose et non pas sous le titre Le Spleen de Paris. Le recueil de cinquante poèmes en prose a été publié en 1869 dans le quatrième tome des OEuvres complètes de Baudelaire chez Michel Lévy. Une édition fac-similaire est disponible sur le site Gallica de la BNF qui pourtant ne la met pas du tout en avant. Il faut faire défiler un certain temps les pages de recherches sur Charles Baudelaire avant d'avoir un lien pour cet ouvrage pourtant essentiel aux études tant baudelairiennes que rimbaldiennes. Ce volume 4 réunit les Petits poèmes en prose aux Paradis artificiels. Je viens de vérifier que la préface que constitue la lettre à Arsène Houssaye figure bien dans la première édition du recueil en 1869. Le recueil contenait aussi un poème en vers final intitulé "Epilogue" qui est absent de maintes éditions modernes de ce recueil posthume de Baudelaire.
Précisons que le recueil des Petits poëmes en prose est une invention posthume dans l'état dans lequel nous le connaissons que nous devons à Théodore de Banville et Charles Asselineau. Le titre "Petits poèmes en prose" était le titre passe-partout que donnait Baudelaire quand il publiait une collection de poèmes en prose dans la presse, le titre qu'il avait arrêté dans sa tête était celui de Spleen de Paris. La préface est de l'invention de Banville et Asselineau, elle servait à une partie seulement de poèmes en prose publiés dans la revue L'Artiste d'Arsène Houssaye. L'épilogue est un poème en vers par exception et qui est composé de cinq tercets avec une rime orpheline à l'avant-dernier vers : le mot "plaisirs" n'y rime avec aucune autre fin de vers. Il y a une saturation de rimes et une absence de symétrie régulière dans la distribution qui cache cette rime orpheline, à quoi s'ajoute le glissement de la rime en "-agne" à la rime en "-ane".
Notons que le titre "Petits poëmes en prose" est écrit en plus gros caractères que celui des "Paradis artificiels" sur la première de couverture ou la page de faux-titre.
Rimbaud a donc eu accès probablement à ce recueil au sein de ce volume précis de 1869. Il a eu connaissance du poème final en vers, n'a connu que le titre Petits poëmes en prose et il a pu glaner des informations précises dans la lettre citée adressée à Arsène Houssaye. Elle l'invitait en particulier à découvrir le recueil érigé en modèle Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand.
On citera aussi le début de cette préface-lettre. Baudelaire revendique clairement la publication d'une suite de poèmes sans ordre, prônant une lecture libre : on peut lire les poèmes dans l'ordre qu'on le souhaite et même lire le nombre de poèmes qu'on souhaite, sans s'astreindre à tout lire du début à la fin :
 
[...] tout [...] y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [...] Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superfine. [...]
 
Et Baudelaire dit de ce jeu qu'on peut la découper en fragments : "Hachez-la en nombreux fragments [...]".
Tout cela est connu, me direz-vous, et ce passage est cité régulièrement par les rimbaldiens. Je veux bien, mais il y a une idée théorique selon laquelle le poème en prose moderne peut aller de pair avec une lecture qui n'obéit pas à l'ordonnancement général de l'ouvrage. Il y a une théorie qui privilégie la lecture d'un poème si court soit-il à la lecture d'un livre avec un fil conducteur. Baudelaire ironise clairement sur l'idée fallacieuse de relier les poèmes par une "intrigue superfine", laquelle, contraire au plaisir poétique, selon Baudelaire ! est contre-poétique car elle embête la "volonté rétive" du lecteur qui va trouver "interminable" le liant artificiel de l'ensemble.
C'est un sacré coup de griffe dans les thèses sur l'unité du recueil des Illuminations. Pour lire un livre d'une traite, il faut que le fil directeur ressorte et soit passionnant. Dans Une saison en enfer, l'ordonnancement saute aux yeux, on suit une progression.
Dans Les Illuminations, les rimbaldiens en sont réduit à dire des sottises : "Solde" a plutôt une air de bilan comme-ci, comme ça, "Génie" en jette plus, heu alors si on finit la lecture par "Solde" ça veut dire que c'est plus grinçant, et si on finit par "Génie" c'est plus un testament, voyez-vous, qui s'affirme, même si on sent la fragilité d'une note triste. C'est quoi, cette soupe ? Oui, dans Les Illuminations, il y a des poèmes qui se suivent sur un même thème, avec à la limite un intrus ou deux, mais le thème fait bloc sur plusieurs poèmes. OK d'accord ! Va te coucher !
Oui, heu alors, à la fin de la dernière page paginée, "Barbare" est une réfutation de tous les poèmes qui précèdent, c'est ce qu'on peut appeler l'épilogue répudiateur triste. Rimbaud dit que les fanfares d'illuminations ça va bien deux minutes, la poésie c'est bien joli, mais il faut aussi revenir au terre à terre.
Boudiou du con ! Echappe de là !
Enfin, bref, cette préface d'Arsène Houssaye imprègne d'évidence la poésie en prose de Rimbaud, lequel était un concepteur de poèmes, pas de recueils. Créer un recueil poétique, ce n'est pas les arranger vaguement par un sommaire.
Dans la suite de sa lettre à Houssaye, Baudelaire explique que son modèle était le Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, ce qui veut dire qu'il faut garder à l'esprit que le projet de Baudelaire superpose ce qu'il va dire de la méditation tirée de la lecture du recueil de Bertrand à ce concept d'une lecture où la "rêverie" est continue ou n'est pas, et que, par conséquent, l'objet livre n'a pas à forcer une attention du lecteur au-delà du sentiment d'unité, au-delà du sentiment poétique qu'il arrive à entretenir à la lecture, Baudelaire présupposant abusivement que au-delà de cent vers l'attention poétique ne tient pas et que les longs ouvrages en vers ne sont pas exactement de la poésie, ce avec quoi je ne suis pas pleinement d'accord vu que ça relève d'une conception radicale caricaturale de l'état de transe poétique du lecteur.
Enfin, passons !
Baudelaire parle d'une prose sans rime et sans rythme, ce qui est un pléonasme, puisque "rythme" est employé ici au sens de mesure bien évidemment.
Baudelaire prétend que la prose pourra être "assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience." C'est très intéressant, mais quand je lis le résultat, les cinquante petits poèmes en prose qui suivent j'ai un énorme sentiment de frustration. Baudelaire n'était pas capable de produire cette poésie-là. Il n'était clairement pas Victor Hugo. C'est dur à entendre vu la place occupée par Les Fleurs du Mal dans la littérature poétique mondiale, mais c'est sans appel.
Baudelaire le dit lui-même à la fin de cette lettre qu'il considère avoir échoué. On peut y voir une feinte de la modestie, mais à la lecture du recueil on voit bien qu'il y a des difficultés qui n'ont pas été du tout surmontées.
Cependant, ce que dit explicitement Baudelaire du modèle venu de Bertrand est encore ailleurs. Bertrand a fait "la peinture de la vie ancienne" et son phrasé s'enrichissait d'une poétique de l'étrangeté pittoresque. Baudelaire a cherché une analogie, en principe plus méritoire, puisque au lieu d'une poésie par le charme décalé d'une couleur temporellement exotique, il vise à la peinture poétique de la vie moderne et notamment sur un plan plus abstrait. Et Baudelaire justifie son projet par l'immersion dans les "villes modernes".
Baudelaire dit avoir échoué et se le reprocher sévèrement. Rimbaud n'a-t-il pas relevé le gant ?
Une conséquence, c'est que Rimbaud pratique une prose qui n'a rien à voir avec celle de Baudelaire, mais la fréquentation des villes modernes est centrale dans le recueil de Rimbaud, recueil au sens neutre comme le prône Baudelaire, comme le prônait aussi Lamartine dans l'avertissement en prose en tête de ses Harmonies poétiques et religieuses : "sans liaison, sans suite, sans transition apparente". Je précise que "Génie" est un peu en prose par le contrasté étudié de certains alinéas et son imitation d'une lyrique religieuse l'équivalent de poèmes métaphysiques lamartiniens avec variation de strophes.
Petite digression : en 1826, il y a eu une publication d'une deuxième édition de deux volumes intitulés Leçons de littérature chrétienne avec un volume "Prose" et un autre "Vers". On retrouve des extraits d'écrivains classiques, Corneille ou Bossuet, mais aussi des auteurs moins connus, des traductions ou imitations de la Bible, des développements sur Ruth qui ont dû retenir l'attention de l'auteur de "Booz endormi" et cet ouvrage est divisé en parties qui coïncident avec des titres de poèmes des Méditations poétiques : "Dieu", "L'Homme", etc. Ces volumes ne sont pas disponibles sur Gallcia ou Googlebooks, et c'est bien dommage, ils étaient très lus à l'époque... J'ai déjà signalé à l'attention qu'à l'époque il y avait une littérature populaire dans les revues avec des poèmes en vers portant le titre de "Soeurs de charité", etc. Mais revenons à nos moutons. Rimbaud crée donc un recueil sans intrigue les reliant entre eux, ce qui revient à dire que pour faire un recueil où l'ordre des poèmes a un sens il faut une intrigue. Quelle est l'intrigue des Illuminations ? Première question à poser aux rimbaldiens universitaires. Mais, bref, on a l'idée de la peinture de la vie moderne qui est reprise par Rimbaud et qui, bien sûr, à l'époque est d'une évidente nouveauté en poésie.
De manière feutrée, Rimbaud va citer à l'occasion des passages des Petits poèmes en prose, mais comme la manière des deux poètes s'oppose ils tendent à passer inaperçus, à ne pas être admis en tant que tels.
Exception dans le recueil de Baudelaire, le premier poème "L'Etranger" est l'une des rares pièces où la prosodie d'un poème en prose apparaisse avec netteté. Le poème a une forme de dialogue avec des phrases en contrepoint d'autre. La parole est répétitive et lacunaire à la fois. Les alinéas sont particulièrement brefs. Je ferais d'autant plus volontiers de "L'Etranger" un modèle formel pour "Veillées I" et "Départ" que "Départ" fait de celui qui parle l'équivalent d'un étranger courant les nuages et "Veillées I" définit cette aspiration dans l'attente.
Sur le moi de la lettre du voyant, Rimbaud ne semble pas citer Nerval et ses châteaux de Bohême, il cite au moins la préface des Contemplations, mais il pense, même sans le citer, au " 'Confiteor' de l'artiste" et s'il n'y a pas pensé le 15 mai 1871 il a largement eu le temps de le prendre en considération avant de se lancer dans la composition des poèmes en prose réunis désormais sous le titre Illuminations :
 
[...] car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite ! [...]
 
Baudelaire écrit juste avant : "toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles".
Baudelaire est considéré comme le premier voyant accompli, projet qui suppose un nouveau rapport au moi et une "rêverie", Rimbaud parle de "plénitude du grand songe". Il est question aussi du poète qui peut s'affaisser chez Rimbaud, ce qui entre là encore en résonance avec la chute du poème en prose baudelairien : "L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu."
Baudelaire y vante un point de méthode qu'il méconnaît d'évidence dans ses récits : "elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions."
Les poèmes en prose illustrent mal ce propos tant Baudelaire y est raisonneur et sa prose peu musicale et heurtée.
Pourtant, lisons aussi la suite immédiate avec l'alinéa qui suit :
 
    Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Ce paragraphe fait penser à "Jeunesse" : "mes nerfs vont vite chasser" et surtout à "Veillées II" : "Rêve intense et rapide..." On pense aussi aux poèmes brefs : "J'ai tendu des cordes...", "Le haut étang..." qui sont un émittement de la poésie par le droit que s'accorde le poète, fidèle en cela à la préconisation de Baudelaire auprès d'Houssaye, d'interrompre où il le veut sa rêverie. On est au-delà du poème en prose court équivalent d'un poème-quatrain par exemple. Notez que l'adverbe "pittoresquement" justifie un éclairage des intentions par les propos de la préface sur le projet analogue à celui de Bertrand. On a un pittoresque de la vie moderne et abstraite, et c'est bien de cela qu'il est question dans les "Veillées", dans les poèmes réunis sous le titre "Jeunesse" et d'autres encore...
Pour "Un plaisant", j'ai pensé à la scène biographique avec Lepelletier d'un côté au poème "Ornières" de l'autre. Baudelaire décrit l'irritation qu'il a ressentie à voir un homme joué au plaisant en saluant un âne. Lepelletier a salué un convoi funéraire ce qui lui a valu l'épithète de "salueur de morts" par Rimbaud qui avait à lui reprocher son mot de "Mlle Rimbault" dans la presse, et "Ornières" parle d'une confusion entre carrosses de spectacle et carrosses de deuil, sachant que dans "Un plaisant" nous avons dans l'exposition du contexte : "l'explosion du nouvel an", un décor "traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons".
Assez long, le poème "La Chambre double" a de bonnes chances d'avoir inspiré les Illuminations, notamment "A une Raison" et "Matinée d'ivresse". Il est question d'une Idole, "souveraine des rêves", d'une abolition du temps qui ne dure qu'un instant, d'une Idole qui devient spectre, et l'apparition de l'idole divise deux moments du poèmes, un peu comme le verset central de "A une Raison" : "Ta tête se détourne..." Je pense encore plus nettement à "Being Beauteous". C'est aussi un poème où Baudelaire organise un peu symétriquement des répétitions de mots, ce que Rimbaud fait avec une étrange régularité et complexité dans ses poèmes en prose et certains poèmes en vers.
Il y a donc une recherche à relancer sur les liens de la poésie en prose de Baudelaire et celle de Rimbaud.
Enfin, vu que j'ai consulté une édition du recueil de Baudelaire dans la collection "Pocket" je remarque que dans une note Pierre-Louis Rey dit que l'éloge fait à Houssaye était intéressé, celui-ci n'étant qu'un "médiocre écrivain". J'ai tendance à penser la même chose. Toutefois, Houssaye est un compagnon de route des seconds romantiques Gautier et Nerval, le directeur de la revue L'Artisteun intime des poètes que Rimbaud admire justement (Banville, Baudelaire, etc.), et Banville fait une publicité à un moment donné aux Heures perdues d'Arsène Houssaye en tant que l'un des principaux recueils poétiques du XIXe siècle.
Il faudrait peut-être le lire et s'y intéresser quand même. Rimbaud a dû le lire, au lieu de s'en tenir au jugement de la postérité qui ne s'était pas encore pleinement opéré de son temps. En 2025, vous vous intéressez à des dizaines, voire des centaines de réalisateurs de cinéma, par exemple. Il faut peut-être admettre que Rimbaud lisait à son époque des dizaines de poètes avec intérêt, quand nos élites n'en admettent que dix qui suffisent à distinguer notre niveau culturel du vulgaire.
Situer Rimbaud dans son temps, ça veut dire aussi lire avec plus d'intérêt une certaine quantité d'écrivains tombés dans l'oubli...

mercredi 18 juin 2025

En tant qu'être humain...

 Je suis pour que Zelensky, Netanyahou, Macron, Starmer, Mertz, von der Leyen et quelques autres échouent dans tout ce qu'ils font.

Musset en relation avec Une saison en enfer ?

Dans l'ensemble, pour un rimbaldien, il y a deux limites à son intérêt au Musset poète.
Premièrement, Rimbaud conspue Musset dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, il va jusqu'à le considérer comme "quatorze fois exécrable" et nous sommes clairement invités à laisser tomber ce poète. Il est considéré comme fade et paresseux, ce qui était déjà le lot d'Izambard deux jours plus tôt, Rimbaud ciblant sans doute aussi le poème intitulé "Sur la paresse" avec une citation volontairement mal interprétée de vers de Mathurin Régnier.
Il y a une première limite chronologique : pas la peine de lire Musset comme source possible à tout ce que Rimbaud a pu écrire au-delà du 15 mai 1871. Pourtant, dans son édition des Poésies complètes de Musset, Frank Lestringant fait remarquer que le poème "Les Sœurs de charité" daté de juin 1871 semble pourtant se référer à Musset, et précisément à "Rolla" et "Namouna", idée que, sans connaître l'avis de Lestringant, j'ai moi-même formulé depuis longtemps à quelques reprises. En 2006, dans la préface de son édition, Lestringant à la page 10 écrivait ceci, mais en considérant alors à tort que "Credo in unam" rendait hommage au "Rolla" :
 
[...] La même piété du disciple se retrouve, un an plus tard, au lendemain de la Commune, dans une pièce d'inspiration toute baudelairienne en apparence, "Les sœurs de charité"  : "Le jeune homme dont l’œil est brillant, la peau brune, / Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu", est décidément le frère de Jacques Rolla, le jeune débauché qui "marchait tout nu dans cette mascarade / Qu'on appelle la vie".
 
Depuis plus de vingt ans, j'insiste plutôt sur le rapprochement avec "Namouna". Et, évidemment, je prends en compte les divergences et ne considère pas que Rimbaud est disciple de Musset en écrivant "Les Sœurs de charité". Notons que "Les Déserts de l'amour" font songer aussi à Musset par instants et à sa Confession d'un enfant du siècle. La limite chronologique est finalement poreuse, mais Musset ne serait convoqué qu'à la marge.
La deuxième limite pour un rimbaldien, c'est le temps de péremption du génie de Musset. Peu de rimbaldiens ont conscience de cette limite et si on leur en parle ils ne l'admettront pas, mais elle joue forcément sur tout le monde de manière insidieuse, et puis l'interroger permet aussi de penser la relation de Rimbaud à Musset.
Musset est un écrivain mort à quarante-six ans et demi. Il est né le 11 décembre 1810 et mort le 2 mai 1857. Il n'avait même pas 46 ans et cinq mois lors de son décès. Toutefois, au plan du génie littéraire, Musset a certes été précoce, mais il n'a été génial que sur un petit nombre d'années. La rupture est l'année 1837 : autrement dit, l'essentiel de son œuvre est antérieur à ses vingt-six ans révolus.
Le recueil Contes d'Espagne et d'Italie date de la toute fin de l'année 1829, le recueil Un spectacle dans un fauteuil date de 1833. A cela s'ajoutent des poèmes divers et célèbres qui sont tous antérieurs à 1837 : "Les Voeux stériles", "Octave", "Les Secrètes pensées de Rafaël", "Pâle étoile du soir", "A Pépa", "A Juana", "J'ai dit à mon coeur...", et tout le début de la section des Poésies nouvelles : "Rolla", "Une bonne fortune", "Lucie", les quatre "Nuits", la "Lettre à M. de Lamartine" et enfin "A la Malibran". Il faut y ajouter "Le Saule", mais encore la "Chanson de Fortunio" qui date avec la comédie Le Chandelier de 1835 et le poème "A Ninon" publié dans la nouvelle Emmeline par la Revue des Deux-Mondes en 1837. Le poème "A Sainte-Beuve" date lui aussi de 1837.
Que reste-t-il comme grands poèmes de Musset au-delà de 1837 ?
Il reste "L'Espoir en Dieu" qui date de février 1838 et dont nous allons reparler plus loin. "Dupond et Durand" n'est peut-être pas un grand poème, mais il s'agit d'un modèle pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert, et on voit ici comment Musset est inspiré par les traditions scolaires potaches, puisque "Dupond et Durand" partage avec "Don Paez" l'accumulation de pastiches de vers cornéliens et joue sur le modèle aussi des églogues latines avec un dialogue à deux voix.
Après, il reste quoi ? Le poème "Souvenir" de 1841 qui a inspiré un quatrain de "L'Eternité" : "Là tu te dégages, [...]", et qui est cité avec dérision dans la lettre à Delahaye de mai 1873 : "ô nature, ô ma mère", ce qui se double d'une citation de Rousseau que Musset citait lui-même à ce moment-là.
Il reste le poème "Une soirée perdue", un "Impromptu en réponse à cette question : qu'est-ce que la poésie ?", le sonnet "Tristesse", les poèmes "Sur la paresse" et "Le Mie prigioni",  et ça s'arrête là. Même le poème laissé de côté "La Loi sur la presse" date de 1835.
Il va de soi que la médiocrité poétique de Musset pendant vingt ans de 1837 à 1857 pèse dans le jugement dépréciateur de maints parnassiens et de Rimbaud lui-même.
J'insiste sur l'année 1837, parce que Musset a très peu publié cette année-là, ce qui conforte l'idée que c'est l'année clef de la déchéance de Musset.
Le roman La Confession d'un enfant du siècle est publié en février 1836, l'autre roman Gamiani ou deux nuits d'excès date de 1833, le drame Lorenzaccio date de 1834, les grandes comédies Les Caprices de MarianneFantasio et On ne badine pas avec l'amour datent de 1833 et 1834. André del Sarto date de 1833, Le Chandelier et La Quenouille de Barberine de 1835, Il ne faut jurer de rien de 1836 et Un caprice atteint notre limite de 1837. Sa traduction de Quinbcey date carrément de 1828. Une seule comédie célèbre est plus tardive : Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée en 1845. Musset a aussi composé des récits en prose classés en nouvelles et en contes, ce qui lui fait aussi de ce côté-là quelques derniers sursauts moyennement intéressants : Les Deux maîtresses en 1840, Histoire d'un merle blanc en 1842. J'avoue prévoir de lire la comédie en vers tardive Louison de 1849, ma principale lacune dans mes vastes lectures et relectures de Musset.
Voilà le cadre posé.
J'en arrive enfin au point qui m'intéresse, le poème "L'Espoir en Dieu", pièce qui date de 1838, époque charnière de basculement pour Musset.
Musset avait écrit sa "Lettre à Lamartine" sans recevoir de réponse, et Musset y affirmait sa volonté de se placer du côté des croyants. Dans "L'Espoir en Dieu", il reformule cette idée, mais sans s'adresser à Lamartine qui ne lui a pas répondu. Déjà, c'est intéressant par rapport à la colère de Rimbaud contre Musset exprimée clairement dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, mais aussi dans "Credo in unam" où Rimbaud reproche au poème "Rolla" de regretter de ne pas ressentir une foi mise au-dessus de l'Antiquité païenne. On voit déjà que les rimbaldiens et les universitaires en général n'ont pas compris "Rolla" de Musset, ni "Credo in unam" de Rimbaud.
Le poème "L'Espoir en Dieu" me fait penser au liminaire d'Une saison en enfer. Musset commence par formuler qu'il doit dire adieu à ses illusions, et il cite en particulier le modèle épicurien comme modèle opposable au christianisme.
Vous connaissez les alinéas suivants à la fin de la prose liminaire d'Une saison en enfer :
 
    Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
    La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
    "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
      Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure [...]
 
 Les critiques rimbaldiens ne comprennent rien du tout à ces alinéas et les interprètent tous de manière ridicule les uns après les autres, et si j'ai fourni l'explication limpide et claire de ce passage, ils refusent à la fois de m'en féliciter et de la prendre en considération, puisqu'ils continuent de broder des âneries à tout va.
Comme je l'ai clairement expliqué, le poète ne veut pas mourir. Le christianisme sous la forme d'une inspiration essaie de profiter de cette peur de la mort pour le plier à la pratique de la charité, vertu théologale, ce que Rimbaud rejette comme une ineptie d'évidence. Satan prend à son tour la parole en s'indignant de cette peur de la mort. J'insiste sur le fait qu'aucun rimbaldien ne comprend ainsi le texte que je viens de citer... Ils ont un problème de logique que je ne m'explique pas.
Peu importe ces cas perdus. Voici un extrait de "L'Espoir en Dieu" qu'on peut comparer à ces alinéas :
 
Je ne puis ; - malgré moi l'infini me tourmente.
Je n'y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu'on en ait dit, ma raison s'épouvante
De ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.
Qu'est-ce donc que ce monde, et qu'y venons-nous faire,
Si, pour qu'on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?
Non, c'est cesser d'être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m'a jeté ;
Heureux ou malheureux, je suis né d'une femme,
Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité.
 
Que faire donc ? - Jouis, dit la raison païenne ;
Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu'à dormir.
- Espère seulement, répond la foi chrétienne ;
Le ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir.
 
Entre ces deux chemins j'hésite et je m'arrête.
Je voudrais, à l'écart, suivre un plus doux sentier.
Il n'en existe pas, dit une voix secrète ;
En présence du ciel il faut croire ou nier.
Je le pense en effet ; les âmes tourmentées
Dans l'un et l'autre excès se jettent tour à tour,
Mais les indifférents ne sont que des athées ;
Ils ne dormiraient plus s'ils doutaient un seul jour.
Je me résigne donc, et puisque la matière
Me laisse dans le cœur un désir plein d'effroi,
Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j'espère.
Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ?
 
[...]
 
Aucun rimbaldien ne vous cite jamais cet extrait à des fins de comparaison, afin de mettre le discours de Rimbaud dans une perspective historique...
Mais, bon, les rimbaldiens n'admettront jamais de passer sous le billard après avoir perdu la partie : ils sont trop vieux.

dimanche 15 juin 2025

Assis sur le poème "Les Assis" : l'évolution hermétique de Rimbaud, le poème-réécriture, l'aridité statistique...

J'ai envie de développer ici des raisonnements critiques qui découlent de l'état de mes recherches plutôt que de fournir de nouveaux résultats factuels.
J'ai trois idées clefs à développer à partir de ce que je ressens du cas particulier fourni par le poème "Les Assis".
Le poème "Les Assis" est un premier poème d'évolution importante au plan de l'hermétisme rimbaldien.
Les poèmes antérieurs qui forment un ensemble pas trop massif n'ont pas le niveau d'hermétisme des "Assis", ni bien sûr de tout ce qui a suivi.
Tout commence avec des poèmes latins. Au plan des poèmes latins, il y a une difficulté interprétative qui se pose d'évidence. Tout le monde ne peut pas lire Rimbaud en latin dans le texte, et c'est nettement mon cas. Je peux passer quelques heures à travailler sur quelques vers, à les traduire moi-même, à étudier le rapport du texte latin de Rimbaud aux traductions proposées, il y a une dimension qui m'échappe pour partie, celle des doubles sens en latin et des citations d'auteurs latins. Spécialiste des vers latins de Rimbaud, Georg Hugo Tucker prétend qu'il y a des sens obscènes dans les vers latins, notamment une parodie de la masturbation dans la description de Jésus enfant qui scie une planche et se blesse. Ce qui me surprend, c'est qu'aucun poème en vers français ne fait l'objet d'une telle analyse en termes de sous-entendus cryptés. Il y a des poèmes que tout le monde admet obscène de la part de Rimbaud, mais il n'y a aucun consensus sur des poèmes spécialement conçus pour cacher un sens obscène sous une fausse première surface de lecture. Rimbaud serait plus brillant pour les doubles sens érotiques en latin qu'en français. Et les lectures obscènes de vers français de Rimbaud, même quand elles sont contestées, ne font pas consensus, ne relèvent pas de la même logique d'élaboration que ce qu'on attribue généreusement à Rimbaud dans ses compositions et latines et scolaires. Rimbaud cite un passage de tel auteur latin, et comme le passage en question est érotique, donc la composition scolaire est subrepticement obscène, etc. Le rythme des vers pour décrire le mouvement d'une scie serait le mime d'une masturbation. Je veux bien, mais on n'a aucun équivalent de tout ça dans ses compositions ultérieures dans une langue maternelle, le français, qu'il maîtrise autrement mieux. Les compositions latines de Rimbaud sont bâties sur une consultation laborieuse de dictionnaires avec des citations. Rimbaud ne lisait pas les écrits licencieux latins dans le texte, ni couramment, ni chez lui sous les yeux de sa mère, puisque même si elle ne pouvait rien y comprendre il fallait encore que notre Rimbaud possédât une bibliothèque de livres en latin.
La pièce "Jugurtha" pose également un autre problème interprétatif. Rimbaud y est-il réellement subversif ? Son développement découle du sujet imposé et les professeurs avaient des dizaines de copies à corriger, ce qui fait qu'inévitablement il y aurait des copies plus critiques sur le régime de Napoléon III. L'analyse du poème comme tenant un discours spécifiquement subversif ne va pas du tout de soi. Je n'ai jamais étudié le sujet, mais à chaque fois que je lis les traductions du poème latin, par Ascione ou d'autres, je ne trouve pas que les attaques soient criantes. Même les arguments des commentaires sont inexistants.
Enfin, bref, passons sur ces poèmes dont pour l'instant je ne suis pas spécialiste, même si contrairement aux rimbaldiens j'ai beaucoup insisté sur leur rôle dans la genèse des "Etrennes des orphelins", de "Credo in unam" et dans la conception du poète comme être élu et voyant.
Il reste alors à traiter des "Etrennes des orphelins", de vingt-deux poèmes remis à Paul Demeny et de textes en prose comme Un coeur sous une soutane et "Le Rêve de Bismarck".
Ces textes ne posent pas de problème de lecture immédiate.
Et s'il y a des obscénités cachées dans Un coeur sous une soutane, cela ne fait que conforter la lecture immédiate satirique du récit, sachant qu'il y a à boire et à manger dans les obscénités que les critiques prétendent déceler : il faut faire la part entre ce qui est probable et les inventions de la critique littéraire qui a le prétexte parfois facile. Mais, bref, la nouvelle sur le séminariste Léonard n'est pas de l'ordre du récit hermétique en tant que tel.
Bizarrement, la lecture du premier poème en vers français de Rimbaud "Les Etrennes des orphelins" ne posait pas problème, mais depuis les années quatre-vingt-dix et un article de Steve Murphy c'est devenu un poème que plusieurs lisent sous un angle satirique, et pas forcément celui de Murphy, alors que cela n'était pas du tout le cas auparavant.
C'est la chute du poème qui pose problème. Les tenants d'une lecture satirique du dernier vers : Murphy, Cornulier et quelques autres, supposent que les deux enfants n'ont pas compris la signification des "médaillons argentés". Cornulier part dans une thèse selon laquelle le texte en majuscule "A NOTRE MERE" imite la fin du poème "L'Expiation" des Châtiments : "DIX-HUIT BRUMAIRE", ce qui est exploité un lien formel assez discutable et mince, d'autant que "dix-huit brumaire" est un crime et "A notre mère" un acte d'amour.
Pourtant, il y a plein de choses qui ne tiennent pas dans cette optique de lecture. Les enfants dorment dans une profonde tristesse, donc ils savent ce qu'est le malheur et avant d'avoir identifié des couronnes mortuaires il a fallu que la mère décède. Ensuite, le récit a pris le chemin d'une vision onirique en compagnie de "l'ange des berceaux". Evidemment, les tenants de la lecture satirique balaient cela d'un revers de main, puisqu'ils supposent que c'est une illusion qui rend plus cruelle la chute du poème. L'idée, c'est que dans le vers : "Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose..." nous aurions du discours indirect libre comme on dit pour exprimer le regard ignorant des enfants.
Et les tenants de la lecture satirique supposent donc que ces médaillons argentés sont ce que les enfants ont pris pour leurs étrennes, et en réalité il s'agit d'un témoignage qu'ils ont tout perdu.
Je ne suis évidemment pas convaincu par cette lecture. J'ai toujours spontanément compris que la chute du poème nous révélait que c'étaient les enfants à leur tour qui faisaient un don à leur mère, ce qui est le sens explicite des trois mots gravés en or jusqu'à plus ample informé...
Enfin, j'ai un argument en béton armé, mais comme il est de moi et inédit à ce blog il y aura des levées de boucliers et des rimbaldiens du genre de Bardel, Dominicy et d'autres pour s'y opposer, et des rimbaldiens taiseux qui laisseront faire ou qui suspendront leur jugement, mais le récit des "Etrennes des orphelins" a très exactement la structure du célèbre récit déjà plusieurs fois traduit en français de la fille aux allumettes des contes d'Andersen.
Bref, le poème qui ne présente aucune difficulté de lecture immédiate est devenu un objet instable à cause de l'ironie et du second degré que le lecteur se croit ou non autorisé à y inséminer. Or, c'est pas au lecteur à créer le sens du poème...
Pour les poèmes de 1870, les problèmes de lecture ne sont pas liés à l'hermétisme des compositions. Il s'agit de problèmes le plus souvent d'approfondissement ou d'identification des sources. Le poème "Le Dormeur du Val" est l'exception qui rejoint "Les Etrennes des orphelins". Le poème a toujours été lu comme une dénonciation de la guerre et là encore le basculement a été opéré dans la dernière décennie du vingtième siècle, et cette fois j'adhère à ce basculement. Jean-François Laurent a montré qu'une parodie de la résurrection christique était à l'oeuvre dans le poème. Et je précise que la formule "dans le soleil" qui impose la référence au phénix soit dit en passant est reprise à un poème de Leconte de Lisle où elle a une valeur métaphysique de vie d'au-delà. Murphy a donné une lecture où certains décodages sont forcés, comme le renvoi à la Montagne politique de l'époque révolutionnaire, mais il a bien souligné que le poème était daté d'octobre 1870, époque où Rimbaud encourage à la guerre pour défendre la République. Qui plus est, les liens évidents d'images du "Dormeur du Val" avec d'autres des sonnets "Morts de Quatre-vingt-douze..." et "Le Mal" confirment, même si "Le Mal" dénonce la guerre, que le dormeur du val est rendu organiquement à la Mère-Nature pour revivre autrement et que le sang versé est une fleur de la République, enjambement "Morts de Fleurus", hémistiche : "Millions de Christs", etc.
Il est vrai que le sonnet se termine sur la vision des "trous rouges", mais "trous rouges" n'est pas donné pour comprendre qu'on se trompe en croyant que le soldat dort. Le rejet de "rouges" est une valorisation du sang livré pour le pays, non ?
J'ai fait remarquer à plusieurs reprises et depuis très très longtemps que le poème était fondé sur une répétition d'un schéma phrastique tout au long du poème : "Il dort", un soldat dort, il est étendu dans son lit, il fait un somme". J'ai expliqué que l'euphémisme "il dort" pour "il est mort" ne marche que si la phrase est isolée. Rimbaud répète sans arrêt cette phrase, et qu'on ne vienne pas nous dire que la répétition est ce qui rend suspecte l'affirmation, parce que ce n'est évidemment pas génial comme idée de composition et cela est en tension avec les images de résurrection solaire qui parcourent le poème. Les rimbaldiens n'ont jamais daigné enregistrer que le poème était composé de répétitions, soit la cellule phrastique "il dort", soit la localisation : "trou de verdure", "lit vert" avec parallélisme de subordonnées relatives ou de groupes prépositionnels. Encore une fois, je ne pense qu'une chose, c'est que les rimbaldiens sont assez bêtes. Quoi qu'on pense de l'interprétation, il faut s'emparer de ce constat sur la composition. Déjà ils n'ont jamais pensé à commenter cette répétition lancinante, mais quand on leur soumet ils ne la voient toujours pas. Moi, comme dirait Rimbaud, j'appelle ça de la bêtise, ce n'est pas du printemps, c'est de la bêtise !
En tout cas, l'hermétisme du "Dormeur du Val" ou des "Etrennes des orphelins" ne se fonde que sur l'incertitude de devoir lire ou non avec ironie certains passages.
Après, il y a un hermétisme qui peut relever des intentions comme en témoigne "Vénus Anadyomène", poème où se confrontent là encore deux lectures opposées. La plupart des gens y voient une description d'une Vénus laide et donc une désacralisation. Murphy a le premier montré les intentions satiriques fines du sonnet qui ne s'attaquait pas spécialement à la femme décrite.
Mais, dans ce cas, il n'y a aucun hermétisme, juste une lecture débile qu'il a fallu évacuer. Il y a d'ailleurs d'autres arguments sans appel. Le poème a beau s'intituler "Vénus anadyomène", il ne s'agit pas de Vénus en tant que telle. C'est un peu comme "La Vénus du Titien" qui est une épouse nubile de quatorze ans que le mari commanditaire assimile à une Vénus. Du coup, la désacralisation de la déesse, on repassera. De toute façon, décrire une femme laide, c'est fait depuis longtemps, j'ai déjà cité les vers anti-érotiques de du Bellay.
Le poème "Ce qui retient Nina" déconcerte quelque peu par la progression de certains plans, notamment le passage sur la Nature triviale avec la vache qui fiente, mais le sens satirique n'échappe pas vraiment aux lecteurs. Il y a juste la finesse de la chute qui n'est pas toujours comprise, le bureau comme homme qui entretient Nina, mais ce n'est pas ça l'hermétisme des Illuminations.
Le principal poème dont l'hermétisme se rapproche des "Assis", c'est le sonnet "Le Châtiment de Tartufe" dans la mesure où le personnage décrit est peu évident à relier à une charge de Napoléon III, pourtant rendue explicite par l'indiscutable acrostiche mordant révélé par Steve Murphy : "Jules Cés...ar".
Il y a pourtant encore pas mal de finesses à découvrir dans les poèmes de 1870, mais même sans ces finesses les poèmes sont compréhensibles. On peut avoir des lectures très satisfaisantes des poèmes de 1870, cas à part du "Châtiment de Tartufe" même si on ne sait pas trop certaines subtilités et allusions qui s'y lovent.
Pour moi, il y a eu un saut qualitatif de Rimbaud en matière d'hermétisme à partir de 1871, ce que pense déjà à peu près tout le monde, sauf qu'ici j'essaie de définir un petit peu l'horizon d'hermétisme des poèmes antérieurs en prévision de considérations globales sur l'hermétisme des poèmes ultérieurs, quitte à sérier ces hermétismes divers en périodes de l'auteur.
Pour moi, ça devrait être un sujet de réflexion rimbaldien immédiat.
J'envisage maintenant l'idée du poème-réécriture.
Une des particularités des poésies de Rimbaud, c'est que celui-ci ne s'aventure pas tellement dans la pure création personnelle. Ses poèmes sont souvent une refonte de plusieurs poèmes qu'il a bien médités, et auxquels il va apporter un discours opposé ou sinon son propre grain de sel. A chaque fois, avec Rimbaud, on peut partir à la recherche de modèles qui ont des antériorités. Cela est sensible dans le cas des jeux à la rime, Rimbaud emprunte très souvent des rimes.
Ici, cela me fait dégager un point amusant. Musset, bien qu'inspiré des vers de Victor Hugo, ce qu'avec une bêtise que je ne m'explique pas ignore superbement les critiques universitaires, Msset, dis-je, suit une inspiration plus personnelle pour aligner des vers les uns après les autres, mais Musset m'a frappé par le fait de composer des poèmes qui corrigent des poètes antérieurs et parfois des extraits poétiques célèbres. Musset épingle Sainte-Beuve sur l'idée du poète mort jeune en lui faisant remarquer qu'il l'a dit avec des alexandrins blancs glissés dans sa prose, et il épingle aussi le célèbre propos de Dante selon lequel il n'est pire douleur qu'un souvenir heureux dans le malheur et le désespoir, et partant de là Musset développe sa poétique rédemptrice du souvenir. Rimbaud, lui, pratique la réécriture de ce qu'il veut contredire mais sans prendre la peine de préciser la cible dont il prétend retourner le discours. Et inévitablement cela contribue à un certain hermétisme. Notons que même quand Rimbaud dévoile pour partie son jeu les rimbaldiens peuvent négliger la référence. Récemment, j'ai montré que la "cavale" dans "Credo in unam" faisait allusion à la cavale têtue de "Rolla" qui se croyait libre en se laissant mourir et j'ai montré que "Credo in unam" réfutait plusieurs points du discours du poème "Rolla".
Evidemment, les rimbaldiens soit vont récupérer cela discrètement sur du long terme, trouver une justification pour dire qu'ils impliquaient déjà cette idée dans leurs commentaires ou bien ils vont compter sur des petits soldats pour contester mon idée si jamais elle prenait de l'ampleur. Je ne comprends pas la bêtise qu'il y a à agir ainsi, mais bon...
Enfin, dans le cas des "Assis", j'en arrive à la limite de l'enquête par les rimes sous le nom d'aridité statistique. Rimbaud a forcément repris à ses modèles le rejet de "aux dents", et il y a deux vers de Leconte de Lisle qui sont concernés, l'un dans "Le Soir d'une bataille", sinon "Le Sacre de Paris", l'autre dans "Tristesse du diable" avec "serrant les dents". L'enquête par les rimes montre aussi que Rimbaud s'inspire de Gautier et tout particulièrement du recueil Emaux et camées. La rime "bagues"/"vagues" est réellement une rareté spécifique à Gautier, par exemple, sauf que les rapprochements ne s'imposent pas.
Et donc e vais devoir dresser un tableau statistique tiré de la lecture de plein de poètes et recueils pour montrer aux rimbaldiens que ce n'est pas déconnant, sauf que, pour eux, comme ils sont un peu au ras des pâquerettes, si le lien ne s'impose pas, c'est qu'il faut passer à autre chose, ne pas perdre son temps. Je remarque quand même que grâce à mon enquête on comprend que Rimbaud reprend des rimes à des poèmes sur le thème de la danse macabre, sorte de carnaval des ossements, ce qui est déjà pas mal, parce que, du coup, commenter le poème c'est parler de son aspect de danse macabre des assis sur leurs chaises. Pour "épileptique", je le trouve chez plusieurs poètes : Gautier bien sûr, Baudelaire avec "Une gravure fantastique", mais aussi Leconte de Lisle qui le fait rime avec "étique". Pour l'instant, je ne trouve pas d'emploi à la rime des mots "amygdales" ou "rachitiques", et en l'état actuel de mes recherches les critiques objecteurs de conscience vont dire que Rimbaud peut très bien après tout inventer de temps en temps ses propres rimes, sans oublier que l'inspiration peut venir de la vie réelle ou de textes en prose qui sont ensuite repensés en vers. La rime "lisières"/"visières" retient aussi pas mal mon attention. Musset emploie au moins "lisière" à la rime.
A moins de trouver quelques perles dans mes lectures à venir, il va me falloir rendre compte de ma recherche d'une manière qui fasse comprendre à mes lecteurs que je n'ai pas perdu mon temps et qu'il se dégage déjà certaines informations. De toute façon, outre la statistique, je prévois d'autres rebondissements dans la façon de faire une enquête formelle à partir des rimes. Je vais laisser mûrir tout ça. Le poème "Les Assis" me met en difficulté pour ce qui est de la recherche de sources, de modèles, mais je vais progressivement tourner cela en force.

samedi 14 juin 2025

Les poètes que cite le "voyant" dans son courrier...

Le 15 mai 1871, Rimbaud envoie une célèbre lettre à Demeny où il réitère son souhait de devenir "voyant" d'un courrier à son professeur Izambard posté deux jours auparavant.
Je ne reviens pas ici sur les points qui m'éloignent de la doxa rimbaldienne. J'ai déjà insisté sur le fait que nous ne possédions pas toutes les lettres remises à Izambard, sur le fait que la relation agressive au professeur obligeait sans aucun doute Rimbaud à se rabattre sur la relation de second ordre que lui conférait Demeny, sur le fait que nous n'avons pas eu accès aux échanges d'époque avec Deverrière et d'autres, sur le fait que la lettre à Izambard du 13 mai témoigne qu'on le veuille ou non d'une antériorité du débat avec quelqu'un d'autre que Demeny, etc. Je considère très clairement que Rimbaud n'attache pas d'importance particulière à Demeny, mais qu'il sert de pis-aller face à la rupture en train d'être consommée avec Izambard.
Ici, ce qui m'intéresse, c'est le panorama littéraire que dresse Rimbaud.
La lettre est dès la première phrase définie comme "une heure de littérature nouvelle", ce qui veut dire que les trois poèmes qu'elle inclut sont de la littérature nouvelle, mais en même temps que les considérations en prose sont aussi de cet ordre. Pour sa part, le poème "Chant de guerre Parisien" est introduit en tant que "psaume d'actualité". Dans un article paru sur le blog Rimbaud ivre : "Chronologie des poèmes de Rimbaud écrits en 1871 et au début de l'année 1872", publié en mai 2013, j'avais imprudemment mis entre parenthèses l'idée que la composition pouvait dater du mois de mai lui-même, j'avais composé ceci : "Avril(-début 1871) : Chant de guerre Parisien". Dans un récent article, Yves Reboul a montré que le poème faisait référence à l'actualité immédiate du mois de mai. Mais, l'idée de "littérature nouvelle" pour l'ensemble de la lettre suppose un autre plan d'analyse, la rupture avec la tradition classique pour dire vite. Et, juste après la citation de son "Chant de guerre Parisien", Rimbaud réécrit l'idée de l'heure de littérature nouvelle par une formule qui a un sens plus précis : "Voici de la prose sur l'avenir de la poésie".
Nous passons de l'idée d'une littérature d'un type nouveau à un discours qui fait une mise au point sur l'histoire en cours et qui annonce ce qui va suivre. Rimbaud n'est pas le premier poète à procéder de la sorte, on songe aux écrits de Lamartine "Destinées de la poésie", à nombre de textes et préfaces de Victor Hugo, sans oublier qu'il en traite dans ses poèmes en vers eux-mêmes.
Et Rimbaud ne prétend donc pas tout inventer, il prétend se saisir de l'histoire en cours. Sa poésie de voyant est une résultante de l'histoire en cours.
Le passé littéraire est articulé autour de trois noms : Ennius, Théroldus et Casimir Delavigne. Rimbaud frappe de dérision La Chanson de Roland en la plaçant entre le repoussoir latin Ennius et un des repoussoirs de l'époque romantique Casimir Delavigne.
La citation d'Ennius est très subtile. Seuls des fragments de cet auteur sont parvenus jusqu'à nous, mais il est considéré comme le "père de la poésie latine", il a donc sa place comme un symbole des origines. L'ironie fine de Rimbaud ne s'arrête pas là. Rimbaud a mis en valeur la poésie grecque sans citer un seul nom d'artiste. Pour les romains, il cite Ennius en tant que point de départ, mais cela amène à faire l'impasse sur Virgile, Horace et d'autres. Et, justement, Horace signalait à l'attention que Virgile empruntait de nombreux vers ou extraits à Ennius pour en faire des beautés. C'est exactement l'ironie amère qu'applique Rimbaud dans les lignes suivantes au jeu racinien. Racine égale Virgile. Rimbaud ramène tous les poètes latins à une ligne aplatie qui va du peu signifiant Ennius, auteur admis médiocre, à l'obscur Théroldus, auteur supposé de la première œuvre littéraire d'importance en langue française, importance toute relative à l'époque de Rimbaud où la redécouverte de la littérature médiévale ne va pas jusqu'à supposer une valeur égale de ses chefs-d’œuvre par rapport à la Renaissance, au classicisme et au Romantisme. Casimir Delavigne permet de passer par-dessus tous les poètes célèbres de la Renaissance ou du classicisme, par-dessus Villon aussi. Racine va avoir droit à un rôle particulier, c'est le meilleur poète de la littérature passée, mais il est discrédité par le fait d'y appartenir.
Evidemment, il convient de ne pas prendre le discours de Rimbaud au premier degré. En mai 1870, il écrivait à Banville qu'il était un "descendant de Ronsard". A des fins satiriques, il est évident que Rimbaud simplifie sa pensée, voire lui donne un tour caricatural violemment provocateur. Notre jeune ardennais concède une qualité d'expression littéraire à Racine, et il semble admettre Ronsard dans une dimension bâtarde entre le jeu ancien et le credo des poètes qui excède nécessairement ce cadre. Notons tout de même que l'admiration pour Ronsard peut cacher un tour rhétorique. Rimbaud ne semble jamais s'inspirer directement de vers de Ronsard dans sa production personnelle. Qui plus est, le prestige de Ronsard ne va pas sans poser problème. Beaucoup de poèmes de Ronsard ressemblent à des exercices de style, à ce jeu que déplore Rimbaud, sauf que, de temps en temps, il y a un poème vertigineux. Il y a un écart entre lire une anthologie des grands poèmes de Ronsard et lire l'ensemble d'un recueil. J'admire le sonnet "Te regardant assise...", mais quand je lis les Sonnets pour Hélène je suis toujours déçu par le fait que la plupart des pièces ne me procure que très peu de plaisir à la lecture. Il y a quelques sonnets exceptionnels, et le reste a très vite un intérêt bien limité. Par ailleurs, il est difficile de citer Ronsard sans du Bellay qui n'a pas à rougir de la comparaison. Rimbaud ne cite pas Agrippa d'Aubigné, pourtant à la mode et pas seulement avec l'édition censurée des  Fleurs du Mal, ni Mathurin Régnier encore plus à la mode, ni Clément Marot. Il ne cite pas non plus les classiques Corneille, Boileau, Malherbe, etc. La Fontaine est tout de même épinglé en passant.
Le cas de Racine est intéressant à creuser. Rimbaud ne semble pas non plus s'inspirer de vers de Racine, mais Rimbaud semble imiter, comme d'autres à l'époque, le vers de Phèdre : "Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur", quand il rédige : "Le jour brille plus pur sous les cieux azurés", même si le lien semble frêle et peut relever d'une illusion d'optique. On peut se demander si Rimbaud songe à des extraits célèbres de Ronsard et d'Aubigné quand il décrit la capitale de manière allégorique dans "Paris se repeuple". Mais, Rimbaud reproche à Racine un jeu qui est quelque peu aussi le sien, tant la poésie de Rimbaud est faite d'emprunts à des vers antérieurs. Il y a bien sûr une dimension polémique à ces emprunts, sinon une volonté d'imposer une correction en idée à des vers du passé, mais il n'en reste pas moins que la performance poétique rimbaldienne est clairement tributaire de ce jeu où on reprend ce qui a été fait pour réorganiser des rimes, des hémistiches, reformuler des idées déjà abordées.
Rimbaud ne cite pas Corneille, modèle que les romantiques avaient préféré à Racine, et pour Molière il est tout de même l'objet d'un emprunt patent dans la chute du poème "Le Châtiment de Tartufe". Notons tout de même que Rimbaud cite un vers d'une pièce en vers plutôt mise à l'index et impossible à étudier dans une école, d'autant plus avec des séminaristes. Il applique aussi l'orthographe "Tartufe" de Gautier malgré la citation limpide de la comédie même Tartuffe.
J'ai envie de soulever un dernier point au sujet de Racine. Rimbaud ironise sur les rimes et hémistiches impeccables de Racine. Or, il y a un gros problème de perception à ce niveau, problème qui concerne également les railleries de Victor Hugo à l'égard du dramaturge . Racine est le seul auteur classique à ma connaissance à présenter, plus encore que Molière, des suspensions de parole à l'hémistiche sur des mots qui en principe ne tombent jamais à l'hémistiche. Il accumule cela en particulier dans sa courte et unique comédie des Plaideurs qui, à elle seule, va plus loin que toutes les comédies en vers de Molière réunies, mais il ose aussi cela dans Athalie. Dans Phèdre, Racine se permet aussi un rejet du numéral "un" à l'entrevers dans une réplique d'Aricie qui précède de peu le célèbre récit de Théramène :
 
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un... Votre fils Seigneur, me défend de poursuivre.
D'évidence, Racine aurait versifié comme Hugo et non comme Lamartine s'il avait vécu au XIXe siècle. C'est même plus sensible dans son cas que dans celui de Corneille qui a pourtant quelques trimètres à son actif, qui a contribué à employer les termes d'adresse en rejet, et qui a aussi une ou deux césures un peu particulières, sauf que cela est noyé dans l'ensemble de sa production.
Quant aux rimes, Racine est comme l'ensemble des classiques, elles sont banales et soumises à la primauté du discours. Le jugement de Rimbaud est complètement erroné à ce niveau-là. Notons que "Credo in unam" témoignait justement de cette négligence des rimes quand une rime de cadence masculine est suivie par la rime de cadence féminine correspondante, sorte de contamination incontrôlée d'une rime sur l'autre :
 
[...]
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
La blanche Kallipyge et le petit Eros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
 Sans oublier que la rime "Héros"/"Eros" peut déranger du fait de la non-prononciation du "s" de "Héros", ce glissement de "Eros" à "des roses" est typique de la versification en rimes plates des classiques et de poètes qui ne cherchent pas à contrôler l'organisation des rimes, en voici un exemple chez Racine, dans les derniers vers de Phèdre :
 
[...]
                                    Ah père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle ! pensez-vous être assez excusée...
Ici, la négligence est d'autant plus sensible que Racine joue paresseusement sur les terminaisons de participes passés. Il y a d'autres glissement de cette sorte dans les poèmes de Racine, de Lamartine et d'autres. C'est important de connaître tout ça et de se le représenter par des exemples, parce qu'on voit les limites logiques du propos tenus par Rimbaud à Demeny le 15 mai 1871. Je rappelle que dans "Réponse à un acte d'accusation", Hugo se sert du "récit de Théramène" pour critiquer le fait qu'aucun mot ne passe en dansant la césure ou l'entrevers dans la poésie classique, ce que ma citation de vers d'Aricie frappe d'injustice.
J'ajoute que à quelques reprises Racine joue sur ce que j'appellerais des rimes fantômes. Par exemple, dans Phèdre, comme Œnone est la nourrice de Phèdre et vu que Racine insiste beaucoup dans sa préface sur le fait que la bassesse d'action de dénoncer Hippolyte est reportée sur un personnage de basse condition, j'ai du mal à ne pas identifier un calembour "nourrice"/"nourrissent" dans la réplique suivante de Phèdre, calembour qui n'en est quasi pas un au plan sémantique :
 
Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant...
J'ai du mal à ne pas croire à un fait exprès, et même si je l'ai perdu de vue j'avais repéré un autre jeu de la sorte dans une autre tragédie de Racine.
Rimbaud ne cite pas non plus André Chénier, le véritable initiateur de la refonte métrique opérée par Vigny, puis Hugo. Et là encore, il y a un paradoxe hugolien, toujours dans Les Contemplations, où dans une réponse imaginaire "A André Chénier" le grand romantique explique qu'il faut assouplir le vers. Un comble, quand on sait qu'il doit l'impulsion première aux vers de Vigny qui imitait les audaces de Chénier. Il va de soi qu'en image d'Epinal Chénier est paradoxalement enfermé dans l'idée de son vers célèbres : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques".
La mention de Casimir Delavigne en point de chute du jeu ancien suffit à discréditer dans la foulée Soumet, Ponsard et quelques autres, et suffit à déterminer que Rimbaud considère que la littérature nouvelle est née avec le romantisme, ce que conforte la lettre à Banville de mai 1870 où il était question des "maîtres de 1830".
Rimbaud accable la masse des poètes romantiques en général dans son discours, il n'en excepte pas moins les deux grands noms de Lamartine et Hugo, laissant quelque peu dans l'ombre Vigny qui peut être évoqué par les locomotives à cause de sa "Maison du berger". Notons que le train n'existait pour ainsi dire pas en 1820 au début du romantisme, et que "La Maison du berger" ne date que de 1843.
Rimbaud dit que les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s'en rendre compte, et comme Rimbaud va donner ensuite les noms des "seconds romantiques", nous avons une délimitation nette dans le temps. Rimbaud désigne comme premiers poètes romantiques ceux des romantiques qui sont nés avant 1811 (Gautier), sinon 1818 (Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville).
Rimbaud est assez étonnant quand il met en avant Lamartine comme "quelquefois voyant". Il s'agit d'un poète chrétien et légitimiste, et il est particulièrement légitimiste quand il compose ses poèmes les plus importants. Qui plus est, mais Rimbaud l'ignore peut-être, il y a une continuité forte de la poésie de Lamartine avec des poètes chrétiens obscurs du XVIIIe siècle, à tel point que "Ô temps, suspends ton vol" ou "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" sont des emprunts à des poésies du XVIIIe siècle, ainsi que les considérations sur les bois en automne, etc.
Il y a tout de même un souffle nouveau dans la poésie de Lamartine, une révolte incontrôlée contre Dieu qui se dit en vers, une admiration pour Byron sur laquelle un poème en vers de Musset rebondit. Il naît un lyrisme qui échappe au contrôle social, ce qui est la définition même de la poésie lyrique moderne. Lamartine crée un lyrisme de l'individu qui s'émancipe des règles de conduite, quand bien même sa volonté n'est pas de les remettre en cause.
La critique rimbaldienne n'a jamais produit une étude de mise au point sur la relation de Rimbaud à Lamartine. Marc Ascione, dans l'édition du centenaire des poésies de Rimbaud, a souligné que le récit Un cœur sous une soutane empruntait pas mal satiriquement au Jocelyn, épopée en vers célèbre à l'époque mais tombée en désuétude au vingtième siècle.
Lamartine est l'auteur de deux grands recueils de poésies lyriques Méditations poétiques et Harmonies poétiques et religieuses. Rimbaud à cause de la rime "Endymiuon"/"pâle rayon" a lu avec attention le poème "La Mort de Socrate" paru en plaquette. Et même si sa qualité est bien moindre que le recueil de 1820, les Nouvelles Méditations poétiques de 1823 retenait tout de même une très grande attention, dont celle de Rimbaud, ce qui n'est pas à négliger. Lamartine est connu aussi pour ses descriptions étonnantes avec des choix de couleurs qui frappent l'imagination, avec des idées inhabituelles peu réalistes, ainsi dans le poème "L'Occident", ce qui préfigure de loin en loin les vers du "Bateau ivre".
Au-delà de ces ouvrages, Lamartine est connu encore pour une œuvre avortée La Chute d'un ange et pour quelques poèmes épars, en particulier "La Vigne et la Maison".
Limité à une image de poète en vers, nous oublions aujourd'hui que Lamartine a été chef du gouvernement provisoire en 1848 et qu'il a eu une activité en prose que connaissait Rimbaud : Histoire des girondins ou Graziella.
Sous l'angle des poèmes, Lamartine ne retouchait pas ses vers et ses strophes en principe. En revanche, le contenu des recueils variait. Il faut oppose les éditions des Méditations poétiques et Nouvelles Méditations poétiques entre elles. Il n'y a jamais eu de réflexion des rimbaldiens, qui ne se posent d'ailleurs pas la question, sur les recueils effectivement lus par Rimbaud, que ce soit pour Lamartine, Gautier, Musset, Banville, Leconte de Lisle ou Belmontet.
Pour Victor Hugo, la situation est plus stable. Les recueils ne sont pas retouchés dans le temps, encore qu'il faille opposer les éditions de 1853 et 1870 des Châtiments. Il existe aussi des variantes pour les vers de poèmes des Feuilles d'automne, j'ignore pourquoi n'ayant pas eu le temps de chercher à ce sujet.
La minimisation de Victor Hugo par la critique rimbaldienne pose de véritables problèmes pour l'avancée de la recherche. Prenez le début des Contemplations, après la préface en prose, le poème liminaire "Un jour, je vis..." offre une vision, "je vis" justement, l'idée d'une vision où l'homme est assimilé à un "navire", ce qui est à relier au couple de poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" d'Hugo lui-même, mais aussi au "Bateau ivre". Rimbaud n'a pas repris à son compte les prodiges prosodiques de tels vers :
 
Un rapide navire enveloppé de vents,
         De vagues et d'étoiles ;
 
 mais il s'est imprégné de tout ce symbolisme et ce poème liminaire des Contemplations a aussi l'intérêt de juxtaposer une référence symbolique du sonnet "Voyelles", ce qui confirme que "Le Bateau ivre" et "Voyelles" gagnent à être lus l'un par rapport à l'autre. En effet, dans ce poème "Un jour je vis..." Hugo qui parle de "Poëte au triste front" qui "près des ondes" découvre des vérités studieuses en quelque sorte développe l'idée que l'abîme qu'est la mer est en présence de "l'abîme des cieux" où se joue un spectacle métaphysique où vient "parler à l'oreille" du poète "une voix dont [s]es yeux / Ne voyaient pas la bouche", ce qui renvoie à "La Trompette du jugement", poème qui suit le couple "Pleine mer" et "Plein ciel" dans la version de 1859 de La Légende des siècles, nouvel encouragement à lire de pair "Le Bateau ivre" et "Voyelles" en les reliant et à toute la fin épique de La Légende des siècles et au discours métaphysique d'ensemble des Contemplations. Je pourrais parler des poèmes suivants des Contemplations et vous montrer à quel point ils sont beaux par la prosodie et nourriciers pour le voyant Rimbaud.
Hugo est aussi l'occasion pour Rimbaud de citer des poètes secondaires de son siècle. Belmontet est un contrepoint ironique bien sûr, et cela permet de méditer sur un Victor Hugo qui serait à la fois voyant et pour partie encore dans la poésie ancienne avec une illustration possible que permettent les noms de Belmontet et Lamennais. La mention de Lamennais a un autre intérêt. Elle permet de souligner l'absence de référence à la poésie en prose dans ce courrier sur l'avenir de la poésie... Pas de mention de la prose poétique d'un Chateaubriand, pas de mention d'Aloysius Bertrand, ni d'autres. Lamennais est pourtant une mention frontière clef à ce sujet.
Ce qui m'étonne aussi, c'est que Rimbaud n'a pas dénoncé le côté Lamennais de Lamartine. Je pense que Victor Hugo est jugé d'autant plus sévèrement qu'il est placé à un autre niveau d'estime que Lamartine. Lamartine est cité par concession d'histoire littéraire, en tant que commencement. Notons que, du coup, Hugo est sacrément isolé comme représentant de la première génération romantique. Pas de Barbier, pas de Desbordes-Valmore. Pas de Nerval non plus pour anticiper sur la seconde génération romantique, et bien sûr nulle mention directe de Vigny. Pas de Sainte-Beuve non plus, pas de frères Deschamps.
Avant de passer à la seconde génération romantique, Rimbaud conspue ensuite Musset. Il montre qu'il a lu pas mal de ses œuvres, ou qu'en tout cas il se fait une idée de la plupart d'entre elles, ce qui n'est pas à sous-évaluer pour l'analyse des poèmes de Rimbaud.
Je suis toujours impressionné de voir que les rimbaldiens peinent à comprendre que les piècess "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses" font référence par la forme à la "Chanson de Fortunio" quand le nom "Nina" renvoie à plusieurs poésies de Musset et précisément à "A Ninon" qui suit la "Chanson de Fortunio" dans les recueils de l'auteur. La forme du quatrain d'octosyllabes alternant avec un vers de quatre syllabes est rare en soi, et le couplage avec la mention "Nina" achève de nous assurer du caractère patent de la référence. Ajoutons que la forme de la "Chanson de Fortunio" est reprise dans le poème "Le mie prigioni" où Musset raconte son passage en prison, ce qui inspirera à Verlaine "Le ciel est par-dessus le toit, / Si bleu, si calme", référence connue cette fois. Et malgré la langue italienne, vous notez qu'il y a un possessif de première personne dans le titre. J'ai l'impression que les rimbaldiens sont bêtes, je ne peux pas le dire autrement.
Et puis nous en arrivons à la liste des quatre grands poètes de la seconde génération romantique. Nerval en est étonnamment exclu. Il n'était pas si célèbre à l'époque je suppose. C'est tout de même dommage. Il y a des poèmes d'une vertigineuse prosodie de sa part, Hugo et Gautier ont profité de leçons de vers de Nerval, le Hugo des Contemplations est nourri pour son plus grand bien de la prosodie des premiers recueils de Nerval et Gautier ce que personne ne semble avoir remarqué, et d'ailleurs la préface des Contemplations avec le "moi" commun à tous fait clairement écho à une phrase similaire du début des petits châteaux de Bohême de Nerval, avec ce motif de la bohême dont on connaît l'importance pour Rimbaud depuis 1870 au moins.
Ce qui m'étonne là encore, c'est que les rimbaldiens ne s'intéressent pas aux recueils tels que les lisait Rimbaud. Rimbaud devait lire des éditions des poésies de Gautier avant 1852. Avant Emaux et camées, il y a eu une édition des Poésies complètes qui reprenait tous les recueils avec une section de "Poésies diverses". C'est cette édition-là que suit Michel Brix dans la sienne propre, du moins pour tout ce qui concerne les poésies publiées en recueil avant 1852.
De toute façon, il faut lire par acquit de conscience les versions originelles comme les versions en principe les plus courantes à l'époque où Rimbaud composait.
Vous imaginez ce que ce laxisme signifie sur la réalité du sérieux du travail de centaines et même de milliers de professeurs d'université. Est-ce que vous vous représentez l'étendue de l'imposture universitaire ? C'est complètement dingue !
Le propos est plus criant encore pour Leconte de Lisle. Les rimbaldiens ne sont pas au courant que Leconte de Lisle a publié initialement les trois recueils Poèmes antiquesPoèmes et poésies et Poésies barbares. Pour eux, Leconte de Lisle n'a publié que deux recueils Poèmes antiques et Poèmes barbares, sauf que le titre du premier cache une différence profonde avec son homonyme de 1852, cependant que le titre Poésies barbares est clairement distinct du titre Poèmes barbares.
Banville pose des problèmes similaires. Les recueils antérieurs aux Odes funambulesques ont été réunis en un seul ensemble de poésies, puis ont pris le titre de Cariatides qui était jusque-là seulement celui du recueil de 1842. Banville remaniait ses vers, et il est capital de confronter toutes les versions de ses recueils.
Baudelaire pose un problème similaire. Nous ne publions au format courant que les deux premières versions des Fleurs du Mal, alors que Rimbaud devait consulter le plus souvent la troisième posthume. Même si les poèmes sont mis en annexe, ainsi que les pièces censurées et les poèmes inédits des Epaves nous perdons l'impression d'ensemble de la troisième édition et toute la très longue préface de Gautier.
Il faut le faire !
Au passage, Baudelaire est l'occasion d'une interrogation cruciale. Rimbaud ne cite pas la poésie en prose, et quand il cite Baudelaire comme le "vrai dieu" de la poésie, pense-t-il aussi aux poésies en prose ou célèbre-t-il uniquement le souffle nouveau des Fleurs du Mal ?
Encore un sujet qui n'a jamais été vraiment traité de front.
Rimbaud énumère ensuite des poètes publiant dans le Parnasse contemporain. Notez que c'est là l'étrange occasion pour Rimbaud de citer enfin Barbier ou les Deschamps qui auraient dû faire partie des paragraphes sur les premiers romantiques...
Rimbaud ne cite pas Arsène Houssaye, Louis Ménard, Stéphane Mallarmé, Charles Cros et quelques autres. Comme il ne cite pas Glatigny qu'on sait qu'il affectionne, comme il ne cite pas Desbordes-Valmore, ni Murger, ni Châtillon.
Le fait d'oublier de mentionner ces poètes tend à donner l'idée qu'ils ne préoccupent pas assez Rimbaud. Je pense que Desbordes-Valmore est un oubli, volontaire ou non, lié à son manque de relief dans l'émergence de la poésie nouvelle du romantisme. Elle est encore dans une autre voie, et comme Rimbaud parle de l'aliénation des femmes et du fait que de grandes femmes écrivains doivent apparaître il ne pouvait pas se contredire en citant Desbordes-Valmore qu'il aimait ou George Sand.
Pour Mérat, je l'ai déjà dit. Rimbaud le cite par opportunisme parce qu'il sait qu'il est un collègue de travail et une connaissance de Verlaine depuis au moins son passage à Paris fin mars début avril 1871. Il a rencontré notamment André Gill chez qui il a logé. J'ai envie dire comiquement que Rimbaud a confondu Mérat et Nerval avec le titre Les Chimères, mais je considère bien sûr que c'est cette relation à Verlaine qui pèse dans son propos et accessoirement le fait que le recueil de Mérat, qui n'a pas été publié initialement par Lemerre, a reçu des prix. Il s'agit d'un jugement hâtif que Rimbaud n'a certainement pâs assumé très longtemps ensuite. Ceci dit, Rimbaud pour se mentir ainsi devait au moins considérer que le facteur de vers qu'était Mérat était honorable. Mérat était tout au plus considéré comme un "talent" par Rimbaud, comme Dierx et Coppée, voire comme Prudhomme qu'il conspue pourtant dans une lettre antérieure à Izambard.
Je ne vais pas allonger cet article en traitant des poètes publiés dans le Parnasse. Je voulais faire une mise au point sur le panorama qui précède les divers volumes collectifs parnassiens en agrémentant cela d'idées de détail suggestives.
A suivre !

lundi 9 juin 2025

Critique de la préface de Frank Lestringant à son édition des Poésies complètes de Musset au Livre de poche

 Pendant longtemps, pour se procurer les poésies de Musset dans une édition courante, il fallait se contenter du volume de la collection Poésie Gallimard qui offrait une édition incomplète. Le volume réunissait paresseusement deux recueils canoniques Premières poésies et Poésies nouvelles, sans tenir compte de disparitions inquiétantes, ni des projets originaux de Musset.
Le premier recueil de Musset date de 1829, il a eu un succès important et il avait pour titre Contes d'Espagne et d'Italie. Ce recueil avait son unité et il incluait une comédie en vers "Les Marrons du feu". Celle-ci a été supprimée de l'édition en  Poésie Gallimard, malgré son importance et alors même qu'elle n'a pas été pour autant reconduite dans les éditions de pièces de théâtre de Musset. La comédie "Les Marrons du feu" est importante pour les études sur la versification, mais aussi pour apprécier le morceau  "Les Secrètes pensées de Rafaël" qui y fait allusion implicitement.
Les éditeurs ont aussi fait disparaître les deux autres comédies en vers de la publication pourtant historique Un spectacle dans un fauteuil en 1833. Tout le monde connaît l'expression, et la pièce "A quoi rêvent les jeunes filles" a une certaine notoriété. Pourtant, là encore, les comédies en vers "La Coupe et les Lèvres" et "A quoi rêvent les jeunes filles" disparaissent des poésies de Musset, et ne sont pas reprises pour autant du côté de l'édition de son théâtre. On perd aussi l'unité du volume de 1833 qui incluait le récit en vers "Namouna" à la suite des deux comédies en vers. Il manquait aussi quelques poèmes épars de Musset dont "La Loi sur la presse".
Par conséquent, la publication en 1999 d'une édition au Livre de poche des Poésies complètes de Musset par Frank Lestringant fut un véritable bol d'air frais.
Malheureusement, la préface porte la marque d'une légende de Musset qu'il convient de réviser.
Dès les premiers mots, Lestringant affirme que jusqu'au milieu du XXe siècle Musset a été considéré comme le poète par excellent.
Ah bon ?
Ceci est contradictoire avec la suite du propos qui précise que Musset était méprisé par beaucoup de poètes ou écrivains du XIXe siècle : Baudelaire et Rimbaud bien sûr, mais aussi Flaubert, Leconte de Lisle, puis les surréalistes, etc. A cette aune, on ne voit pas très bien comment Musset pourrait avoir été l'image du poète jusqu'au milieu du XXe siècle, quand depuis longtemps on ne jurait que par Baudelaire, Rimbaud et les surréalistes, ces derniers en partie démonétisés depuis.
Le rejet de Musset était important déjà au XIXe siècle. Rimbaud et Baudelaire n'étaient pas des cas isolés, comme l'attester l'anthologie de la poésie française d'Alphonse Lemerre en 1888, comme l'atteste aussi pour partie l'anthologie de Benjamin Crépet en 1861 et 1862. Musset était critiqué, non pas par tous les parnassiens bien sûr, groupe éclectique, mais par une bonne partie d'entre eux tout de même.
Enfin, on ne voit pas très bien en quoi Musset serait plus une figure du poète que Lamartine ou Victor Hugo. Il est plus une image du poète lyrique, en tant qu'évitant de s'intéresser à d'autres formes de poésies, sauf que Lamartine occupe déjà cette position clef.
Bref !
Ce qui m'intéresse, c'est la page 8 de cette édition au Livre de poche avec le troisième paragraphe de cette préface qui traite du mépris violent de Rimbaud :
 
   "Car Je est un autre." Faute d'avoir compris cette évidence que Rimbaud claironnera, Musset s'est condamné aux yeux d'une certaine postérité littéraire. C'est tout le problème de Musset poète que cette adhésion entêtée au "moi" ; tout à la fois sa force et sa faiblesse que de s'être ainsi désespérément agrippé à son "je" comme à une planche de salut. La bouée du lyrisme était lestée de plomb. Elle a entraîné par le fond le frêle nageur.
Le "Je est un autre" cité permet à Lestringant de faire tourner une compréhension des faits qui a l'air sans réplique, sauf que Baudelaire et Rimbaud, différents d'un Flaubert ou d'un Leconte de Lisle, usent volontiers du "je" en poésie. Lestringant n'identifie ici ni le mépris de Baudelaire, ni celui de Rimbaud. Il sera plus pertinent dans les lignes suivantes quand il dit qu'un autre reproche accompagne le premier, celui d'une "poésie familière et facile", ce qui là semble bien viser par Rimbaud qui taxe Musset de "paresse d'ange". Au plan du traitement du "moi" comme "autre", Lestringant n'a rien dit. Son paragraphe tourne à vide. Lestringant identifie ensuite un second problème : la poésie "familière et facile" tourne au "vers parlé", ce qui veut dire sans jargon que Musset fait assez simplement une conversation en vers à son public sous forme de monologue.
Lestringant va alors essayer de retourner l'opinion avec un cheval de Troie, c'est que Musset pratique dans son vers le "négligé de la prose". Le concept de "négligé" réintroduit l'idée de performance artistique.
Ici, les propos de Lestringant mélangent des plans différents, il va revenir sur les jugements sévères de Baudelaire et de Rimbaud, les préciser, avant d'énumérer les ressources qu'il croit pouvoir prêter à Musset. Il précise le mépris de Baudelaire qui parle d'un "paresseux à effusions gracieuses", ne "se soumett[ant] à aucune gymnastique" et qui privilégie le génie de l'inspiration. Baudelaire a développé ces idées dans un écrit sur "Théophile Gautier" et notez que "paresse d'ange" de Rimbaud est une citation évidente de ce qu'il a lu ailleurs et peut-être dans le texte cité plus haut de Baudelaire. Et, à la page 9 de sa préface, Lestringant revient sur "la violence de l'anathème jeté" par Rimbaud. Il cite le célèbre passage de la "Lettre du Voyant" :
    Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visons, - que sa paresse d'ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! [...]
 Lestringant ne commente rien de ce passage. Pourtant, il y a plein de remarques intéressantes à formuler. Le mot "contes" désigne le premier recueil de Musset, et l'abréviation "Coupe" une comédie en vers du "Spectacle dans un fauteuil", deux signes que nous avions bien raison de ne pas nous contenter de l'édition des poésies de Musset dans la collection Poésie Gallimard. Le quatorze fois exécrable est tout un sonnet, Rimbaud exagère, mais pas plus que les rimbaldiens en général Lestringant n'arrive à formuler que Rimbaud est un jeune influençable de dix-sept ans qui affiche un tel mépris pour Musset, parce qu'il a lu que les poètes de son époque, dont un qu'il tient en haute estime, Baudelaire, font un sort sévère à ce poète privilégié par la foule. L'adjectif "fadasses" permet de mesurer que Rimbaud renvoie à ce qu'il disait des poésies d'Izambard dans une lettre de deux jours antérieurs à celle-ci. Mais ce n'est pas tout. Rimbaud s'attaque au théâtre en prose avec le mot "proverbes", lequel mot épingle sournoisement l'idée d'un Musset qui s'en remettrait à une sagesse des nations. Et puis, il y a un passage qui est chargé de significations : "générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !" Il y aurait à dire sur la figure d'ange paresseux, mais Rimbaud est ici clairement paradoxal. Musset s'adressait précisément aux "générations douloureuses et prises de vision". Rimbaud cite clairement le début si célèbre du roman La Confession d'un enfant du siècle. Demeny devait être surpris, tout comme nous, à la lecture de la réplique rimbaldienne. Donc Musset n'a pas fait le bon diagnostic quand il a parlé au nom des "générations douloureuses et prises de visions". Les "Nuits" sont clairement un développement sur la douleur d'une génération et les Nuits définissent clairement une idée de la vision selon Musset. "La Nuit de décembre" décrit la solitude comme un frère, et la révélation que ce jumeau est la solitude ne vient qu'à la fin du poème. Baudelaire raillera cette idée dans une variante d'un poème des Fleurs du Mal : "Les stupides mortels qui t'appellent leur frère", ce qu'aucun baudelairien n'a jamais relevé. J'avais communiqué ce fait à Claude Pichois qui m'avait répondu un bref courrier dédaigneux... La curiosité n'était pas son point fort. Tant pis pour lui, il a raté une occasion de comprendre les poésies de Baudelaire dans toute leur profondeur allégorique...
Dans "La Nuit de mai", le poème commence par un dialogue de sourds, puisque la Muse essaie de communiquer avec le poète qui lui ne l'identifie pas, s'imagine des ombres, puis un fantôme ou je ne sais plus quoi avant de véritablement échanger avec elle.Et, puisqu'il est question de poèmes, intéressons-nous au contenu.
Dans "La Nuit de mai", ça se réduit à une maigre comparaison incongrue du poète avec un pélican qui donnerait sa propre chair à manger à ses petits. J'ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne vois pas la pertinence du propos. La "Nuit de décembre" est assez fascinante à lire, mais quel est le propos ? Le poète imagine sa solitude comme l'apparition d'un jumeau, autant dire que seul il se regarde dans un miroir. Faut avouer que ça ne casse pas trois pattes à un canard comme discours sur le réel. Le poème "La Nuit d'octobre" ne fait que mettre en scène un ultime sursaut de douleur avant la décision sage de tourner la page. La "Nuit d'août", certes on a des préfigurations de vers de Baudelaire sinon des "Chercheuses de poux" de Rimbaud, mais la morale est vaine : "Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé." Bonjour, le cacao ! Il faut avouer que c'est un peu niais.
Dans les Nuits comme dans la lettre à Lamartine, Musset affirme Dieu, s'en remet à lui moralement, dit qu'il a cru douter, mais que pas du tout. Duplicité qui ne pouvait que faire bondir Rimbaud.
Non, non, Rimbaud et Baudelaire n'attaquaient pas Musset pour son abandon au lyrisme du "Je", ils l'attaquaient directement sur le contenu, sur la vacuité des propos tenus. Musset se décrit comme un débauché qui en souffre, mais ne peut pas s'en défaire. Il ressasse en même temps une prétendue expérience douloureuse initiale avec une femme qui lui a été infidèle, sauf que vu le reste de la production de Musset on sait qu'il ne fait aucun cas de la fidélité amoureuse.
Pour redorer le blason de Musset, Lestringant caricature sous un jour ridicule les critiques de Baudelaire et Rimbaud.
Et Lestringant cite inévitablement le mépris de Rimbaud pour "Rolla", c'est un poème pour adolescents en rut. Rimbaud utilise tout de même aussi le terme fort "débobiner", ce qui veut bien dire que "Rolla" est identifié non seulement à une période d'acné chez les jeunes, mais aussi à de la pose. Rimbaud décrit un passage rapide aussi de la naïveté des quinze ans au premier recul des seize ans : "ils se contentent déjà de les réciter avec cœur [...]". Rimbaud juge que Musset n'arrive pas à passer le cap du regret de ses quinze ans un peu niais. Mais Lestringant croit piéger Rimbaud en lui renvoyant à la figure que "Credo in unam", réponse explicite à la question initiale du poème "Rolla" composée à justement quinze ans et demi, est le "Rolla" de Rimbaud. Et Lestringant ajoute sans hésiter que "l'adolescent communiait avec son idole d'alors dans la nostalgie du paganisme perdu." Et Lestringant de citer les trois vers où Rimbaud répond directement aux deux premiers vers de "Rolla". Le problème, c'est que dans "Rolla" le paganisme est méprisé pour les premiers temps du christianisme avant qu'on ne traite du néant du siècle athée actuel. Non, Rimbaud n'écrit pas son "Rolla", il conteste stratégiquement tout le propos de "Rolla". Voyez mes articles récents où je montre que plusieurs passages de "Credo in unam" démarquent des vers de "Rolla" pour créer un contraste polémique avec Musset : "la cavale qui ne veut pas savoir" contre la cavale liberté qui s'échappe d'un Homme qui veut savoir, le fait de croire à Vénus quand Musset ne croit à rien, le fait de se plaindre de la croix chrétienne quand Musset se tourne vers elle en déplorant son manque de foi, etc. 
Enfin, Lestringant manque l'autre référence majeure à Musset qu'est le poème "Ce qui retient Nina", Nina étant le cliché de Mimi Pinson propre à Musset qui s'étale sur tout le siècle et la strophe de "Ce qui retient Nina" étant celle de la "Chanson de Fortunio" avec pour contenu une série de sollicitations envers Nina qui rappelle le poème "la Réponse de Ninon" qui suit immédiatement la "Chanson de Fortunio" dans l'économie des recueils de Musset.
Il n'y a rien qui va dans la recension de Lestringant, lequel après avoir laborieusement minimisé les critiques d'Aragon, Flaubert, Baudelaire et Rimbaud passent aux attaques d'Isidore Ducasse.
Et après toutes ces revues, Lestringant veut montrer que Musset est un insolent incompris, un rebelle qui était un Baudelaire avant l'heure. En gros, Musset et Baudelaire étaient trop proches l'un de l'autre pour s'apprécier. Tel est le tour de passe-passe pour faire passer la pilule.
Mais, quand il s'agit de la forme, Lestringant ne donne pas des informations exactes sur l'originalité rebelle de Musset.
Alfred avait dit à son oncle que dans son recueil : "Tu verras des rimes faibles", réaction polémique au soin apporté aux rimes par les romantiques. Mais Lestringant n'illustre pas ce propos, se contentant de la parole d'autorité par excellence de l'auteur lui-même.
Ensuite, on apprend que Musset se réclame de Racine pour les "rythmes brisés des vers", sauf que sans illustration du propos il est difficile de savoir de quoi l'on parle. Pire encore, cela pourrait se confondre avec les pratiques dites à l'époque de la césure mobile et de l'enjambement libre, ce qui serait résolument contradictoire. Il s'agit de pratiques non classiques.
Et quand Lestringant parle des vers avec les "enjambements les plus intolérables", il néglige complètement la réalité. Musset est sur ce point-là un strict disciple admirateur de Victor Hugo et de son théâtre en vers, même s'il fut absent de la bataille d'Hernani. Musset est un disciple pour le vers enjambant de Vigny et d'Hugo, et il n'est en aucun cas meilleur qu'Hugo à ce jeu. Lestringant est dans le pur parti pris, et il ne fait que poser une pétition de principe sans aucune illustration à l'appui de ses propos non argumentés.
Les chansons de Musset viennent aussi du modèle hugolien. L'exotisme vient aussi des Orientales
Il y a une imposture énorme des thuriféraires de Musset au plan du style.
En revanche, il aurait été plus avisé de parler en long et en large de la désinvolture des récits dans "Mardoche", la "Ballade à la Lune", puis "Namouna", parce que c'est là qu'est la véritable singularité de Musset. Et là, il y avait moyen d'illustrer le propos.
Après l'échec de la publication de ses Premières poésies en 1830, Gautier publier une deuxième version augmentée du long poème "Albertus". Or, "Albertus" est un récit similaire à son contemporain "Namouna" et un récit qui s'inspire de ce qu'a fait Musset dans "Mardoche" en 1829. D'ailleurs, "Mardoche" et "Albertus" terminent leurs recueils respectifs, ont une numérotation en chiffres romains similaires pour de longues suites de strophes uniformes. Musset osait le dizain de rimes plates, préfigurateur du dizain à la Coppée, "Namouna" est en sizains" et "Albertus" est en doubles sizains. Il faut ajouter que si on reproche à Musset dans la "Ballade à la Lune" la description en termes crus d'un acte sexuel raté pour une première nuit entre un mari et sa femme effrayée, Gautier d'évidence a voulu y faire écho et parle du lit qui craque, etc., dans "Albertus". Plus tard, Banville composera un poème "Stephen" sur le modèle d'Albertus", et le poème "Roman" de Rimbaud est cette fois la vraie concession à la manière de Musset de toute son oeuvre. D'ailleurs, pour l'alerte demoiselle, Rimbaud s'est inspiré non seulement du "Stephen" de Banville, de vers de Gautier et de Glatigny, mais aussi de passages du poème "Une bonne fortune" de Musset.
Musset et Rimbaud, encore un sujet à complètement revoir dans le monde universitaire.